: Enquête "TikTok crée un univers clos et antiféministe" : comment les discours masculinistes s'installent dans la tête des adolescents
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Les discours misogynes qui prolifèrent sur les réseaux sociaux trouvent un écho grandissant jusque dans les écoles. Les professionnels qui y interviennent observent une polarisation croissante entre garçons et filles et surveillent les signaux annonciateurs de passages à l'acte violents.
"En couple, celui qui a le dernier mot, c'est moi, pas elle" ou encore "Ma copine ne s'habille pas comme elle veut : elle me doit le respect". Tathiana Bensafa, chargée de mission au sein de l'association Dans le genre égales, note une forte augmentation de ce genre de propos misogynes chez les collégiens et lycéens qu'elle rencontre, à Paris et en Ile-de-France. Pour elle, cette montée en flèche des stéréotypes sexistes chez les adolescents est directement liée à celle des propos masculinistes en ligne. "TikTok a explosé après le Covid-19 : au début c'était surtout des danses, des petits challenges... Maintenant c'est plus politique, plus virulent, et on voit les conséquences", observe-t-elle.
Une commission d'enquête parlementaire sur les effets psychologiques de TikTok sur les mineurs alertait mi-septembre sur la prolifération "des discours appelant à dominer, humilier ou dénigrer les femmes" sur la plateforme de vidéos. Une idéologie qui, selon le député socialiste Arthur Delaporte, président de la commission d'enquête, se diffuse jusque "dans les cours d'école", chez "des enfants de CM2". Quelques jours plus tard, le Conseil de l'Europe épinglait les lacunes de la France dans la protection des femmes, pointant l'adhésion "en hausse des jeunes hommes aux clichés masculinistes véhiculés sur les réseaux sociaux".
Des discours machistes relayés par des influenceurs
Un mot revient constamment : le "bodycount", qui désigne le nombre de partenaires sexuels d'une personne. Pour les masculinistes, la "valeur" d'une femme décroît à mesure que ce chiffre augmente. "Si elle a eu plus de deux partenaires, elle est considérée comme une salope", résume Tathiana Bensafa. Et de préciser que les garçons opèrent un double standard : eux peuvent coucher avec de multiples personnes, mais "pour les filles, ce n'est pas pareil, ça fait sale".
"Quand on leur demande où ils entendent parler de ça, ils disent juste : TikTok."
Tathiana Bensafa, de l'association Dans le genre égalesà franceinfo
Mais qui sur TikTok ? Le nom d'Alex Hitchens, autoproclamé coach en séduction, revient presque à chaque fois. A 26 ans, il est un des chefs de file du mouvement masculiniste français et dispense ses conseils misogynes à plus de 700 000 abonnés. Parmi le florilège de ses propos sexistes : "Citez‑moi un seul domaine où les femmes sont supérieures aux hommes ? Même en cuisine, on est meilleurs" ou "Les femmes n'ont rien à faire dans la rue après 22 heures". Cette dernière injonction, Tathiana Bensafa l'entend aussi répétée par des adolescents.
Signe que les mots violents des influenceurs résonnent dans les collèges et lycées : dans un atelier animé par l'une de ses collègues, des jeunes filles se sont plaintes d'un groupe de garçons qui les traitaient de "BDH" (pour "bandeuses d'hommes") et de "tanas". Des injures communes dans les sphères masculinistes pour remplacer le terme "pute", repéré et censuré sur les plateformes. Parfois lancées à voix haute pendant les cours, ces expressions n'avaient pas été comprises par les enseignants et la situation avait viré au harcèlement.
Une "manosphère" qui émerge en parallèle du féminisme
Ces propos, captés par les professionnels de terrain – éducateurs, psychologues, enseignants –, se répandent aussi de manière moins assumée. Hervé Duparc, psychologue auprès d'adolescents dans le Val-de-Marne, reçoit des garçons qui le consultent pour "du décrochage scolaire, des problèmes de confiance en soi ou d'estime de soi". Puis la discussion glisse vers un "discours des années 50". "Il faut que je gagne de l'argent, l'homme est là pour assurer la sécurité financière du foyer", entend par exemple le psychologue chez des lycéens. Hervé Duparc rappelle qu'il règne souvent à cet âge "une vision en noir et blanc de la société, qui se rééquilibre par la suite". Pour autant, le psychologue voit de plus en plus d'adolescents tenir des discours "très archaïques et très tranchés, sur lesquels il est difficile de les faire bouger".
Martine Arino, qui intervient dans des collèges et lycées d'Occitanie et de Corse sur la réduction des inégalités d'orientation à l'école, observe "deux jeunesses" avec d'un côté "des jeunes filles très très informées, qui revendiquent de ne pas se laisser faire", et de l'autre "des jeunes garçons qui disent vouloir exister en tant qu'hommes et souhaitent arrêter d'être informés sur les questions d'égalité qui, pour eux, n'ont pas lieu d'être". Cette "polarisation croissante" est un "phénomène nouveau", au cœur de l'Etat des lieux du sexisme en France en 2025 du Haut Conseil à l'égalité (HCE). "Le procès des viols de Mazan a bousculé la société, entre prise de conscience accrue du sexisme systémique d'un côté, et lente introspection masculine de l'autre", relève le rapport annuel.
"Le masculinisme gagne du terrain" chez les jeunes hommes "parce que le féminisme progresse, et qu'il est populaire", explique la sociologue Mélissa Blais, professeure à l'Université du Québec et spécialiste des mouvements antiféministes. Ces derniers ont commencé à se développer dans les années 1980 mais leur virulence s'est déplacée en ligne autour des années 2010. "On observe depuis lors l'émergence de communautés qui constituent la 'manosphère', argumentant chacun à leur manière contre les femmes", détaille Mélissa Blais, soulignant que "les coachs de vie et coachs en séduction font partie des comptes les plus florissants".
"Ils donnent des tas d'astuces pour séduire les femmes, avec toujours une logique de manipulation, qui consiste à jouer avec elles pour soi-disant 'réveiller leurs hormones' et susciter leur désir."
Mélissa Blais, sociologueà franceinfo
Autour de ces influenceurs qui ont fait du machisme leur marque de fabrique, nombre de discours misogynes sont enrobés dans des contenus lifestyle, a priori inoffensifs : ils traitent de musculation, de conseils financiers, notamment sur les cryptomonnaies, ou de philosophie. Mais l'algorithme de TikTok "est extrêmement puissant et crée un univers clos en une fraction de seconde", pointe la chercheuse québécoise : l'utilisateur se retrouve cerné. "L'univers entier semble devenir antiféministe", analyse Mélissa Blais.
Des jeunes radicalisés que les autorités surveillent
Fouad Saanadi, cofondateur du Centre d'action et de prévention contre la radicalisation des individus (Capri), est régulièrement contacté par des parents qui "s'inquiètent de voir leur fils suivre Andrew Tate", rapporte-t-il, en référence au sulfureux influenceur britannico-américain. Le Capri, créé à Bordeaux après les attentats de 2015 pour lutter contre la radicalisation islamiste, accompagne depuis quelques années des jeunes radicalisés masculinistes. Le centre travaille notamment avec des psychologues spécialisés sur ces sujets et il peut être saisi par des animateurs de centres sociaux et des éducateurs en foyers.
"On intervient dès les premiers signaux faibles et on essaye d'accompagner le jeune vers la déradicalisation. Si on estime qu'il y a un risque de passage à l'acte, on confie tout de suite son cas aux autorités."
Fouad Saanadi, cofondateur du Caprià franceinfo
Pour la première fois, le Parquet national antiterroriste (Pnat) s'est saisi le 2 juillet dernier d'un projet d'attaque au motif exclusivement masculiniste. Timoty G., 18 ans, étudiant en classe préparatoire de chimie, a été interpellé à Saint-Etienne en possession de deux couteaux : il est suspecté d'avoir voulu s'en prendre à des femmes au sein de son lycée. Ce jeune majeur au casier vierge, bien inséré socialement, a été mis en examen pour association de malfaiteurs terroriste. Interrogé sur franceinfo, le ministre de la Justice d'alors, Gérald Darmanin, a rappelé qu'un projet d'attaque du même type avait déjà été déjoué en mai 2024, pendant le relais de la flamme olympique à Bordeaux. Le suspect, Alex G., né en 1998, se réclamait, comme Timoty G., de la mouvance "Incel", abréviation anglophone de "célibataires involontaires", désignant une branche particulièrement radicale et violente du masculinisme.
Cette mouvance inquiète les autorités : aux Etats-Unis, elle est suivie de près par le FBI ; en France, la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) possède "un bureau de suivi des masculinistes, des 'incel' comme il y en a pour l'ultradroite, l'ultragauche, les islamistes radicaux", selon Gérald Darmanin. Ses membres "s'estiment désavantagés génétiquement, n'ayant pas, selon eux, les caractéristiques du mâle alpha, et veulent se venger des femmes qui refusent d'avoir une sexualité avec eux", résume Mélissa Blais. Aux Etats-Unis, Elliot Rodger, auteur d'une tuerie à Santa Barbara (Californie) en mai 2014 ayant fait six morts, se revendiquait des "Incels". De même pour Alek Minassian, qui a tué dix personnes à Toronto (Canada) en avril 2018.
Une jeunesse qui devrait être mieux informée
Comment faire en sorte de ne pas arriver à de telles extrémités ? Ynaée Benaben, fondatrice de l'association féministe En avant toute(s), estime qu'il faut surtout proposer un contrediscours à la jeunesse. "On peut réguler les plateformes, faire du punitif, bloquer les contenus masculinistes, mais on doit surtout apporter une information intelligente et égalitaire en ligne aux ados. Sinon, ils iront toujours s'informer ailleurs", pointe-t-elle, estimant que "les pensées masculinistes ont du succès car elles comblent un vide".
"Si on n'agit pas maintenant, on perd une génération."
Ynaée Benaben, fondatrice de l'association En avant toute(s)à franceinfo
Elle observe une nette augmentation "depuis trois ou quatre ans" de la fréquentation des garçons sur le chat de l'association, précisant qu'"ils viennent pour des questions sur leur vie amoureuse, affective et sexuelle". Car à l'école, les cours d'éducation à la sexualité n'ont que très peu été dispensés ces dernières années. En 2023, seuls 15% des adolescents âgés de 15 à 24 ans déclaraient avoir bénéficié de plus de six séances d'éducation sexuelle dans leur scolarité, alors que 75% des jeunes disent vouloir être mieux informés et accompagnés dans le début de leur vie affective et sexuelle, selon une enquête Ifop. Ynaée Benaben milite pour que ce travail soit confié à des intervenants "dont c'est le métier". Sans compter que les psychologues et infirmiers scolaires, en sous-effectifs chroniques, n'ont pas le temps de s'y consacrer comme ils le devraient.
Zoé Roszak, psychologue au centre médico-psychologique de Créteil (Val-de-Marne), déplore ce manque de professionnels du soin psychique dans les collèges et lycées. "On se retrouve avec des ados qui arrivent à 16 ans avec des difficultés massives depuis des années, qui n'ont pas été repérés, car ils n'en parlent pas, avec des parents parfois dans le déni", relève-t-elle. Or, une prise en charge précoce de la santé mentale des adolescents pourrait sans doute éviter de dramatiques passages à l'acte, comme à Nogent (Haute-Marne), où un collégien de 14 ans a mortellement poignardé une surveillante. Il a expliqué avoir voulu tuer une assistante d'éducation, "n'importe laquelle", selon le procureur de Chaumont, qui a tout de même établi un possible lien avec le fait d'avoir été "sermonné par une [autre] surveillante" trois jours avant, "alors qu'il embrassait sa petite amie".
Pour Laure Westphal, psychologue clinicienne et enseignante à Sciences Po, spécialiste des mouvements de radicalisation, cet assassinat n'a pas été suffisamment pensé comme "un acte de violence genré, visant spécifiquement une femme". D'autant, souligne-t-elle, que l'adolescent "est passé à l'acte non pas contre la surveillante qui l'avait récriminé, mais contre n'importe quelle surveillante, symbole d'autorité féminine dans son collège". Elle fait l'hypothèse que l'engouement masculiniste "va continuer à s'accentuer, surtout si le contexte politique continue de pencher à l'extrême droite". "Il va falloir rester extrêmement vigilant", prévient-elle.
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