"J'ai vu que la violence était OK dans l'open space" : au procès de trois anciens cadres d'Ubisoft, la peur et l'humiliation au cœur des récits des victimes
Thomas François, Serge Hascoët et Guillaume Patrux sont accusés par six femmes, trois hommes et deux syndicats de "harcèlement moral et sexuel". Au premier jour de leur procès, lundi, quatre victimes ont témoigné.
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"J'avais extrêmement peur." A la barre, les mots de Bérénice*, tantôt retenus, tantôt haletants, trouvent écho dans ceux des trois autres victimes qui ont témoigné devant le tribunal correctionnel de Bobigny (Seine-Saint-Denis), lundi 2 juin. Le même sentiment a irrigué leurs récits lors cette première journée du procès de trois anciens cadres d'Ubisoft. Thomas François, Serge Hascoët et Guillaume Patrux comparaissent pour harcèlement moral, harcèlement sexuel et tentative d'agression sexuelle. Tous trois nient les faits.
Ils sont accusés par six femmes, trois hommes et deux syndicats d'avoir entretenu, voire orchestré, un climat d'humiliation systémique, de violence banalisée et de silence imposé. L'enquête interne, menée en 2020, dans le sillage des révélations de Libération, évoquait une "culture d'entreprise toxique". La matinée d'audience a mis des visages et des voix sur les victimes de cette mécanique écrasante.
Des demandes à la limite de l'absurde
Juliette*, arrivée comme stagiaire chez Ubisoft en 2010, relate un quotidien à la frontière de l'absurde. L'assistante doit dénicher spécifiquement des cacahuètes en coque, ou faire un aller-retour dans la journée à Saint-Malo pour récupérer une tablette, pressée par Serge Hascoët, alors numéro 2 d'Ubisoft : "Tu ne veux quand même pas que mes équipes n'aient pas leurs évaluations par ta faute ?" En 2014, après avoir tenté en vain d'informer une directrice des ressources humaines, elle change de service. Difficile pourtant de couper les ponts avec le service "édito" : les assistantes qui lui succèdent l'appellent toutes et l'interrogent. Est-ce que ce qu'elles subissent est normal ?
“A chaque fois, ça s’est mal passé (...), elles ne sont pas restées longtemps."
Juliette*, partie civileà la barre
Ainsi, Nathalie* l'a contactée à peine trois semaines après sa prise de poste auprès de Serge Hascoët. D'une voix posée, elle décrit comment elle a dû, entre avril 2015 et mars 2016, être un mur contre lequel les colères, les insultes et les humiliations ont ricoché. "Je n'étais pas à l'aise avec ces demandes", lâche-t-elle en évoquant les courses de dernière minute pour des "dîners improvisés", ou encore la soirée lors de laquelle, alors qu'elle vaquait à ses occupations personnelles, elle a dû apporter un parapluie à son manager parce qu'il pleuvait.
"Ça m'a sidérée"
Comme pour Juliette*, au fil du temps, les requêtes basculent dans la sphère personnelle. Elle raconte avoir dû gérer "toute la succession" de la femme de Serge Hascoët, garder sa fille de 6 ans au bureau, et même, une fois, aller la chercher à l'école. Chargée de faire le lien entre son supérieur et les équipes, elle se souvient n'avoir "jamais vécu une semaine où il n'y avait pas d'esclandre". Dans ce contexte très masculin, elle évolue au milieu des quolibets. "Tommy [Thomas François, l'ex-vice-président du service éditorial] m'appelait surtout 'morue' et quelquefois, quand il avait besoin de quelque chose, il m'appelait 'ma jolie'", dénonce-t-elle.
"Il arrivait souvent qu'ils viennent m'insulter à mon bureau."
Nathalie*, partie civileà la barre
C'est en 2016 que l'inconfort prend un goût rance, lorsque Serge Hascoët lui demande ce qu'est l'ocytocine. "Il a dit que c'[étai]t l'hormone sécrétée quand les femmes jouissent." D'après elle, Thomas François est alors présent et surenchérit : "Tu dois pas savoir ce que c'est, toi." Ils rient, elle encaisse. "Ça m'a sidérée", glisse-t-elle. La scène ravive aussi le traumatisme vécu quelques mois plus tôt, lors d'une fête d'entreprise en 2015, durant laquelle Nathalie* déclare que Thomas François a tenté de l'embrasser de force, alors que d'autres membres de l'équipe l'empêchaient de s'éloigner.
"Des colères noires" sans raison apparente
Bérénice* aussi conserve un mauvais souvenir de Thomas François. Lors de sa première réunion en présence de Serge Hascoët, elle espère faire "bonne impression", mais se retrouve couverte de traits de feutre par Thomas François, qui rit et ne la laisse pas se débarbouiller. La première humiliation d'une longue série. Sur son banc, l'intéressé ne laisse rien paraître, les épaules basses.
“J'avais extrêmement peur de lui, du conflit, je ne voulais pas m'opposer."
Bérénice*, partie civileà la barre
Elle rapporte aussi un pari perdu. La punition : appliquer du vernis sur les ongles de pied de son supérieur. Bérénice s'exécute. "A la fin de la journée, il a jeté les flacons sur mon bureau." "Je les ai mis à la poubelle sur la route", souffle la jeune femme, qui ne voulait garder "aucun souvenir" de cette honte. Elle déclare aussi avoir vu "à plusieurs reprises" Thomas François "piquer des colères noires" sans raison apparente. "C'est ce qui participait au fait que j'avais peur de lui", confie-t-elle.
"Je ne pourrai plus jamais travailler dans une grande boîte"
Benoît*, ancien graphiste 3D, témoigne de la même crainte vis-à-vis de son supérieur, Guillaume Patrux, et de ses emportements. Autre prévenu, même dynamique. "Entre ses coups dans le mur, le fait qu'il brûle des choses, qu'il utilise un fouet, j'avais peur", raconte-t-il, évoquant un épisode durant lequel ce supérieur lui a envoyé une clé de serrage dans les jambes.
"Ce qui m'a marqué, c'était son regard, l'instantanéité du mouvement, sa violence."
Benoît*, partie civileà la barre
"J'ai vu que la violence était OK dans l'open space et ça m'a tellement terrifié qu'au lieu d'avoir une stratégie de confrontation, j'ai eu une stratégie de conciliation", glisse le jeune homme. A l'époque, il se sait de passage et se voit comme "insignifiant" dans l'équipe. Crise d'angoisse, perte de poids, insomnie... Il encaisse en silence et s'interdit de partir en arrêt maladie, étant "en CDD pour quelques mois". Après cet épisode, il ne remettra jamais les pieds dans une entreprise du jeu vidéo. "Je sais que je ne pourrai plus travailler dans une grande boîte, même si j'ai les compétences pour", lâche-t-il, une pointe d'amertume dans la voix.
* Les prénoms ont été modifiés.
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