"Cette affaire me fait penser au petit Grégory" : entre curiosité exacerbée et folles théories, le procès Jubillar écrasé par les dérives de l'ultramédiatisation
Du fait de la disparition de Delphine Aussaguel et de la personnalité de l'accusé, l'affaire a passionné les médias, mais aussi fasciné le public. Des pseudo-experts ont répandu leurs avis sur les plateaux télé et dans des vidéos YouTube. Certains ont même témoigné à la barre.
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L'avocat général Nicolas Ruff se souviendra de "la horde de journalistes" qui a entouré Cédric Jubillar, aux premiers jours de son procès, dans l'espoir de "capter un sourire, un regard, un peu comme une bête de foire". Un instantané symptomatique de la pression médiatique qui s'est exercée dès les premières heures après le signalement de la disparition de Delphine Aussaguel, et tout au long du procès qui s'est achevé, vendredi 17 octobre, avec la condamnation de Cédric Jubillar à trente ans de prison pour le meurtre de sa femme.
"Cette affaire me rappelle celle du petit Grégory", a même comparé Pierre Aurignac, l'autre représentant du ministère public, pointant une enquête sur laquelle "chacun avait un avis, sans avoir lu la moindre ligne du dossier". Les mystères de "l'affaire Jubillar" – une femme disparue en pleine nuit d'hiver, son corps jamais retrouvé, pas une trace de sang, un mari suspecté qui clame son innocence – nourrissent curiosité et spéculations. Jusqu'à l'écœurement des proches de la victime. Dans le tribunal judiciaire d'Albi (Tarn), soeur, frères, cousin, cousines, oncle, tante, amies, ont arboré, tout au long de l'audience, un cordon rouge autour du cou, affichant leur refus de parler à la presse.
Une relation ambivalente avec la presse
Depuis le 16 décembre 2020, les proches du couple n'ont cessé d'être sollicités par des journalistes couvrant l'affaire, de manière quelquefois très intrusive. Même l'enquêteur de personnalité, Valentin Belbeze, chargé de retracer la vie de Delphine Aussaguel, a peiné à entrer en contact avec l'entourage de la jeune femme, devenu méfiant. "On me prenait pour un journaliste", glisse-t-il à l'audience. Mathieu, le frère cadet de l'infirmière, a dénoncé cette surmédiatisation à la barre : "Ça a pesé dans la balance sur le fait, qu'avec ma compagne, on parte vivre au Canada". Et le témoin de regretter : "C'est les photos de Cédric ou de la maison qui sont mises en avant, on a l'impression que la disparition de Delphine passe après."
Cédric Jubillar a été approché par des journalistes dès le début de l'affaire, alors qu'il n'était pas encore le principal suspect, pour recueillir son témoignage, et ce, parfois même quand il était accompagné de son fils de 6 ans. L'artisan s'est montré ambivalent à leur égard, insultant certains, mais nouant des liens avec d'autres. Séverine L., en couple avec lui d'avril à mai 2021, avant son incarcération, a confirmé lors du procès qu'il avait pris l'apéritif avec l'un d'entre eux.
Sur une idée soufflée par sa mère, Nadine Fabre, qui dit le regretter aujourd'hui, le trentenaire a envisagé de monnayer des photos de sa vie personnelle, pour "5 000 euros", aurait-il avancé devant celle-ci. "Donc on est d'accord que la question s'est posée de se faire de l'argent sur le dos de la disparition de Delphine ?", l'a interrogée Malika Chmani, l'avocate qui représente les enfants du couple. "Oui", a répondu la mère de l'accusé à la barre.
"Pro-Cédric" et "anti-Cédric"
A Cagnac-les-Mines, village du Tarn situé à huit kilomètres au nord d'Albi, l'omniprésence des médias et des curieux a pesé sur le quotidien des 2 500 habitants. Olga, 74 ans, voisine du 19 rue Yves-Montand, où résidaient les Jubillar, l'a raconté au tribunal : "Tout le monde m'interpellait, on me disait : 'Olga, tu sais toi, où il y a le corps de Delphine !"
Les dépositions des amies de l'infirmière disparue ont montré un climat de suspicion généralisée, dans une commune où tout le monde connaît tout le monde, notamment Cédric Jubillar, qui traînait souvent au city-stade, au terrain de pétanque ou au lac, accompagné de ses deux shar-peïs.
Durant des mois, les "pro-Cédric" se sont opposés aux "anti-Cédric". Safya Akorri, avocate d'Anne-Michelle S., très proche amie de Delphine, a raconté dans sa plaidoirie comment sa cliente "a été harcelée, jetée à la vindicte du village et menacée, pour avoir répondu aux questions qui lui ont été posées par les enquêteurs et les juges".
Un point GPS qui alarme des "experts"
Loin de Cagnac-les-Mines, nombre de personnes étrangères à l'affaire ont par ailleurs exprimé des opinions tranchées, des convictions, de la curiosité, tant sur les réseaux sociaux qu'auprès des enquêteurs, voire sur les lieux même de la disparition. La maison des époux Jubillar, avec ses briques rouges sans crépi et ses portraits de Delphine, a ainsi été photographiée sous toutes les coutures jusqu'à devenir un lieu de tourisme. "J'ai osé explorer les lieux maudits de l'affaire Jubillar !!!", se targuait ainsi en avril une youtubeuse(Nouvelle fenêtre), spécialisée dans l'exploration urbaine (ou "urbex") des lieux abandonnés.
Plusieurs dizaines de supposés voyants et de médiums ont de leur côté contacté gendarmes et magistrats, affirmant pouvoir localiser la dépouille de l'infirmière de 33 ans. "Les plus pertinents [de ces témoignages] ont été exploités par les enquêteurs", a rappelé la présidente à l'ouverture du procès. En vain.
En ligne, on glose encore et toujours sur "l'amant de Montauban", Donat-Jean M., désigné par certains comme le véritable coupable. A moins que ce ne soit Cathy, son ex-épouse, qui aurait voulu se venger d'avoir été trompée ? Sur les plateaux télé et dans des vidéos YouTube, des experts autoproclamés de l'affaire décortiquent les données du téléphone de Cédric Jubillar, qui aurait activé un mystérieux point GPS à plusieurs reprises, avant la disparition de sa femme : on accuse les enquêteurs d'avoir "négligé" cette piste.
Cette théorie hasardeuse s'est immiscée au sein de la cour d'assises du Tarn, dans l'exposé décousu d'Alain G., retraité de la police nationale. Cité par un avocat de parties civiles au quatrième jour du procès, l'homme a assuré avoir identifié une coordonnée géographique renvoyant au bois de Cazouls, à environ 30 kilomètres de Cagnac-les-Mines. La donnée, issue de la téléphonie de l'accusé, permettrait, dit-il, de localiser le corps de la disparue. Au cours de l'enquête, ledit point GPS a pourtant été identifié comme un "faux positif" et écarté par les experts de la gendarmerie. "Vous demandez à cette cour d'assises de condamner cet homme sur la base de cette plaisanterie, monsieur ?", a raillé Pierre Aurignac, l'avocat général déplorant qu'il fasse naître "inutilement" de faux "espoirs" chez les parties civiles.
Une ex-compagne très intéressée par le dossier
Quelques jours plus tard, un autre autodésigné "enquêteur" s'est avancé à la barre, cité cette fois par la défense : Cyril Hemardinquer, lui aussi ancien policier, élu RN à Maintenon (Eure-et-Loir). L'homme en costume bleu est venu expliquer pourquoi, selon lui, Cédric Jubillar était innocent. Il n'a pourtant jamais rencontré l'accusé et n'a échangé avec lui qu'à travers un jeu vidéo en ligne. "J'ai pris la parole dans des émissions télé pour essayer d'apporter une autre vue de cet homme. Je me suis dit que si on lui faisait un procès médiatique, autant rentrer dans l'arène", a expliqué le témoin, passé notamment dans l'émission de Cyril Hanouna sur C8 "Touche pas à mon poste" pour livrer son avis sur l'affaire.
Le même jour, Séverine L. s'est dite "convaincue de l'innocence" de son ancien compagnon. La femme de 48 ans, obnubilée par l'affaire depuis ses débuts, a reconnu s'être rapprochée de Cédric Jubillar par "curiosité", "pour en savoir un peu plus". Dans une salle d'audience indignée, elle a assumé avoir voulu se constituer partie civile au premier jour du procès "pour avoir accès au dossier". Visiblement bien informée, elle a admis avoir mis la main sur un arrêt de la chambre d'instruction fourni par un journaliste. Intrigué, l'avocat Laurent de Caunes lui a demandé combien de reporters ont gravité autour d'elle. Sa réponse a fusé dans un rire : "Enormément !"
La défense dénonce une "meute accusatrice"
"Ce dossier ne manque pas d'intrigants, de journalistes qui ne sont pas à leur place…", a réagi ce jour-là Emmanuelle Franck, avocate de la défense, qui n'a eu de cesse de pointer la connivence, selon elle, entre enquêteurs et journalistes. Elle reproche aux premiers d'avoir fait fuiter des informations de la procédure, et aux seconds de les utiliser pour enfoncer son client.
Lors d'une passe d'armes mémorable, l'avocate, pugnace, a directement accusé le directeur d'enquête, Bernard Lorvellec, d'avoir "'timé' les articles du Parisien". Elle se dit persuadée qu'il a pu informer un journaliste du quotidien des dates d'audience des demandes de remise en liberté de son client, devant la cour d'appel de Toulouse. A "chaque fois", soutient-elle, un article "abominable" paraissait dans la foulée sur Cédric Jubillar. Des accusations que le gendarme a fermement démenties à l'audience.
Au cours de leurs plaidoiries jeudi, Emmanuelle Franck et Alexandre Martin ont dépeint leur client comme un homme soumis à une "meute accusatrice" et à un "acharnement médiatique", affirmant qu'une "machine effrayante" s'est mise en marche dès le départ de l'affaire. Pour eux, le peintre-plaquiste a été d'emblée cloué au pilori puisque la disparition de son épouse est intervenue dans la foulée d'un procès pour féminicide très médiatisé. "Quinze jours après la condamnation de Daval, cela ne peut être que le mari", ont-il fustigé jeudi, en référence à la condamnation de Jonathann Daval pour le meurtre de son épouse, Alexia, en novembre 2020. Pour autant, le duo de défense s'est aussi constamment servi des médias pour tenter d'imposer son récit, présentant Cédric Jubillar comme la victime d'une enquête malhonnête et bâclée, menée à charge dès le premier jour.
"Cédric Jubillar est seul contre tous"
Sans surprise, le procès a attiré nombre de personnes, qui se sont pressées aux portes du tribunal d'Albi. Les premières sont parfois arrivées dès 3h30 du matin, d'autres ont dormi au pied des marches du palais de justice, pour avoir la garantie de trouver une place. Certains habitués sont venus tous les jours ou presque, connaissant par cœur les noms des neuf avocats des parties civiles.
Mais celui qui passionne, pour lequel on patiente de longues heures dans le froid matinal, c'est bien Cédric Jubillar. Pendant les pauses, à la machine à café ou dans la file d'attente, chacun a livré ses impressions sur celui qui s'est dépeint comme "la star du Tarn" d'après ce que rapporte un ancien codétenu. "Franchement, il va finir par me convaincre" ; "qu'est-ce qu'il a comme aplomb !" ; "il y a trop d'incohérences dans ses réponses" ; "ce serait moi, j'aurais avoué depuis longtemps, c'est de la torture !" ; "il se contredit beaucoup trop" ; "à un moment, il faut qu'il assume un minimum" ; "il n'avouera jamais"...
Tout au long de son procès, l'accusé, lui, a répondu aux multiples questions par des phrases courtes – "tout à fait", "exactement", "pas du tout" – livrant un récit aseptisé et très contrôlé. Celui qui a longtemps joué de sa notoriété est devenu "seul contre tous" dans son box, a estimé l'avocat général Pierre Aurignac, qui avait requis contre lui trente ans de réclusion criminelle pour le meurtre de Delphine Aussaguel. Le verdict lui a donné satisfaction. L'équipe de défense de Cédric Jubillar a d'ores et déjà annoncé se pourvoir en appel. Un nouveau procès devrait avoir lieu en 2026, probablement devant la cour d’appel de Toulouse. Le tourbillon de l'affaire Jubillar n'a pas pris fin ce vendredi.
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