Vrai ou faux "Fuite des capitaux", "milliards d'euros de recettes"… On a vérifié quatre arguments pour ou contre le retour d'un impôt sur la fortune

Article rédigé par Linh-Lan Dao
France Télévisions
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Une personne consulte un avis de déclaration de l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF), impôt aujourd'hui disparu, le 19 juillet 2012 à Rennes. (DAMIEN MEYER / AFP)
Une personne consulte un avis de déclaration de l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF), impôt aujourd'hui disparu, le 19 juillet 2012 à Rennes. (DAMIEN MEYER / AFP)

Dans l'espoir d'engranger plusieurs milliards d'euros, plusieurs partis de gauche proposent de rétablir l'ISF, dans le cadre du débat sur le budget 2026. Une mesure décriée par le gouvernement de François Bayrou et le patronat français, qui craignent des "effets nocifs" pour l'économie.

L'impôt de solidarité sur la fortune va-t-il faire son retour ? Alors que le gouvernement affiche sa volonté de redresser les finances publiques, la taxation du patrimoine des plus riches resurgit au cœur du débat national sur le budget. Depuis la suppression de l'ISF au profit de l'IFI (impôt sur la fortune immobilière) en 2018, au cours du premier mandat d'Emmanuel Macron, les contribuables les plus aisés ne sont plus imposés que sur leur patrimoine immobilier. Au moment où le Premier ministre, François Bayrou, se dit prêt à demander "un effort spécifique" aux "plus hauts revenus", un clivage oppose les partisans d'un retour de l'ISF, ou d'une nouvelle contribution ciblant les "ultrariches", via la "taxe Zucman" par exemple, et les opposants à cet impôt.

Les premiers mettent en avant des gains potentiels de plusieurs milliards pour l'Etat. Les seconds alertent sur la menace que cet impôt ferait peser sur l'économie. Le président du Medef, Patrick Martin, a ainsi estimé, mercredi 27 août, lors de l'université d'été de l'organisation patronale, que "quelle qu'en soit la forme, un retour de l'ISF serait ravageur pour notre économie". Le ministre de l'Economie, Eric Lombard, s'est voulu tout aussi catégorique : "L'ISF a eu des effets assez nocifs dans notre pays pour qu'évidemment [son rétablissement] soit complètement écarté", a-t-il tranché, jeudi, devant le patronat français. Franceinfo passe au crible les différents arguments invoqués par chaque camp.

1 "Cela va faire fuir les riches" : à nuancer

Le gouvernement avait agité le spectre de l'exil fiscal mi-juillet pour justifier son rejet de la "taxe Zucman", qui propose un impôt plancher de 2% pour les quelque 1 800 contribuables dont le patrimoine global excède 100 millions d'euros. Les foyers concernés "pourraient prendre le TGV, le train ou aller un peu plus loin et donc ne seraient plus des contribuables français", avait averti la ministre des Comptes publics, Amélie de Montchalin. L'idée que l'ISF a fait fuir les plus fortunés et que son rétablissement pourrait avoir le même effet est également brandie sur les réseaux sociaux par ses détracteurs.

S'il est impossible de prédire l'avenir, les différentes études menées sur l'ISF montrent que celui-ci a bien engendré un exil fiscal, quoique très faible. Entre 2011 et 2016, les foyers assujettis à l'impôt sur la fortune étaient plus nombreux à partir qu'à revenir, avec une "perte sèche" moyenne d'environ 600 foyers par an, soulignait en 2023 un rapport de France Stratégie, organisme rattaché à Matignon chargé d'évaluer les politiques publiques. Toutefois, cette perte ne représentait que 0,26% de l'ensemble des foyers concernés par l'ISF en 2013 (810 sur 312 046), année où le phénomène avait atteint son pic. Depuis 2018, les retours de contribuables assujettis à l'IFI dépassent les départs, note France Stratégie.

"Les ménages à hauts revenus sont certes sensibles à la fiscalité dans leur choix de résidence, mais dans des proportions qui sont vraiment limitées."

Arthur Guillouzouic-Le Corff, économiste à l'Institut des politiques publiques

à franceinfo

En effet, "0,1 à 0,2% maximum" de la population totale des hauts patrimoines choisit de s'expatrier lorsqu'elle est taxée sur l'ensemble de ses actifs financiers et immobiliers, selon une note publiée en juillet par le Conseil d'analyse économique (CAE), un groupe de réflexion conseillant le Premier ministre. "Ces flux restent suffisamment faibles pour n’avoir qu’un effet marginal sur l’économie française, même en tenant compte du poids important des hauts patrimoines dans l’activité économique et entrepreneuriale", estiment les auteurs.

2 "Cela pourrait rapporter 15 à 20 milliards d'euros" : vrai, à certaines conditions

En réponse au plan d'économies de François Bayrou, le Parti socialiste a dévoilé samedi 30 août son budget alternatif pour 2026. Tablant sur une augmentation des recettes fiscales, celui-ci reprend notamment la "taxe Zucman". Cette mesure, rejetée par le Sénat en juin, permettrait de rapporter à l'Etat "de l'ordre de 20 milliards d'euros" par an, selon son concepteur.

Un an plus tôt, le Nouveau Front populaire (NFP) proposait dans son programme économique un retour de l'ISF avec "une composante climatique" (taxe sur les gros pollueurs), pour des recettes estimées à 15 milliards d'euros. Une mesure similaire avait aussi été portée par plusieurs candidats de gauche à l'élection présidentielle de 2022. Sur son site, l'Institut Montaigne, groupe de réflexion libéral, avait chiffré les recettes de cet ISF climatique à 5,5 milliards d'euros par an. Le think tank précise toutefois avoir retenu le barème de l'ISF appliqué en 2017.

Les recettes massives anticipées par la gauche sont-elles réalistes ? Oui, selon Arthur Guillouzouic-Le Corff, mais à plusieurs conditions. Parmi celles-ci, "l'absence de mécanisme de plafonnement sur le revenu fiscal", estime l'économiste. Auparavant, l'ISF était automatiquement réduit, voire annulé, si le montant global des impôts payés par un contribuable dépassait 75% de ses revenus personnels de l'année précédente. Ainsi, selon Le Canard enchaîné, l'héritière de L'Oréal, Liliane Bettencourt, n'avait payé aucun impôt sur la fortune en 2015, alors que son patrimoine aurait justifié un ISF de 61 millions d'euros.

Autre critère, la base sur laquelle serait calculé l'impôt. "Ces recettes sont réalistes si on prend en compte une assiette élargie, qui inclurait les biens professionnels", estime Arthur Guillouzouic-Le Corff. Ces biens, qui comprennent les parts dans des entreprises dont le contribuable est dirigeant, représentent 66% du patrimoine total des 400 ménages les plus fortunés, selon un rapport de l'Institut des politiques publiques (IPP). Sans eux, "on exclut du calcul une grande partie de la fortune des très riches", poursuit l'économiste. La "taxe Zucman", justement, ne prévoit pas de mécanisme de plafonnement et s'applique sur le patrimoine total net (immobilier, financier, professionnel...) plutôt que sur le revenu.

3 "C'est mauvais pour l'économie" : incertain

"Un retour de l'ISF serait ravageur pour l'économie (...) et nous nous y opposerons", a déclaré Patrick Martin, président du Medef, lors de l'université d'été de l'organisation patronale fin août. "On ne peut pas appeler à plus de production le matin et taxer encore plus les actionnaires l’après-midi", a-t-il plaidé. "Nous ne sommes pas sur une île déserte ! Ça ne va que provoquer la fuite des capitaux", anticipait au même moment sa vice-présidente, Paola Fabiani, auprès de BFMTV.

L'ISF pénalise-t-il l'économie ? Parue en 2010, une étude menée sur vingt pays de l'OCDE entre 1980 et 1999 constate bien un effet négatif, mais faible, de la taxation du patrimoine sur la croissance : en cas d'augmentation d'un point du taux de l'impôt, la croissance reculerait de 0,02 à 0,04 point. "L'investissement reste en revanche inchangé, suggérant ainsi que l'effet négatif de l'ISF sur la croissance passerait par d'autres canaux", pointe un rapport du Sénat, citant ces travaux de recherche.

Une autre étude, plus récente, parue en 2017 et réalisée par l'OCDE sur 34 pays membres de l'organisation, entre 1980 et 2014, conclut à un effet plus net : un recul de 1,31 point de la croissance potentielle du PIB par tête, en cas de hausse d'un point des recettes liées à l'ISF. Mais ces estimations "présentent des faiblesses sur le plan méthodologique", juge toutefois France Stratégie dans un rapport de 2019.

L'ISF est-il un frein à l'investissement ? La question paraît pour l'heure impossible à trancher aux yeux des experts de France Stratégie. "De nombreuses études académiques disponibles au niveau international (…) échouent à mettre en évidence qu’une modification de la fiscalité du capital pesant sur les ménages puisse avoir un effet notable (...), tant en termes d’investissement que de demande de travail (emploi et niveau de rémunération des salariés)", relève l'organisme rattaché à Matignon dans son rapport final sur les réformes de la fiscalité du capital.

D'ailleurs, en France, les baisses d'impôts de 2017-2018, dont l'objectif affiché était de soulager fiscalement les contribuables les plus aisés afin qu'ils investissent dans l'économie, n'ont pas abouti au "ruissellement" escompté. "Les actionnaires qui payaient beaucoup l'ISF ne se mettent pas à investir plus [dans les entreprises qu'ils contrôlent] dès lors qu'ils n'y sont plus soumis. Il n'y a pas d'effet sur l'investissement pour les entreprises déjà existantes", constate Arthur Guillouzouic-Le Corff, coauteur en 2021 d'un rapport de l'IPP sur les effets de l'ISF sur le comportement des entreprises. En revanche, les économistes de l'institut constatent, dans une autre publication de 2023, "une très forte hausse de la distribution des dividendes" motivée par les dernières réformes fiscales.

4 "La suppression de l'ISF est un cadeau fait aux plus riches" : à nuancer

Cette expression est très prisée par les figures de la gauche. "Il serait peut-être temps, au lieu de faire payer à tout le monde les cadeaux qu'on a faits aux plus riches, d'aller récupérer cet argent pour réduire les déficits et surtout pour investir", avait plaidé Eric Coquerel, député LFI de Seine-Saint-Denis, mi-juillet sur France Inter. Le président de la commission des finances à l'Assemblée propose ainsi "d'aller prendre un peu de ce que les ultrariches ont gagné" grâce à la "taxe Zucman". Sur les réseaux sociaux, de nombreux internautes fustigent également un "cadeau" fait aux "ultrariches".

S'il avait été maintenu, l'ISF aurait rapporté 6,3 milliards d'euros à l'Etat en 2022, selon un rapport de France Stratégie. Le manque à gagner lié à son remplacement par l'IFI est ainsi évalué à 4,5 milliards d'euros cette même année. Toutefois, cette mesure décidée sous Emmanuel Macron "n'est pas un chèque fait aux milliardaires, mais plutôt aux millionnaires", précise Arthur Guillouzouic-Le Corff. "L'idée que plus vous étiez riche, plus vous payiez l'ISF est fausse", tranche-t-il.

Une étude de l'IPP de 2023 montre en effet qu'à partir d'un certain seuil de richesse, le taux d'imposition régresse. Si l'on s'appuie sur le revenu économique (incluant les revenus personnels et ceux issus des sociétés dont les contribuables sont actionnaires), ce taux atteint 46% pour les 0,1% les plus riches (37 800 foyers) avant de chuter à 26,2% pour les 0,0002% les plus riches (75 foyers) en 2016. Pour ces ménages milliardaires, l'ISF avait un poids quasi nul dans leur imposition.

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