Intelligence artificielle : comment la France tire son épingle du jeu, derrière les leaders américains et chinois

Le Sommet pour l'action sur l'IA réunit à Paris chefs d'Etat et pontes de l'intelligence artificielle. Une preuve de la place centrale que la France occupe dans le domaine, grâce à des formations d'élite, un soutien appuyé et un discours optimiste.

Article rédigé par Luc Chagnon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13min
S'il est difficile voire impossible de rattraper la Chine et les Etats-Unis en matière d'intelligence artificielle, la France a de nombreux atouts. (JEREMIE LUCIANI / FRANCEINFO)
S'il est difficile voire impossible de rattraper la Chine et les Etats-Unis en matière d'intelligence artificielle, la France a de nombreux atouts. (JEREMIE LUCIANI / FRANCEINFO)

La France devient, le temps de quelques jours, le centre du monde de l'intelligence artificielle. Le Sommet pour l'action sur l'IA (AI Action Summit), autour duquel plusieurs événements ont été organisés dès jeudi, rassemble, lundi 10 février, le gratin de la diplomatie mondiale et les acteurs majeurs de cette technologie dont la popularité ne finit pas de grandir, portée par des applications comme ChatGPT, DeepSeek, Midjourney ou ElevenLabs.

Emmanuel Macron a déjà fait plusieurs annonces de taille, avec notamment plus de 109 milliards d'euros d'investissements privés à venir dans l'Hexagone pour financer des investissements dans le secteur. Mais la concurrence est rude : depuis la sortie de ChatGPT, les grandes puissances mondiales jouent des coudes et ne lésinent pas sur les milliards pour remporter la course et dominer ce secteur.

Dans ce contexte, Paris peut-il tenir la cadence ? Certains exemples récents, comme les moqueries qui ont visé l'IA tricolore Lucie, ne donnent pas une image flamboyante des capacités françaises. Pourtant, la France est loin d'être ridicule dans la compétition internationale : elle est le sixième voire le cinquième pays le plus important au monde en matière d'IA en 2024, selon le classement choisi. Elle devance même des pays qui la dépassent en termes de PIB, comme l'Allemagne ou le Japon. Comment l'expliquer ?

Un départ anticipé

La France n'a pas attendu la sortie de ChatGPT pour se mettre en jambes. Dès 2018, la mission Villani débouchait sur une "stratégie nationale pour l'IA", dotée de 2,5 milliards d'euros sur plusieurs années, dans le cadre du plan France 2030. Objectif : structurer toute une filière, de la recherche à l'innovation en passant par l'application économique.

Le plus gros de cette enveloppe a été consacré à la recherche, avec 1,5 milliard d'euros entre 2018 et 2022. De quoi financer de nouveaux postes et programmes, mais aussi renforcer un outil essentiel : le supercalculateur public Jean Zay, qui peut être utilisé par des chercheurs (à certaines conditions) et leur évite ainsi de dépenser des sommes énormes auprès des Gafam pour le matériel dont ils ont besoin.

Puis "avec ChatGPT, il y a eu un coup d'accélérateur", résume auprès de franceinfo Pierre-Carl Langlais, co-fondateur de Pleias, une startup française qui entraîne des IA ouvertes. En 2022 est lancée la deuxième phase de cette stratégie, encore renforcée depuis avec une nouvelle enveloppe pour soutenir des pôles de formation d'excellence (les "IA Clusters"), pour la recherche, mais aussi pour diffuser ces créations dans le reste de l'économie.

Si l'Etat mise autant sur la recherche, c'est parce qu'il peut s'appuyer sur des têtes bien faites : la France possède certaines des meilleures formations au monde en matière d'IA. "On bénéficie de notre force historique en maths et de notre système élitiste des classes préparatoires", explique à franceinfo Gaël Varoquaux, chercheur à l'Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique et expert français le plus cité au monde dans les publications scientifiques portant sur l'IA. Un atout également salué par le patron d'OpenAI lui-même, Sam Altman, dans une tribune au Monde.

Des intelligences loin d'être artificielles

Ces écoles ont de quoi former les meilleurs spécialistes… qui essaiment souvent dans des laboratoires de recherche du monde entier, y compris chez les géants de la tech – comme Yann Le Cun chez Meta, ou Joëlle Barral chez Google DeepMind. Mais, comme pour contrebalancer cette "fuite des cerveaux", cette excellence a aussi attiré les poids lourds américains, avec l'ouverture de laboratoires de recherche dans l'Hexagone. "A l'époque, les grosses boîtes avaient des bureaux de vente en France, aujourd'hui ce sont des bureaux d'ingénierie !", insiste Gaël Varoquaux.

Mais pour s'imposer, encore faut-il que cette excellence se traduise par la création d'entreprises compétitives. Cela tombe bien : "Il y a beaucoup de dispositifs d'aide pour créer des champions français de l'IA, et qui fonctionnent franchement très bien", résume pour franceinfo Marianne Tordeux Bitker, directrice des affaires publiques de France Digitale, l'un des principaux lobbies de la tech tricolore. Elle évoque pêle-mêle les mesures d'incitation fiscale, comme le crédit d'impôt recherche, le statut "jeune entreprise innovante" qui permet de bénéficier d'exonérations fiscales et sociales, les subventions publiques et appels à projets dans le cadre du plan France 2030...

Tout cela donne les ingrédients d'une réussite. "Avec un budget d'un milliard d'euros, on est passé en un an de presque rien en matière d'IA générative à leader européen, et troisième mondial derrière les Etats-Unis et la Chine", vante auprès de franceinfo Guillaume Avrin, coordonnateur national pour l'IA. Avec des réussites emblématiques comme Mistral, le "OpenAI français" dont les IA génératives rivalisent avec celle du géant américain tout en étant plus ouvertes ; mais aussi Dust, Photoroom, LightOn...

Trouver sa propre voie

Mais ces atouts peuvent-ils suffire à la France pour rattraper les Etats-Unis, maillot jaune incontestable ? Combler l'écart semble irréaliste. "Je pense qu'il n'est pas pertinent de vouloir créer un Google ou un Amazon français", estime Laurent Daudet, co-fondateur de l'entreprise française d'IA LightOn.

"Une entreprise américaine va lever dix fois plus de fonds d'un coup qu'une entreprise française semblable", souligne Gaël Varoquaux. Or, embaucher les meilleurs spécialistes, acheter le matériel informatique et rassembler les données nécessaires à l'entraînement de modèles d'IA toujours plus grands… Tout cela se chiffre en millions, voire en milliards – l'exemple le plus gigantesque étant le "projet Stargate" lancé par Donald Trump, et son coût annoncé d'au moins 500 milliards de dollars (environ 488 milliards d'euros).

L'espoir n'est pas pour autant interdit. "Il y a trois ans, bien malin qui aurait pu prédire qu'OpenAI allait chambouler les géants de la tech !", rappelle pour franceinfo Patrick Pérez, directeur général de Kyutai, un laboratoire français de recherche en IA à but non lucratif. "On n'a pas encore d'entreprises de ce type-là en Europe, mais ça ne veut pas dire que ça n'arrivera jamais."

"Ce qui est frappant avec l'IA moderne, c'est que des petites équipes très motivées et bien dotées peuvent faire des choses extraordinaires en peu de temps", appuie ce spécialiste, dont le laboratoire est à l'origine de l'IA Moshi, qui avait impressionné par ses capacités de synthèse vocale. Laurent Daudet abonde : "On peut créer des entreprises qui n'ont pas à rougir devant les géants américains, qui sont focalisées sur des cas d'usage précis."

Le pari de l'"open source"

La France adopte justement cette technique : si elle ne peut espérer atteindre le sommet seule, elle a trouvé son créneau. Pour se différencier du gigantisme américain comme des approches catastrophistes, Paris défend une conception équilibrée de l'IA, qui se dit consciente des risques comme des opportunités, et qui va piocher dans les valeurs des Lumières pour défendre une IA ouverte à tous et économe en ressources.

Pour parler de l'IA, Emmanuel Macron renvoie dans un communiqué (document PDF) à la Renaissance et à "une certaine idée de l'Homme : celle qui assujettit la machine à l'esprit, l'univers à la raison, la cause individuelle à l'intérêt général". Et pour partager les bénéfices, Paris défend un modèle : l'open source (qui implique que le code informatique soit librement accessible, modifiable et partageable) ainsi que la création de "communs numériques", par opposition à la politique des géants américains.

"Les laboratoires des Big Tech sont très opaques, on ne sait pas comment sont entraînées leurs IA. Ça pose plein de problèmes en termes de droit d'auteur, de gestion des données personnelles…"

Pierre-Carl Langlais, co-fondateur de Pleias

à franceinfo

Le partage des connaissances a pourtant de nombreux intérêts, plaident les avocats du logiciel libre. Chacun peut décortiquer ces modèles d'IA et ces jeux de données, les améliorer, les utiliser sur ses propres machines, analyser ses forces et ses faiblesses. De quoi favoriser le progrès des IA en général, en France comme dans le reste du monde – encore plus en période de contrainte budgétaire. C'est ce que revendiquent les Etats, entreprises et associations qui se sont regroupés pour créer "Current AI", un partenariat pour une "IA d'intérêt général" qui espère lever 2,5 milliards de dollars sur cinq ans pour financer des projets ouverts.

"Quand on n'a pas 100 milliards à mettre dans le développement d'une IA, mais qu'on accepte une démarche plus ouverte, on peut arriver à mobiliser une grosse communauté qui va aider à développer la technologie sans dépense importante", explique Guillaume Avrin. Cette philosophie n'est pas spécifique à la France : le laboratoire chinois DeepSeek a surpris le monde en janvier en créant un des meilleurs modèles d'IA existants et en le publiant de manière largement ouverte.  

Faire mieux avec moins

A une époque où les IA toujours plus complexes demandent de plus en plus de matériel informatique et d'électricité, la France se distingue également par la défense d'une "IA frugale, (…) peu gourmande en énergie et en données". L'objectif est clair : réduire l'impact environnemental des IA, mais aussi faciliter leur adoption. "Il faut que ces technologies soient économes pour être suffisamment abordables et déployables dans les entreprises", insiste Guillaume Avrin.

Face aux modèles à tout faire comme ceux d'OpenAI, qui réclament des capacités de calcul gigantesques, la possibilité de miser sur des structures plus modestes est une aubaine commerciale non négligeable. Les IA les plus économes peuvent même se passer du cloud (l'accès à des ressources à distance) pour fonctionner directement sur la machine de l'utilisateur, ce qui résout les questions de confidentialité… et le manque de composants électroniques nécessaires en France.

La France peut donc revendiquer une solide place aux avant-postes du peloton. "C'est une belle dynamique, mais il ne faut pas se reposer sur ses lauriers", insiste Gaël Varoquaux : "Il y a des choses qu'on peut mieux faire." L'investissement, par exemple : les entreprises pointent la difficulté de lever des fonds pour grandir sans se faire racheter par des investisseurs extra-européens.

Une course de fond

Côté open source et IA ouverte, Pierre-Carl Langlais salue "une forte tradition du logiciel libre soutenue par l'Etat", mais appelle à "des mesures de soutien fléchées" pour créer un véritable "écosystème de la donnée ouverte". "Il ne faut pas être naïf", avertit cependant Marianne Tordeux Bitker : "Si on appelle toutes les entreprises européennes à fonctionner en open source, on tuera leur modèle économique." Guillaume Avrin défend une approche intermédiaire, "avec un certain nombre d'éléments open source et d'autres fermés", qui "permet de cocher toutes les cases" en créant une communauté tout en rassurant les investisseurs.

Enfin, en amont comme en aval de la chaîne de valeur, on insiste sur l'importance de développer toute la filière : création de jeux de données, puces électroniques dédiées à l'IA, diffusion de ces technologies dans les entreprises au niveau français comme européen… Y compris par la commande publique, afin de créer des débouchés pour des entreprises respectueuses de l'AI Act, le réglement européen adopté en mai 2024 par l'Union européenne pour encadrer le développement et l'utilisation des logiciels d'IA. "Si on veut exister, notamment face aux Etats-Unis, il faut s'en donner les moyens", tranche Marianne Tordeux Bitker.

Guillaume Avrin assure que la France prend ces sujets en compte. Dont acte : en amont du Sommet, la France a justement dévoilé la troisième étape de sa stratégie nationale (document PDF). L'Etat prévoit de renforcer les infrastructures de calcul avec 35 projets de data centers, de soutenir encore advantage la recherche avec le financement de nouvelles chaires et la construction d'un campus dédié à l'IA avec les Emirats arabes unis, de soutenir des "projets de R&D à très forte ambition" pour faciliter la diffusion de l'IA dans les entreprises, et de l'intégrer encore plus dans les services publics. La course ne fait que commencer.

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