"J'ai été SDF pendant quelque temps" : après le harcèlement chez Ubisoft, la double peine pour les victimes confrontées à la précarité

Article rédigé par Clara Lainé
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Une manifestante participe à une grève contre Ubisoft, à Bordeaux (Gironde), le 13 février 2025. (LAURENT THEILLET / MAXPPP)
Une manifestante participe à une grève contre Ubisoft, à Bordeaux (Gironde), le 13 février 2025. (LAURENT THEILLET / MAXPPP)

Le procès de trois anciens cadres d'Ubisoft s'est achevé jeudi. Les parties civiles décrivent une reconstruction professionnelle minée par le silence de l'industrie du jeu vidéo et la crainte d'être blacklistées.

"Après Ubisoft, je me suis dit que je ne retravaillerais plus dans le jeu vidéo." Derrière ses lunettes épaisses, le regard de Nathalie* est perçant. La jeune femme n'a pas quitté un instant la salle d'audience où s'est tenu le procès de trois anciens cadres de l'entreprise française de jeux vidéo. Elle est l'une des premières à avoir porté plainte, en 2021, contre un système qui l'a "broyée". Quatre ans plus tard, Thomas François, ex-vice-président éditorial, Serge Hascoët, ex-numéro 2 du groupe, et Guillaume Patrux, ex-game director, étaient jugés pour "harcèlement moral ou sexuel".

La décision du tribunal ne sera connue que le 2 juilletLes néons de la salle d'audience se sont éteints, jeudi 4 juin, mais les blessures restent vives. Le procès a ouvert une brèche dans une industrie longtemps aveugle à sa propre violence. Les témoignages des parties civiles et les discussions dans les couloirs du tribunal ont laissé entrevoir le coût pour celles qui ont assumé publiquement en avoir été victimes : des trajectoires cabossées, des situations de précarité durables et des traumatismes toujours présents.

"Ce qui m'a détruit, c'est d'avoir été mis au placard"

Peter* fait partie des plaignants. A la barre, il a décrit sa fierté d'avoir intégré en 2015 l'un des fleurons du jeu vidéo français, vite effacée par un malaise profond. Dès les premières semaines, il se demande "ce [qu'il] fout là", dans une "ambiance de chambre d'enfant tyrannique, sans le moindre garde-fou". Ce n'est pas la passion du métier qu'il renie. Peter a "adoré travailler chez Ubisoft" et considère que "tout n'est pas à jeter". Non, "ce qui [l'a] détruit", c'est d'avoir été "ostracisé" et "mis au placard" parce qu'il a refusé d'intégrer "la culture fun" d'Ubisoft.

Délégué du personnel, il dit avoir tenté de tirer la sonnette d'alarme. En vain. Il fustige une entreprise dans laquelle "le droit semble suspendu à la porte de l'entrée". La pression quotidienne le pousse à payer un avocat pour baliser son départ. Il signe une rupture conventionnelle en 2018. Depuis, il peine encore à "calmer le débordement d'émotion" quand il repense à cette période. "Ce matin, je ne savais pas si j'aurais la force de venir en parler", admet-il face aux juges, des larmes dans la voix, un mouchoir froissé à la main.

Son ancien manager, Arnault Labaronne, a aussi souffert de son passage dans l'entreprise. En 2015, il quitte Ubisoft, après avoir négocié un chèque de 15 000 euros dans le cadre d'une rupture conventionnelle, convaincu qu'il doit fuir pour se préserver. Et tenter de se remettre d'un burn out accompagné de séquelles : douleurs articulaires, perte d'audition d'une oreille et crises d'angoisse à répétition.

"Je n'ai plus jamais pu remettre les pieds dans une boîte avec un organigramme."

Arnault Labaronne, ancien employé d'Ubisoft

à franceinfo

Il raconte avoir longtemps peiné à trouver ses marques dans le travail en équipe. Peu à peu, il parvient à retrouver sa place dans le monde professionnel et "passe à autre chose". Arnault Labaronne n'a ainsi pas souhaité déposer plainte après avoir été entendu par les enquêteurs, estimant avoir déjà "fait le tour" de cette histoire.

"Je sais que j'ai été blacklistée"

Clarisse* avait 22 ans quand elle est entrée chez Ubisoft. Elle travaillait dans la communication, dans le même immeuble que le service éditorial, mais pas au même étage. Elle se remémore le silence pesant dans les couloirs, le bruit de ses talons qui résonnaient et les hommes qui se retournaient sur son passage. Sur l'écran, quand elle s'asseyait, les messages à caractère sexuel affluaient. Son supérieur comparait ce flot des notifications à un "arbre de Noël qui clignote".

En 2015, après avoir tenté d'alerter sa hiérarchie sur le comportement de ses collègues masculins, elle est mise à la porte. Sur les conseils de son avocat, elle porte plainte pour licenciement abusif, mais pas pour harcèlement, et gagne le procès aux prud'hommes. Quand l'affaire éclate, en 2020, il est trop tard pour rejoindre les bancs des parties civiles, car les faits la concernant sont prescrits. Elle assiste aux débats dans le public et soutient les victimes, dont les témoignages font écho à son vécu.

Aujourd'hui encore, le salariat l'effraie. Elle s'y sent "en hypervigilance constante" et sent la "panique" monter lorsque ses collègues masculins lui "proposent un verre".

"Je surinterprète tout, les gestes, les mots."

Clarisse, ancienne employée d'Ubisoft

à franceinfo

Nathalie* se heurte aux mêmes angoisses. Depuis son passage à Ubisoft, la jeune femme "se méfie des dynamiques en entreprise". Chaque consigne engendre son lot de questions : "Est-ce que la personne qui me parle là agit en sa qualité de manager ? Est-ce qu'on est dans le cadre ?" Les lignes ont été brouillées, et avec elles, "la valeur" qu'elle s'accordait.

Après son départ, elle n'a plus retrouvé de stabilité professionnelle. Elle pense savoir pourquoi certaines offres de poste ne lui parviennent jamais, malgré ses compétences. "Je sais que j'ai été blacklistée", lâche-t-elle dans un haussement d'épaules.

"C'est un univers extrêmement incestueux, le monde du jeu vidéo. Tout le monde se connaît."

Nathalie, ancien employée d'Ubisoft

à franceinfo

A 36 ans, Nathalie touche le chômage et peut compter sur la solidarité de sa famille. "Heureusement que je suis une petite fourmi et que j'ai beaucoup économisé", souffle-t-elle, consciente que "ça ne durera pas éternellement".

"Artistiquement je me sens nul"

Chakib Mataoui, représentant du syndicat Solidaires Informatique, n'est pas étonné par cet isolement. Le jeu vidéo, explique-t-il, est un milieu cloisonné, sans véritables passerelles vers l'extérieur. "Des métiers très spécifiques, techniques ou artistiques, se retrouvent coincés dans ce secteur-là", analyse l'employé d'Ubisoft. Depuis le début du procès, de nouveaux témoignages affluent. "Mais les personnes vont rapidement constater que les victimes sont encore en précarité", soupire-t-il.

Pour Benoît*, partie civile, l'après-Ubisoft se compte en pertes, pas seulement financières. Perte de poids, de sommeil, de repères. En 2023, lors de son expertise psychologique, il racontait qu'il vomissait "quasiment tous les jours". L'idée de recroiser un ancien collègue le paralyse encore et il refuse alors de postuler au moindre emploi dans le secteur "quitte à [se] mettre en danger financièrement". Son dépôt de plainte est un "acte désespéré".

"De toute façon, je n'ai rien à perdre, je ne retournerai jamais dans une entreprise."

Benoît*, victime

lors de son expertise psychologique

Depuis, il tente de se raccrocher à ce qu'il l'anime : créer. Mais le chemin pour retrouver sa légitimité est escarpé. "J'ai perdu toute confiance en moi. Artistiquement, je me sens nul", confie-t-il entre deux audiences. Le salariat, il l'a exclu de son avenir. "Depuis Ubisoft, je n'ai pas réussi à remettre les pieds dans une entreprise de jeu vidéo", glisse-t-il. Il tente de renouer un lien avec sa passion et travaille aujourd'hui en freelance, dans une situation "très, très précaire". "Après le confinement, j'ai été SDF pendant quelque temps", souffle le jeune homme. Pour lui, comme pour tant d'autres, le jeu vidéo n'était pas un simple emploi, c'était une vocation. Et il refuse d'en faire le deuil.

"Il faut un courage énorme"

Prendre la parole publiquement, c'est risquer l'isolement, le stigmate, la réduction à une étiquette de "victime". Pierre-Etienne Marx, représentant du Syndicat des travailleurs et travailleuses du jeu vidéo (STJV), souligne qu'"il faut un courage énorme pour aller demander réparation". Dans ce petit monde où les patrons se targuent parfois de "pouvoir blacklister un nom d'un simple coup de fil", dénoncer les agissements de ses supérieurs n'a rien d'anodin.

"Quand on va devant la justice, on prend le risque de mettre son nom en charpie."

Pierre-Etienne Marx, représentant du STJV

à franceinfo

Pendant que certains peinent à se reconstruire et que d'autres se battent encore pour que leur parole soit entendue, la trajectoire des mis en cause a, elle aussi, bifurqué. Tous ont quitté Ubisoft après les révélations de Libération en juillet 2020.

Serge Hascoët, ancien directeur créatif, a déclaré à la barre gagner aujourd'hui plus de 20 000 euros par mois grâce à son entreprise de conseil, aux droits d'auteur sur ses jeux vidéo et à la location d'un bien immobilier. Il gagnait plus de 50 000 euros en tant que numéro 2 d'Ubisoft.

Thomas François, de son côté, est devenu auto-entrepreneur. Il a expliqué chercher du travail et évoquer "une ou deux pistes", après avoir facturé 6 000 euros à ses clients en 2023 et 9 000 en 2024. Quant à Guillaume Patrux, il se trouve sans revenus fixes. Locataire, il déplore à la barre "ne plus réussir à joindre les deux bouts".

Au dernier jour du procès, Sophie Clocher, avocate du Syndicat des travailleurs et travailleuses du jeu vidéo, a tenté de résumer ce naufrage collectif : "Si on est là, c'est parce qu'on a des femmes, des minorités, qui sont devenues des fantômes." Et ces fantômes, a-t-elle ajouté, "ne doivent plus être des marchepieds, des bonniches, mais enfin exister dans le champ mental des dirigeants".

*Les prénoms ont été modifiés.

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