"Il faut transgresser les règles de prudence" : comment la diplomatie française muscle sa riposte face à la désinformation en ligne

Article rédigé par Linh-Lan Dao
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 10min
La diplomatie française a pris un tournant en s'engageant dans une "guerre informationnelle", afin de se protéger des ingérences étrangères. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)
La diplomatie française a pris un tournant en s'engageant dans une "guerre informationnelle", afin de se protéger des ingérences étrangères. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)

En s'engageant dans une "guerre informationnelle", le ministère des Affaires étrangères a adopté une nouvelle stratégie d'influence pour répliquer aux attaques malveillantes, misant sur le fact-checking et le sarcasme.

"Qui sait, peut-être qu'aucun Russe ne sera surpris en train de promouvoir le programme du Kremlin en France ? Ce serait un coup dur..." Le pied de nez est adressé par le ministère des Affaires étrangères français, jeudi 2 octobre sur X, à son homologue russe. Le service diplomatique du Kremlin s'était alarmé sur le réseau social d'Elon Musk de la création d'un registre de l'influence étrangère, qui impose aux personnes morales et physiques de déclarer tout lien d'intérêt avec un pays extérieur à l'Europe. Loin d'être une réaction spontanée, cette riposte incarne la nouvelle stratégie d'influence assumée par la diplomatie française, dans une déclaration de septembre : s'engager frontalement dans une "guerre informationnelle" face à des adversaires comme la Russie, les Etats-Unis ou encore la Chine.

La France est d'ailleurs le deuxième pays européen le plus ciblé par des manipulations et des ingérences numériques étrangères, après l'Ukraine, selon un rapport du service diplomatique de l'UE, le Service européen pour l'action extérieure (SEAE). Faisant ses adieux à la politique du "dos rond" et au "silence stratégique protecteur", le Quai d'Orsay s'est doté de "French Response", un compte officiel de riposte aux attaques mensongères visant la France sur X, et d'une veille renforcée pour repérer les campagnes ciblant ses intérêts.

Depuis le 1er septembre, ce compte s'attelle donc à "apporter une réponse rapide aux allégations étrangères hostiles", ou encore à "faire valoir les positions de la France", fait savoir une source diplomatique à franceinfo. Entre autre exemple : "Non, la reconnaissance d'un Etat de Palestine [par la France et plusieurs pays] n'a pas causé l'échec des négociations portant sur la libération des otages israéliens" détenus depuis deux ans par le Hamas, a rétorqué French Response sur X à Marco Rubio. Le chef de la diplomatie américaine accusait Emmanuel Macron d'avoir provoqué "l'effondrement" des pourparlers de paix au Proche-Orient fin juillet.

Fort de 7 000 abonnés début octobre, ce compte constitue un "canal d'expression complémentaire aux comptes institutionnels existants, adapté à la tonalité actuelle des interactions internationales", précise cette même source.

Réactivité, impertinence et culture LOL

Une équipe de six veilleurs scrute les conversations virales sur des sujets d'actualité, initiées par des comptes influents, qu'ils soient diplomatiques ou issus de la société civile. French Response s'insère ensuite dans ces fils de discussion, avec pour armes la vérification des faits et... un ton sarcastique. "La démocratie n'est pas un jouet (...) Qui se mêle réellement des élections ?", interrogeait French Response fin septembre sur X, accusant Pavel Dourov, fondateur de la messagerie Telegram, d'ingérence prorusse sur le scrutin présidentiel moldave

"Pour une expression efficace sur les réseaux sociaux, il faut en accepter les codes, la logique de contre-culture, il faut transgresser les règles de prudence" diplomatique, estime Arnaud Mercier, professeur en communication à l'Institut français de presse (IFP). "Parmi les recettes qui marchent assez bien, il y a la culture LOL. Si vous voulez déstabiliser les manipulateurs de l'information, une façon d'agir est de recourir à l'humour, à l'ironie ou au sarcasme, pour mettre en scène le ridicule, le grotesque de certaines affirmations", énumère-t-il.

"Monter le son" face à une menace concrète

Certains comptes institutionnels tricolores s'étaient déjà illustrés en matière de riposte, bien avant French Response. En mai, le compte X de la présidence de la République démentait une rumeur improbable grâce à un mème, une image humoristique faite pour être partagée. Le tweet de l'Elysée a été vu deux millions de fois. Un an plus tôt, l'ambassade française en Afrique du Sud, au Lesotho et au Malawi avait raillé son homologue russe au sujet d'une vidéo douteuse, présentée comme la capture d'un mercenaire français par des soldats russes en Ukraine. Les services diplomatiques ont ainsi suggéré aux "comédiens" russes de "travailler leur accent en suivant des cours de français à l'Alliance française", dans une publication repartagée plus de 6 000 fois. Seul bémol : "Le recours à ce mode de réponse demeure soumis à la bonne volonté et à la personnalité de l'ambassadeur sur place", souligne un rapport d'information parlementaire de juillet 2025. 

A quel moment la diplomatie française a-t-elle décidé de "monter le son", selon les termes de Jean-Noël Barrot, ministre des Affaires étrangères démissionnaire ? Deux événements ont montré que la désinformation en ligne pouvait constituer une menace concrète : des manifestations anti-françaises dans plusieurs pays à forte population musulmane en 2020, à la suite de propos "déformés" d'Emmanuel Macron, et des institutions tricolores prises pour cible au Burkina Faso, en 2022.

Cette même année, la présidence a chargé le Quai d'Orsay d'élaborer une stratégie d'influence, dans le cadre de sa Revue nationale stratégique (RNS), feuille de route pour garantir la sécurité des intérêts du pays face aux menaces extérieures. Cette stratégie s'appuie sur trois piliers : la prévention, la veille et la riposte. L'Etat s'est d'ailleurs doté en 2021 d'un service technique chargé de la vigilance et de la protection contre les ingérences numériques étrangères, Viginum. Soixante-dix-sept opérations malveillantes ont ainsi été détectées entre 2023 et 2025.

Un réveil tardif et douloureux

Pour l'ensemble des experts interrogés par franceinfo, ce tournant était nécessaire, quoique tardif. "Il y a un enjeu clair de riposte quand on voit la caisse de résonance acquise par X", constate Julien Nocetti, chercheur associé à l'Institut français des relations internationales (Ifri) et au centre Géode de Paris 8. "Mais il y a ce risque de courir derrière un lièvre qui s'adapte très vite", alerte-t-il. Il souligne une asymétrie technologique entre les services diplomatiques français et de puissants acteurs de désinformation comme Elon Musk, fort de 227 millions d'abonnés sur sa plate-forme.

"On se réveille un peu tard et on essaie de pallier [notre manque d'anticipation] avec les moyens du bord", résume Frédéric Charillon, professeur de relations internationales à l'université Paris-Cité et à l'Essec, rappelant que le spectre des ingérences numériques prorusses plane depuis 2016, avec le Brexit et l'élection de Donald Trump. "On découvre qu'il y a en face des stratégies lancées depuis longtemps qui commencent à porter leurs fruits", explique-t-il. En plus des menaces informationnelles russe et américaine, la France doit faire face à celle venue de Chine. "Est-il possible de traiter en même temps toutes ces menaces géopolitiques, qui se rejoignent en termes de récits ? La parade n'a pas encore été trouvée", estime Julien Nocetti.

"Nous avons affaire à des pays qui mettent beaucoup de moyens sur ce genre de politiques d'influence, avec du renseignement et des usines à trolls, poursuit Frédéric Charillon. Il nous faut d'abord des ressources humaines." Le Quai d'Orsay a ainsi alloué un budget de 500 000 euros par an à des projets innovants des ambassades, dans ce cadre. Mais seuls une vingtaine de postes ont été obtenus afin de remplir ces missions, au sein des services de presse du réseau diplomatique, selon le rapport parlementaire sur la nouvelle stratégie d'influence de la France. Pour l'heure, celles-ci sont "assurées par des profils juniors ou des VIA [volontariat international en administration]", relèvent les autrices du rapport.

Autre piège de la réponse française, dénoncé par le document, la posture "essentiellement défensive" de Paris. En poursuivant sur cette ligne, le pays risque de "tomber dans l'écueil du démenti permanent, qui peut se révéler contre-productif et conduire à amplifier un contenu peu visible", mettent en garde les autrices. S'appuyant sur l'expérience des armées en Afrique et sur le flanc est de l'Europe, elles recommandent d'articuler "à la fois des volets offensif et défensif, pour éviter à nos compétiteurs de prendre l'avantage informationnel".

Contrer l'adversaire "à la manière d'une démocratie"

Dans cette "bataille des perceptions", l'Elysée s'est toutefois fixé une ligne rouge : "détecter et entraver" la désinformation et les manipulations, "mais à la manière d'une démocratie". Par respect pour l'Etat de droit, le pays ne mènera pas de campagnes de désinformation, comme le font ses adversaires, sous peine de perdre sa crédibilité.

"On peut tout à fait rester dans notre rôle de démocrate en disant la vérité, en révélant des choses qui dérangent les régimes autoritaires, grâce au journalisme d'investigation" estime Frédéric Charillon. Mais pour cela, il faut réussir à "capter l'attention d'un public jeune, qui jusque-là n'avait d'yeux ou d'oreilles que pour les régimes autoritaires, en parlant leur langage". En résumé : s'inspirer de la forme employée par l'adversaire, mais pas du fond.

Commentaires

Connectez-vous ou créez votre espace franceinfo pour commenter.