Reportage "On est considérés comme des traîtres" : en Israël, les derniers pacifistes favorables à une solution à deux Etats se sentent de plus en plus isolés

Article rédigé par Clément Parrot - envoyé spécial en Israël
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 11min
Orin, étudiante en littérature anglaise, manifeste sur la place des otages de Tel-Aviv, le 20 septembre 2025. (CLEMENT PARROT / FRANCEINFO)
Orin, étudiante en littérature anglaise, manifeste sur la place des otages de Tel-Aviv, le 20 septembre 2025. (CLEMENT PARROT / FRANCEINFO)

Seul un Israélien sur cinq croit en la possibilité d'une coexistence pacifique avec un Etat palestinien, selon un sondage. Dans les rues de Tel-Aviv ou de Jérusalem, les partisans d'une solution à deux Etats tentent de convaincre au sein d'une société traumatisée par les attaques du 7-Octobre.

"Honte, honte !", crie la centaine de manifestants à l'adresse de Benyamin Nétanyahou. A quelques mètres de la maison du Premier ministre israélien, à Jérusalem, certaines familles des 48 derniers otages retenus dans la bande de Gaza ont planté leur tente, lundi 22 septembre, pour réclamer la fin de la guerre et le retour de leurs proches. Pour atténuer leur peine en cette veillée de Roch Hachana, le Nouvel An juif, les protestataires ont aussi dressé de grandes tables pour manger ensemble et penser aux absents.

"La guerre met en danger les otages, entraîne la mort de beaucoup de soldats et de citoyens civils à Gaza. Ce n'est bien pour personne", martèle de micro en caméra Vicky Cohen, la mère de Nimrod Cohen, une otage de 19 ans. "Nous souffrons et nous espérons que [Benyamin] Nétanyahou ressentira notre douleur et entendra la voix du peuple", ajoute Michel Illouz, père de Guy Illouz, mort en captivité.

Alors que Donald Trump vante sa proposition pour un plan de paix, et deux ans après les attaques terroristes perpétrées par le Hamas, le 7 octobre 2023, deux Israéliens sur trois réclament désormais de mettre fin aux hostilités, selon un sondage de l'Institut israélien pour la démocratie. En attendant un éventuel accord avec le Hamas, l'armée israélienne poursuit son offensive terrestre dans la ville de Gaza.

Vicky Cohen, mère de Nimrod Cohen, manifeste à Jérusalem pour la fin de la guerre à Gaza, le 22 septembre 2025. (CLEMENT PARROT / FRANCEINFO)
Vicky Cohen, mère de Nimrod Cohen, manifeste à Jérusalem pour la fin de la guerre à Gaza, le 22 septembre 2025. (CLEMENT PARROT / FRANCEINFO)

L'opposition à cette opération militaire a pris de l'ampleur et de plus en plus de réservistes refusent de retourner sur le front. Mais la société israélienne se mobilise principalement pour le retour des otages. Dans le même sondage, seulement 2% de la population juive d'Israël considère que mettre fin aux souffrances des habitants de Gaza est une raison suffisante pour arrêter la guerre. Par ailleurs, selon un récent sondage du Pew Research Center, la proportion d'Israéliens qui croient encore à la possibilité d'une coexistence pacifique entre Israël et un Etat palestinien s'est effondrée à 21%, soit 14 points de moins qu'au printemps 2023, avant le début de la guerre.

Ils sont aussi une très faible minorité en Israël à évoquer le sort des Palestiniens. "Il y a une sorte de chape de plomb", constate Denis Charbit, professeur de science politique à l'université libre d'Israël. "Soit on justifie les actions israéliennes en disant : 'On a raison de le faire', c'est la carte '7-Octobre' qui justifie tout, soit il y a de la dénégation : 'On ne sait pas'."

Le "supplice chinois" du gouvernement Nétanyahou 

Depuis deux ans, quelques associations se mobilisent régulièrement à Tel-Aviv et n'hésitent pas à brandir des photos d'enfants palestiniens, pour rappeler les destructions massives, la famine en cours et les plus de 65 000 morts à Gaza. Quelques figures essaient de donner de l'écho à cette protestation, comme Mika Almog, petite-fille de l'ancien Premier ministre Shimon Peres, qui dénonce publiquement les "crimes de guerre" à Gaza. Mais cela reste l'action d'une petite minorité.

Dans les locaux de "Standing Together", l'une de ces organisations pacifistes, les militants enchaînent les réunions nocturnes pour préparer les actions à venir. Galit Mass-Ader garde espoir en assurant qu'en deux ans, au moins 2 000 personnes ont rejoint son mouvement qui milite contre l'occupation des territoires palestiniens et pour "la paix, l'égalité et la justice pour tous". "Au début, beaucoup de gens nous regardaient comme si nous étions fous, parce que nous disions que la guerre devait cesser et qu'il fallait parvenir à des accords. Aujourd'hui, notre appel est repris par les familles des otages", constate-t-elle.

Galit Mass-Ader au sein des locaux de l'association "Standing Together", le 21 septembre 2025, à Tel-Aviv. (CLEMENT PARROT / FRANCEINFO)
Galit Mass-Ader au sein des locaux de l'association "Standing Together", le 21 septembre 2025, à Tel-Aviv. (CLEMENT PARROT / FRANCEINFO)

A l'entrée du local, un chien au regard débonnaire s'étend de tout son long sur un vieux canapé. Il porte le nom de "Gramsci", en référence à l'intellectuel communiste italien ayant théorisé le concept de l'hégémonie culturelle, selon lequel le succès politique se joue d'abord dans les têtes avant de gagner les urnes. Galit Mass-Ader sait que ses idées sont pour l'instant minoritaires et s'inquiète de voir la société israélienne dériver "toujours plus vers la droite, depuis vingt ans" : "Le gouvernement est très doué dans sa méthode. C'est comme un supplice chinois."

"On vous martèle sans cesse que vous ne devez pas faire confiance aux Arabes, que vous ne pouvez pas vivre avec eux. Et ça marche, les gens gobent tout ça." 

Galit Mass-Ader

à franceinfo

En dépeignant son projet de "super Sparte", une référence à la cité-Etat militarisée de la Grèce antique, Benyamin Nétanyahou a quand même suscité des inquiétudes dans l'opinion. "Il se concentre sur sa survie politique et sur le maintien de son gouvernement. Plus la guerre se prolonge, plus il s'accroche à sa fonction", dénonce Orin, une manifestante de 35 ans, qui tient une pancarte pour appeler au cessez-le-feu, sur la place des otages, à Tel-Aviv.

A un an des prochaines élections législatives, les sondages donnent la coalition de droite et d'extrême droite du Premier ministre perdante, mais certains craignent désormais un report du scrutin. Et l'opposition israélienne, morcelée, est loin d'être ralliée à une solution à deux Etats. Il suffit de voir la réaction des principaux responsables politiques au moment de la reconnaissance de l'Etat de Palestine par la France et d'autres pays occidentaux. Le centriste Yaïr Lapid a regretté "une erreur diplomatique et éthique", et même le leader de la gauche, Yaïr Golan, s'est opposé à l'initiative : "Parler d'un Etat palestinien en ce moment, c'est destructeur pour Israël."

"La remise en cause du statu quo"

"Les personnalités politiques se disent qu'elles vont perdre des voix. Elles se disent qu'on est encore en temps de guerre, qu'on est encore sous le traumatisme, et qu'on ne peut pas tout dire", analyse le politiste Denis Charbit. Ce défenseur d'une solution à deux Etats sait que ses idées "ont toujours été minoritaires" en Israël, mais il s'inquiète aujourd'hui de ne plus avoir voix au chapitre. "Pour moi, le 7-Octobre remet en cause le statu quo concernant la question palestinienne. La gauche disait qu'on pouvait résoudre le conflit. [Benyamin] Nétanyahou, lui, ne le voulait pas et se contentait de gérer la situation. Avec le 7-Octobre, ce narratif-là vole en éclats", estime-t-il. 

"Mes positions ont disparu de l'espace médiatique, comme si elles n'étaient plus légitimes." 

Denis Charbit, professeur de science politique

à franceinfo

Pour le chercheur, marqué à gauche, seul le journal Haaretz et quelques sites indépendants tentent de faire entendre une autre voix en Israël. "Tous les autres sont comme des aides-soignants ou des infirmiers : ils se contentent de panser les plaies de la société. Il y a une démission déontologique de toute la presse israélienne", affirme-t-il. Ce spécialiste du sionisme s'affole ainsi de voir la position du gouvernement Nétanyahou considérant la reconnaissance de l'Etat palestinien comme "une récompense pour le terrorisme et le Hamas" largement reprise au sien de la société. "C'est une récompense, mais en raison de la souffrance palestinienne", souffle-t-il.

Trente ans après l'assassinat de Yitzhak Rabin par un extrémiste religieux israélien opposé au processus de paix, la société israélienne semble de moins en moins disposée au compromis. La Knesset avait voté en 1997 une loi mémorielle pour honorer le souvenir du Premier ministre israélien, mais Denis Charbit a pu s'apercevoir dans une récente enquête que les écoles se contentaient désormais du strict minimum au moment d'évoquer le prix Nobel de la paix, artisan des accords d'Oslo : "Il y a une minute de silence, un panneau, des photos et puis c'est terminé !" 

"L'intérêt vital d'Israël"

"Désormais, parler de la solution à deux Etats, c'est déjà être considéré comme un traître", estime pour sa part Charles Enderlin, ancien correspondant de France Télévisions à Jérusalem. Il reste bien des idéalistes pour tenter de défendre cette position, comme l'association Zazim, qui a lancé récemment une pétition pour la reconnaissance d'un Etat palestinien. L'initiative a recueilli 9 000 signatures. "La reconnaissance est non seulement juste et légitime, mais aussi dans l'intérêt vital d'Israël", explique Raluca Ganea, directrice de l'organisation.

"Il était important pour nous de soutenir le président [Emmanuel] Macron et les autres pays favorables à la reconnaissance de la Palestine pour montrer qu'il existe bel et bien un camp pacifiste en Israël."

Raluca Ganea, co-fondatrice de Zazim

à franceinfo

Avec le choc du 7-Octobre, dont les traces sont omniprésentes en Israël, certains se demandent s'il est encore possible de parler de paix. Dans le kibboutz de Beeri, au milieu des maisons dévastées par les attaques du Hamas, Rami Gold ne veut pas entendre parler de cette reconnaissance. "Ils ont tué les derniers qui croyaient encore à la paix. Ils ont perdu leur chance de vivre avec nous", souffle cet ancien militaire de 72 ans, qui a perdu nombre de ses voisins il y a deux ans. 

"Certains de mes collègues et amis ont survécu au 7-Octobre. Ils sont plus que jamais déterminés à œuvrer pour la paix", répond de son côté Raluca Ganea. "Ils savent que c'est la doctrine de [Benyamin] Nétanyahou consistant à se contenter de gérer le conflit (…) qui a conduit à cette tragédie." Il est régulièrement reproché au Premier ministre israélien d'avoir laissé le Qatar financer le Hamas pour mieux s'imposer dans la bande de Gaza. La cofondatrice de Zazim ne minimise pas pour autant les craintes des Israéliens concernant leur sécurité. "Nous avons connu une peur existentielle et un traumatisme collectif permanent. Il faut le reconnaître et y remédier", explique-t-elle.

La grande peur des Israéliens

Denis Charbit invite également à distinguer les extrémistes religieux favorables à la colonisation et à un "grand Israël", de la majorité de ces concitoyens qui "ne veulent pas d'un Etat palestinien parce qu'ils ont surtout peur". Il raconte son étonnement face à cette amie de gauche qui lui a avoué récemment avoir fait une demande de port d'arme "afin de se rassurer". Israël reste un tout petit pays, une bande de terre entourée de pays arabes et qui se sent constamment menacée. "Si on regarde les frontières de 1967, il y a 15 kilomètres entre Tel-Aviv et la ligne verte, 35 kilomètres entre Ashkelon et Hébron", rappelle le chercheur.

"N'oubliez jamais la taille de guêpe de l'Etat d'Israël. Nous ne sommes pas la Russie."

Denis Charbit

à franceinfo

"Pour l'instant, une partie de l'opinion continue à soutenir le gouvernement quoi qu'il arrive, mais je pense que c'est en grande partie dû au traumatisme du 7-Octobre", estime de son côté Orin, militante pacifiste qui poursuit son combat sur la place des otages de Tel-Aviv. "C'est comme si nous étions dans les limbes avec cette guerre qui continue, et il est très difficile d'aller de l'avant." Pour espérer une ouverture en Israël, il faut donc d'abord miser sur "la fin de la guerre", estime Denis Charbit. "Mais il sera difficile pour l'espace médiatique de revenir à ce qu'il était auparavant. Quand cela dure deux semaines, c'est plus facile. Mais deux ans, cela laisse des traces."

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