Reportage Fin de vie : le Québec, où l'aide à mourir se banalise, se demande jusqu'où l'étendre

Article rédigé par France 2 - Anaïs Bard, pour "Envoyé spécial"
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Temps de lecture : 13min
L'aide médicale à mourir, autorisée au Québec depuis 2015, repose sur un protocole fixe : l'injection de quatre médicaments par un médecin. (ENVOYE SPECIAL / FRANCE 2)
L'aide médicale à mourir, autorisée au Québec depuis 2015, repose sur un protocole fixe : l'injection de quatre médicaments par un médecin. (ENVOYE SPECIAL / FRANCE 2)

En France, le projet de loi sur la fin de vie reste en suspens. "Envoyé spécial" a enquêté au Québec, devenu la région du monde où l'on a le plus recours à l'aide médicale à mourir. Le dispositif y est largement accepté, mais son extension interroge.

Enfoncé dans le vieux canapé en cuir de son salon, dans la banlieue nord de Montréal (Canada), le docteur Michel Breton, médecin à la retraite, échange avec son patient du lendemain, le téléphone plaqué à l'oreille. Au bout du fil, une voix rauque et étouffée : "J'ai mal, j'ai très mal. J'ai hâte d'être disparu docteur, je vous le promets." Gilles est atteint d'un cancer de l'œsophage. Pour lui, chaque syllabe prononcée semble être un obstacle surmonté. Alors, il a demandé au docteur Breton de l'aider à mourir. Rendez-vous était pris dans trois semaines, mais la souffrance est devenue insupportable. Il voudrait avancer la date de son départ au lendemain. "L'infirmière m'a appelé pour me dire que vous vouliez faire ça le plus vite possible, c'est bien cela ? Alors, je serai là demain à 10 heures, vous pouvez compter sur moi", le rassure le médecin.

Cette semaine d'avril 2024, quand "Envoyé spécial" l'a rencontré pour son enquête*, le médecin aidait quatre patients à "passer de l'autre bord", comme il dit. Au Québec, il est l'un des nombreux volontaires pour administrer l'aide médicale à mourir (AMM). Un geste toujours en débat en France et autorisé par la province canadienne depuis 2015, et désormais considéré comme un soin médical, pratiqué uniquement par les médecins et les infirmières spécialisées.

"Je comprends que certains médecins ne soient pas confortables dans ce rôle, concède-t-il. Mais c'est notre job d'aider les gens à vivre sereinement, malgré la maladie ou le handicap et, quand ils sont en bout de vie, de les aider à se délivrer de la souffrance" estime celui qui pratique l'AMM depuis 2019, par conviction. En tout, il rapporte avoir aidé à mourir plus d'une centaine de patients "environ", tient-il à préciser – il ne souhaite pas les compter.

"Les gens en font un moment de célébration de la vie"

Ici, choisir de mourir quand la maladie est devenue insupportable n'a plus rien d'exceptionnel. "Dans notre société aujourd'hui, l'autonomie, la liberté de décider pour soi-même est au centre de tout : on choisit de donner la vie, ou pas, comment on veut vivre, travailler... On recherche l'épanouissement personnel et tout ce qui est bon pour soi. Cette poursuite d'un idéal de vie et de bien-être, on l'applique maintenant aussi à la mort, c'est tout", défend Georges L'Espérance, médecin engagé et pionnier de l'aide médicale à mourir au Québec.

Signe supplémentaire qu'un tabou a été levé : le docteur Breton assure rencontrer régulièrement des croyants qui n'hésitent plus à réclamer l'aide à mourir, "convaincus que Dieu ne veut pas les voir souffrir". Il confie même avoir déjà accompagné une nonne, avec l'assentiment de sa communauté religieuse.

Les Québécois admissibles à l'AMM peuvent choisir la date mais aussi la manière dont ils veulent partir. Ils peuvent dire s'ils souhaitent rester seuls ou être entourés de leurs proches, et décider du lieu de leur mort : chez eux, à l'hôpital ou dans des chambres spécialement conçues pour ce soin. Une seule composante ne permet aucune option : le protocole médicamenteux qui entraîne la mort en quelques minutes, un cocktail de quatre médicaments qu'injectent les professionnels de santé, toujours dans le même ordre. 

Une chambre réservée aux patients qui souhaitent bénéficier de l'aide médicale à mourir, dans une maison de retraite, près de Montréal. ("ENVOYE SPECIAL" / FRANCE 2)
Une chambre réservée aux patients qui souhaitent bénéficier de l'aide médicale à mourir, dans une maison de retraite, près de Montréal. ("ENVOYE SPECIAL" / FRANCE 2)

Dans une maison de retraite près de Montréal, Michel Breton fait ainsi visiter une pièce décorée "comme à la maison", de draps de couleurs vives, de jolies lampes de chevet et d'un frigo pour y mettre des boissons fraîches, "et du champagne", précise le médecin. "Ça arrive que les familles trinquent avant le départ. Les gens en font un moment de célébration de la vie." Des entreprises de pompes funèbres proposent même de réserver un salon funéraire pour y vivre ses derniers moments. Mais, même au Québec, l'initiative a fait polémique et n'a séduit qu'une poignée de patients pour l'instant.

Un droit étendu par la justice

Au Québec, finir sa vie grâce à l'AMM est devenu presque banal. La province est la région du monde où on a le plus recours à l'aide à mourir : entre avril 2023 et mars 2024, elle a concerné 5 717 personnes, soit 7,3% des Québécois morts à cette période. C'est beaucoup plus qu'en Belgique par exemple, où la proportion de décès par euthanasie (le terme employé dans le pays) a été de 3,1% en 2023. Ce succès hors du commun interroge les Québécois eux-mêmes. En mars, le gouvernement local a annoncé le lancement d'un projet de recherche intitulé "Mieux comprendre l'aide médicale à mourir en contexte québécois".

Cancers en phase terminale, scléroses en plaques à un stade très avancé, maladies cardiaques... La majorité des patients qui réclament à mourir au Québec sont en fin de vie. Entre avril 2023 et mars 2024, 61% des malades qui ont reçu l'AMM avaient un pronostic de survie de trois mois ou moins, selon un rapport de la Commission sur les soins de fin de vie. Pourtant, depuis 2019 et une décision historique de la Cour supérieure du Québec, il n'est plus nécessaire d'être condamné pour avoir recours à l'aide à mourir, contrairement à ce qu'avait prévu la loi au départ.

Les contours de l'aide médicale à mourir ont été redessinés par cette décision judiciaire, qui faisait suite à la plainte de deux malades très lourdement handicapés, Jean Truchon et Nicole Gladu. Paralysé de naissance, Jean Truchon "a peu à peu perdu l'usage de tous ses membres, puis de la seule main qui lui permettait d'être autonome avec son fauteuil. Il souffrait d'importantes douleurs chroniques et d'une nécrose de la colonne vertébrale", explique leur avocat, Jean-François Leroux. Nicole Gladu, elle, était atteinte "d'un syndrome post-poliomyélite" entraînant "de très grandes douleurs chroniques, qui l'empêchaient de rester trop longtemps dans la même position".

Leur espérance de vie était encore longue. Mais les deux malades réclamaient eux aussi le droit de pouvoir mourir. Ensemble, ils ont plaidé l'injustice et l'inconstitutionnalité de la loi sur l'AMM. Selon eux, restreindre cette aide à ceux qui sont condamnés à court ou moyen terme était discriminatoire. "Ce qui était injuste, c'était de forcer nos clients à subir les souffrances découlant de leur maladie, pendant une période indéterminée de 5, 10, 15 ans ou plus, insiste aujourd'hui leur avocat.

"Il était injuste de les exclure de l'aide à mourir alors qu'ils avaient tous les autres critères : une maladie grave et incurable, des souffrances aussi terribles que celles des mourants... C'était une atteinte au droit et à la liberté de prendre des décisions d'importance pour soi-même, reconnue au Québec."

Jean-François Leroux, avocat de deux patients qui ont contesté les restrictions de l'AMM

à "Envoyé spécial"

Au procès, dans le camp d'en face, le gouvernement craignait l'élargissement de la loi et l'ouverture d'une boîte de Pandore. "Ils ont fait venir des experts psychiatres, des spécialistes de la contagion suicidaire et du stress post-traumatique pour dire qu'il fallait protéger d'eux-mêmes ces patients lourdement malades et vulnérables, qui pourraient être tentés de demander l'AMM par simple détresse, détaille Jean-François Leroux. Mais les médecins savent évaluer ce risque, ils le font déjà, même quand les malades sont condamnés. Le tribunal nous a donné raison." 

De plus en plus de maladies admissibles… et de questions 

Aujourd'hui, au Québec, tout patient majeur atteint d'une maladie grave et incurable, dont les souffrances physiques et psychologiques ne peuvent être soulagées, est ainsi en droit de réclamer l'AMM. Les patients souffrant de la maladie d'Alzheimer ou de la maladie de Charcot à un stade précoce sont maintenant admissibles, même s'il leur reste encore de nombreuses années à vivre.

Et l'éventail des maladies permettant de demander l'aide médicale à mourir s'est aussi élargi au fil des années. Entre deux consultations de gériatrie, le docteur David Lussier a les yeux rivés sur un tableau qui se déroule sans fin sur son écran d'ordinateur. C'est la liste des toutes les AMM administrées au Québec dans le dernier mois écoulé, soit près de 500. A chaque ligne sont indiqués le nom d'un patient décédé, son âge, et la maladie déclarée qui l'a rendu admissible. Membre de la Commission sur les soins de fin de vie, David Lussier est chargé de contrôler que l'AMM a bien été administrée selon les critères établis par la loi.

Ces dernières années, il a vu arriver sur son tableau des patients aux profils étonnants, et des maladies auxquelles ni le législateur, ni la société civile n'avaient pensé quand la loi a été débattue et promulguée.

"Au début, il n'y avait que des gens avec des cancers et des maladies dégénératives. Maintenant, il y a une nouvelle population. Par exemple, des personnes âgées qui réclament l'aide à mourir parce qu'elles deviennent aveugles ou sourdes à un âge très avancé."

David Lussier, médecin membre de la Commission sur les soins de fin de vie au Québec

à "Envoyé spécial"

Peu à peu, le docteur Lussier et les autres commissaires – des médecins, des infirmiers et des représentants de la société civile – ont ainsi dû se pencher collectivement sur ces nouveaux cas, poussant chaque fois plus loin la réflexion sur le périmètre défini par la loi. 

Le Québec n'a pas établi de liste de maladies éligibles. C'est donc à cette commission de débattre et de trancher. Avec à la clé, des dilemmes imprévus et parfois des doutes. Récemment, elle a ainsi dû trancher une nouvelle question : devenir aveugle de façon irréversible rend-il admissible à l'AMM ? "Même si ce cas d'une vieille dame, âgée de 75 ans, qui réclame l'AMM parce qu'elle devient aveugle et ne peut plus reconnaître ses proches, me donne un sentiment d'inconfort, si je regarde le dictionnaire médical, la cécité visuelle est bien une maladie grave et incurable. Nous ne pouvons qu'accepter cette réalité", explique Pierre Deschamps, célèbre avocat québécois et membre de la commission.

Bientôt les maladies mentales ? 

Au Québec, résolument pionnier en matière d'aide à mourir, on s'interroge maintenant sur la possibilité d'ouvrir l'AMM aux personnes souffrant de maladies mentales. Dépressions ou anorexies mentales sont des pathologies pour l'instant exclues, mais certains militent pour faire à nouveau évoluer la loi. "Il y a une croyance commune que la médecine est divisée en deux, avec d'un côté les maladies cliniques, qui seraient claires et au diagnostic imparable, et de l'autre des maladies psychiatriques, aux contours flous, incertains, méconnus. Mais même pour les maladies mentales, il y a des cas où tous les traitements ont été tentés et où le patient est apte à consentir en conscience", argumente ainsi Mona Gupta, psychiatre et chercheuse en bioéthique à l'université de Montréal.

Pour David Lussier, il faut néanmoins rester très vigilant au périmètre d'application de l'aide à mourir pour s'assurer que "ce ne soit pas la mort sur demande. Il faut une maladie incurable et grave. Le Québec n'autorise pas le suicide. La fatigue de vivre n'est pas un critère d'admissibilité." Une inquiétude que ne partage pas son homologue Michel Breton : "Il ne faut pas penser que les gens réclament l'aide à mourir à la légère", insiste-t-il.

"Ces demandes viennent de leurs tripes. C'est un cri de détresse de personnes qui souffrent trop pour continuer à vivre, des gens sur la pente descendante de leur existence."

Michel Breton, médecin pratiquant l'AMM

à "Envoyé spécial"

Aujourd'hui, la loi exclut explicitement les personnes atteintes de maladies mentales du dispositif jusqu'à mars 2027, un délai qui doit permettre de poursuivre la réflexion et qui a déjà été prolongé. Certains malades ont fait savoir qu'ils étaient prêts, eux aussi, à attaquer le gouvernement devant la Cour supérieure du Québec, pour réparer ce qu'ils considèrent comme une injustice. 


"Envoyé spécial" diffuse, jeudi 30 janvier, un reportage intitulé "Le choix d'Odette", qui suit lors des cinq derniers jours de sa vie une Québécoise de 64 ans atteinte d’un cancer incurable des poumons. A voir à partir de 21 heures sur France 2, sur franceinfo.fr ou sur france.tv. Documentaire réalisé par Anaïs Bard, Juliette Jonas, Marion Gualandi, Baptiste Blanc et Benoît Sauvage.

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