"Je ne suis pas du genre à humilier les gens" : à leur procès, l'embarras de deux anciens cadres d'Ubisoft accusés de harcèlement

Article rédigé par Clara Lainé
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Serge Hascoët, ancien directeur créatif d'Ubisoft, avec son avocat, Jean-Guillaume Le Mintier, à Bobigny (Seine-Saint-Denis), le 2 juin 2025. (XAVIER GALIANA / AFP)
Serge Hascoët, ancien directeur créatif d'Ubisoft, avec son avocat, Jean-Guillaume Le Mintier, à Bobigny (Seine-Saint-Denis), le 2 juin 2025. (XAVIER GALIANA / AFP)

Serge Hascoët et Thomas François, deux des trois prévenus, ont été entendus devant le tribunal correctionnel de Bobigny et ont tenté de justifier le climat "de mal-être au travail" qui a régné au sein du service éditorial de l'entreprise française de jeux vidéo.

"Je ne suis pas quelqu'un qui dit ça." Devant le tribunal correctionnel de Bobigny, mardi 3 juin, Serge Hascoët tente de sauver l'image d'un patron distrait, débordé, mais jamais malveillant. L'ex-numéro deux de l'entreprise française de jeux vidéo Ubisoft comparaît pour "harcèlement moral et sexuel" aux côtés de Thomas François, ancien vice-président éditorial, et Guillaume Patrux, ancien game director. Depuis lundi, les interrogatoires se succèdent, entre récits fragmentés, dénégations et aveux partiels. En attendant celui de Guillaume Patrux, mercredi, le tribunal a entendu Thomas François et Serge Hascoët, deux voix, deux postures et deux cheminements différents, mais un même mot d'ordre : "Ce n'était pas mon intention."

"On faisait des choses sérieuses sans se prendre au sérieux"

Pendant plus de sept heures, l'ex-numéro deux d'Ubisoft, silhouette droite, mains nouées dans le dos, tente de redessiner les contours d'un personnage qu'il jure très lointain du portrait dressé par l'enquête judiciaire : celui d'un cadre au pouvoir écrasant, accusé d'avoir instauré au sein du service éditorial un climat "d'insécurité, de mal-être au travail, d'intimidation et d'acceptation de propos ou comportements dégradants".

Costume sobre, barbe blanche, crâne dégarni, Serge Hascoët se veut posé et s'applique à garder un ton cordial. Il décrit sa trajectoire d'autodidacte, mécanicien devenu game designer au sein d'Ubisoft, puis directeur éditorial dès 1999, comme un long fleuve créatif. "Sur le chemin, on a fait de belles choses, dont on peut être fier", déclare-t-il en préambule. Mais ce "chemin", selon plusieurs témoignages, était ponctué d'insultes et d'humiliations, dans une "ambiance décontractée", au sein de laquelle le prévenu semblait régner en maître.

"A Ubisoft, on faisait des choses sérieuses sans se prendre au sérieux", explique le sexagénaire. Il assure néanmoins qu'il existait une limite à cette désinvolture : "le respect". Mais derrière le vernis, plusieurs de ses anciennes assistantes dressent un tableau bien moins reluisant. Elles décrivent un quotidien dans lequel les frontières de leurs fiches de poste se sont effacées sous les demandes de Serge Hascoët. Courses personnelles à répétition, gestion de l'enterrement de son épouse, rendez-vous avec la femme de ménage, baby-sitting improvisé… Certaines se souviennent avoir été envoyées en mission express pour du chocolat noir 70% ou un sachet de cacahuètes à coque.

"Je n'ai jamais eu envie de harceler qui que ce soit"

Le prévenu tente de relativiser ces demandes à la frontière de l'absurde, assurant que "ce n'était pas tout le temps" et que leur "fréquence était très mesurée". Il précise que sa première assistante était "nord-américaine" et que là-bas, il y a une "autre gestion exécutive du cadre". "Et puis c'est ce qu'on voit dans les films..." lâche-t-il. "Vous n'avez pas l'air de penser que ça puisse poser une difficulté", observe la présidente. Il bredouille, soupire, s'agite. "Si, si, je vous entends..." finit-il par concéder. Pourtant, le prévenu ne cesse de nier les faits qui lui sont reprochés : "Je n'ai jamais eu envie de harceler, sexuellement ou moralement, qui que ce soit. Je ne pense pas avoir fait ni l'un, ni l'autre." 

"Je ne suis pas du genre à humilier ou dégrader les gens."

Serge Hascoët, prévenu

à la barre

Son ton se fait presque plaintif, son regard cherche parfois l'approbation de la présidente, puis se dérobe. La magistrate énumère : surnoms insultants, collègues isolés, réticence à réagir à des alertes. "J'en avais plein ma hotte, des problèmes. Je ne pouvais pas avoir le regard sur tout", se défend-il, décrivant sa charge de travail colossale. Quant aux "propos crus envers les femmes" évoqués dans la procédure, il les conteste avec un haussement d'épaules : "Je ne suis pas un lourdingue." Sous le feu des questions, ses réponses se font souvent floues, évasives. Il piétine, répète qu'il "ne se souvient pas", mais qu'il "aimerait tant" que ce soit le cas.

"Je ne suis pas l'instigateur de cette culture"

La veille, un tout autre tempérament avait monopolisé l'attention du tribunal pendant près de cinq heures. Là où Serge Hascoët joue la retenue, Thomas François déborde. L'ancien vice-président éditorial d'Ubisoft s'avance vers les trois magistrates, avec une fébrilité manifeste. "Je ne suis pas l'instigateur de cette culture, j'y ai juste participé", assure-t-il en préambule. A la barre, l'autre prévenu décrit un univers de "chambre d'ado stupide", où "on se coursait dans les couloirs" et où les blagues fusaient "pour relâcher la pression" d'un travail "sous tension constante". Progressivement, sa voix s'emballe, comme s'il avait trop de choses à dire, trop de pensées à cadrer.

Le quinquagénaire raconte son arrivée dans l'entreprise, après quatre ans à la télévision. A l'époque, avec ses cheveux rouges et ses tenues excentriques, il confie avoir eu peur de ne pas être pris au sérieux.

“Dès que j'arrive à Ubisoft, on m'appelle 'la pute de la télé'."

Thomas François, prévenu

à la barre

Parmi les rituels de l'entreprise qui l'ont marqué, il évoque le "jeu du gros", une pesée hebdomadaire entre collègues auquel il s'est livré lors des premières années au sein d'Ubisoft. "Celui qui avait perdu le plus de poids gagnait un livre", explique-t-il. Il affirme que "c'était bon enfant", avant de concéder : "Mon épouse me disait que ce n'était pas normal... Moi, je répondais : 'On s'amuse au travail.'"

"Je ne suis pas un bourrin !"

Surnoms fleuris, humour gras, langage "décomplexé" pour "effacer les distances sociales" : l'ancien cadre tente de banaliser ses mots et ses gestes. Il admet avoir appelé des collègues "bitch" ou "morue". "C'était presque affectif, une blague faite avec le sourire !" se défend-il. Mais la présidente le confronte aux dizaines de témoignages rassemblés par le cabinet Altaïr lors d'une enquête interne : propos sexistes, insinuations sexuelles répétées, parfois humiliantes... "Quand on était entre collègues, on pouvait dire 'elle est jolie' ou 'bombasse' mais pas 'je me la ferais bien' ! Je ne parle pas comme ça, ce ne sont pas mes mots !" s'indigne-t-il.

Un vocabulaire juvénile affleure au fil de l'interrogatoire : "bisous", "beurk", "smack"... Tel un adolescent pris en faute, il finit pourtant par reconnaître :

"Je comprends bien que tout ça est inacceptable aujourd'hui, mais à l'époque, je ne me posais pas la question, j'avais l'impression d'être dans le respect des gens."

Thomas François, prévenu

à la barre

L'ancien vice-président éditorial d'Ubisoft admet, en creux, une forme d'immaturité. "Etre fun pour faire du fun", résume-t-il à plusieurs reprises, se cachant derrière ce vieux slogan si longtemps revendiqué, qu'il semble désormais déplorer.

L'atmosphère se tend à l'évocation d'une soirée professionnelle, en décembre 2015. Une ex-collègue, Nathalie*, dénonce une tentative d'agression sexuelle alors qu'elle était maintenue par d'autres membres de l'équipe. Thomas François se redresse, visiblement crispé : "Je lui ai demandé un bisou, c'est vrai. Mais je ne l'ai pas fait [constatant qu'elle ne voulait pas]. Je ne suis pas un bourrin !" Il assure avoir été "obsédé" par cet épisode.

"J'ai bien compris que ça n'aurait jamais dû arriver."

Thomas François, prévenu

à la barre

"J'ai dû asseoir mes enfants pour leur expliquer que j'avais été en garde à vue parce que j'avais fait des blagues", souffle Thomas François. "Ce n'était pas dans la liste des choses que j'avais envie de faire avec eux." Sa voix baisse d'un ton, laissant échapper un bref sanglot. Il dit avoir été "perdu" après son licenciement d'Ubisoft, une décision qu'il conteste en appel encore aujourd'hui. "Je ne pourrai plus jamais travailler dans le jeu vidéo. Mon nom est mort, j'ai même envisagé de prendre celui de ma femme", soupire-t-il. Et d'ajouter, les épaules basses : "Je ne peux pas réécrire l'histoire. Je suis vraiment désolé."

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