Enquête France TV "C'était de la pédagogie" : comment Tefal a cherché à influencer les politiques sur les polluants éternels

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Article rédigé par Complément d'enquête - Emilie Rosso
France Télévisions

Pour fabriquer ses célèbres poêles anti-adhésives, Tefal a utilisé pendant des décennies un PFAS, une molécule chimique cancérigène pour l’homme. Aujourd’hui, plusieurs projets de réglementation visent l’interdiction de toute la famille des polluants éternels, mais l’industriel français s’est lancé dans une campagne de lobbying intense, comme le révèle une enquête de 30 médias partenaires du Forever Lobbying Project, dont "Le Monde" et "Complément d’enquête".

"Les PFAS, c'est un peu comme les champignons", s'exclame Cathy Pianon, dans le 20h de France 2, le 5 avril 2024. "Il y en a qui sont impropres à la consommation, d'autres que l'on peut manger. Est-ce que pour autant il faut bannir tous les champignons ?" Alors qu'une proposition de loi écologiste envisage d'interdire l'utilisation de ces substances per- et polyfluoroalkylées dans les ustensiles de cuisine, la directrice générale de la communication du groupe SEB donne le ton. Derrière cette image champêtre se cache une vaste campagne de lobbying pour empêcher la loi de s'attaquer aux poêles Tefal, comme le révèle une enquête collaborative sur les PFAS, réalisée par "Complément d'enquête" en partenariat avec avec le journal Le Monde et 28 médias partenaires du Forever Lobbying Project

Cars affrétés et poêles à frire devant l'Assemblée

Printemps 2024, le groupe SEB appelle ses salariés à se mobiliser : une levée de poêles à frire secoue le parvis de l'Assemblée nationale. La direction a offert une journée de congé et affrété les cars. A la veille de son examen en séance plénière, syndicat et patronat réclament le retrait de la proposition de loi contre les PFAS. Sans ces molécules, impossible de recouvrir les ustensiles de cuisine du revêtement anti-adhésif qui a rendu la marque célèbre, le PTFE, que l'on appelait autrefois le téflon. 

Mais comme toutes les autres substances de la famille des PFAS, le PTFE est persistant dans l'environnement. Jusqu'en 2012, il contenait même une molécule classée cancérigène pour l'Homme, le PFOA, qui a contaminé l'environnement de Rumilly, en Haute-Savoie, où sont fabriquées les poêles Tefal depuis 1961. 

Entre deux casserolades, le PDG du groupe enchaîne les interviews. "La science s'est prononcée. Elle dit : il y a des (PFAS) polymères et des non-polymères. Les polymères ne sont pas dangereux parce que la structure de la molécule fait qu'elle ne peut pas se dissoudre. Nous, c'est les polymères", affirmait le président de SEB Thierry de la Tour d'Artaise en parlant du PTFE, dans une interview accordée à France Inter

Dans l'hémicycle du Palais Bourbon, l'opération de communication ne passe pas inaperçue. "Ça a été des centaines de salariés qui ont passé la nuit dans le bus pour venir. Ça a été des écrans géants sur les camions. Les moyens mis en place étaient quand même extrêmement surprenants. Et malheureusement, ça a marché puisqu'on voit que les ustensiles de cuisine ont été épargnés à quinze voix près", dénonce Nicolas Thierry, le député écologiste qui a proposé la loi.  

Des arguments avancés par Tefal et contredits par l'OCDE

En coulisses, le groupe SEB a cherché à influencer les parlementaires et même les ministères. "Complément d'Enquête" et le Forever Lobbying Project ont ainsi obtenu des documents exclusifs envoyés par Tefal à Bercy, la veille des débats à l'Assemblée. Ils contiennent une compilation d'éléments de langages et d'arguments destinés à défendre le PTFE.

Dans le jargon, ce dernier est appelé un fluoropolymère. Dans son courrier à Bercy, Tefal assure que cette "catégorie" de PFAS est sans danger. Pour appuyer son argumentaire, l'industriel fait référence  à l'OCDE et à des critères surnommés "PLC" (pour "polymer of low concern") prétendument validés par l'organisation intergouvernementale. "Les fluoropolymères sont classés par l'OCDE comme 'polymères peu préoccupants' aux 'impacts insignifiants sur la santé et sur l'environnement'", écrit le groupe SEB. Ces molécules seraient "très stables, durables, et incapables de traverser la barrière gastro-intestinale". 

"C'est faux", dénonce Martin Scheringer, chercheur en chimie de l'environnement à l'Ecole polytechnique fédérale de Zurich (Suisse). "Ces critères n'existent pas, il s'agit donc d'une affirmation erronée qui n'est pas fondée sur la vérité ou la réalité". Entre 1993 et 2009, l'OCDE a bien étudié ces fluoropolymères via un groupe d'experts mais elle n'a jamais poursuivi ses travaux en raison de "lacunes" dans les données. C'est ce que l'organisme international a confirmé au Forever Lobbying Project par mail : "Aucun ensemble de critères n'a jamais été finalisé au niveau de l'OCDE." En février 2024, l'OCDE avait par ailleurs publiquement commenté qu'il n'existait aucun "accord sur le fait qu'ils (les fluoropolymères) sont peu préoccupants".

En citant l'OCDE plutôt que les conclusions d'un groupe d'experts vieilles de plus de 30 ans, l'industrie cherche à "tirer parti de la légitimité d'une organisation internationale respectée ", analyse Gary Fooks, chercheur en sciences sociales, à l'Université de Bristol, au Royaume-Uni. "L'association non fondée de l'industrie entre l'argument "PLC" et l'OCDE en tant qu'institution cherche essentiellement à donner à ce concept un poids qui n'est pas étayé par les faits". "L'argument qui est derrière, c'est d'expliquer qu'il ne faut surtout pas interdire tous les PFAS, toute la famille des PFAS, mais qu'il faut regarder substance par substance", dénonce Nicolas Thierry. "Et si vous faites du lobbying pour chaque substance afin de gagner 10 ans, dans 250 ans on est encore en train de se poser la question de leur interdiction."

Des éléments de langage dans la bouche d'un ministre et de parlementaires

Ces éléments de langages se sont pourtant propagés jusqu'au plus haut niveau politique, du pupitre de l'Assemblée nationale aux rangs du Sénat. Le 4 avril 2024, face à l'auditoire de parlementaires, les propos de Roland Lescure, ancien ministre de l'Industrie, font écho au mail de Tefal à Bercy : "À l'autre extrémité du spectre, les polymères de grande taille, plus stables et peu susceptibles de passer la barrière biologique, donc de s'accumuler dans l'organisme, sont probablement les moins dangereux."  

Quelques jours plus tôt, dans un échange de courriels obtenus par demande d'accès aux documents administratifs, le conseiller du ministre de l'Industrie rapporte avoir échangé avec le groupe SEB : "Selon eux, une telle interdiction toucherait 40% de leur CA (chiffre d'affaires)." Il ajoute que si l'entreprise devait fermer ces sites français, "cela ne manquerait pas d'avoir un impact sur notre balance commerciale également" et conclut : "Nous partageons je crois désormais l'analyse de SEB. " Contacté, le cabinet de Roland Lescure affirme que "les documents de TEFAL n'ont donc en aucun cas été utilisés pour préparer les déclarations du ministre" et reconnaît par email que l'OCDE "n'a jamais pu arriver à un accord sur les critères précis pour définir des 'polymers of low concern'". 

La référence à l'OCDE a été reprise par certains députés à l'Assemblée, puis s'est frayé un chemin jusqu'au Sénat. Le 30 mai 2024, en séance, Cyril Pellevat, sénateur LR de Haute-Savoie, entonne la même rhétorique : "Les fluoropolymères sont considérés comme 'peu préoccupants' par l'OCDE, qui estime qu'ils ont des impacts insignifiants sur la santé et l'environnement", ils sont donc "sont stables et non bioaccumulables : ils ne peuvent donc pas entrer dans l'organisme.

Contacté par téléphone, le sénateur reconnaît avoir rencontré la directrice de la communication de SEB dans les salons du Sénat, "à côté de la buvette", mais affirme qu'il ne s'agissait pas d'un lobbying agressif". "C'était de la pédagogie pure. C'était vraiment une volonté, de la part du groupe SEB, de faire connaître l'entreprise, ils disaient être en avance sur la législation" qui a interdit le PFOA en 2020. Cyril Pellevat assure avoir effectué toutes les vérifications concernant les éléments fournis par l'industriel, y compris concernant les critères supposément validés par l'OCDE. "Dès que je reçois des éléments, en général, je les vérifie, donc ça m'étonne", répond-il aux questions sur le fait que cet argument n'existe pas. 

"Si les arguments ne sont pas étayés par la science, alors là c'est une erreur de ma part. Et si ce que j'ai pu dire était faux à ce moment-là, je le regrette, mais en tout cas ce n'est pas une volonté de tromper qui que ce soit."

Cyril Pellevat, sénateur LR de Haute-Savoie

à "Complément d'enquête"

"Le vrai sujet, c'est les responsables politiques. Rien n'oblige un responsable politique à s'aligner sur les éléments de langage des lobbies. On parle souvent de la responsabilité de lobbies, mais en fait, là, la vraie faute et la vraie responsabilité incombe aux députés", selon l'écologiste Nicolas Thierry. 

Le PTFE, sans danger ? 

Pour étayer son argumentaire, le groupe SEB a fourni une longue liste de références scientifiques. En plus de mentionner parfois des rapports très anciens remontant à 1979, la plupart des études concernent souvent des applications du PTFE autres qu'alimentaires. Et ne s'intéressent qu'au fluoropolymère lors de sa phase d'utilisation. "C'est malhonnête de se cacher derrière l'OCDE mais, selon moi, cet argument n'est de toute façon pas pertinent car il occulte toute la question du cycle de vie", dénonce à son tour Ian Cousins, auteur de nombreuses études sur les émissions de PFAS. "Tout le monde a en tête les grands scandales de contamination de l'eau qui ont éclaté dans le passé, il faut se rappeler qu'ils sont liés à la production des fluoropolymères et à l'utilisation de PFOA", ajoute le scientifique. 

Selon Pierre Labadie, directeur de recherche au CNRS en chimie de l'environnement, pour juger de l'innocuité des ustensiles de cuisine, il ne suffit pas de se focaliser sur le danger pour les utilisateurs, il faut "dézoomer". Et prendre en compte toutes les phases du cycle de vie du PTFE, c'est-à -dire sa production et son traitement une fois arrivé en fin de vie. "Dire que le PTFE ne présente aucun problème de toxicité, c'est une présentation tronquée de la réalité", explique le chimiste. 

Si les industriels ont banni le PFOA pour fabriquer le PTFE depuis longtemps, "il y a toute une série de substances alternatives utilisées aujourd'hui", détaille Ian Cousins. "C'est un procédé très polluant, qui émet toutes sortes de substances, des gaz fluorés, mais aussi toute une gamme de PFAS encore inconnus aujourd'hui", ajoute le scientifique.

Interrogé sur les fauteuils rouges de "Complément d'enquête" par Tristan Waleckx, Stanislas de Gramont, directeur général du groupe SEB, affirme :

"Les produits que vend Téfal sont sains et sûrs. Le PTFE est une molécule grosse lourde inerte et non bioassimilable. La question que vous me posez c'est: est-ce qu'il y a un danger pour la santé ? Je vous réponds non parce que même s'il y a des fragments de PTFE qui rentrent dans l'organisme, ces fragments sont inertes et peuvent être ingérés sans danger."

Stanislas de Gramont, directeur général de SEB

interrogé par "Complément d'enquête"

Sur l'action du groupe Tefal pour faire exclure les ustensiles de cuisine de la loi, il déclare : "Vous aviez une proposition de loi inique, basée sur rien, sans étude d'impact économique ni social."

Des micro-particules de PTFE dans les océans 

Il est vrai qu'en condition d'utilisation normale, c'est-à-dire sans surchauffe, le fluoropolymère dans les poêles ne présente "probablement pas de problème" selon le chimiste Martin Scheringer. Par ailleurs, Tefal assure que ses poêles n'ont jamais contenu de PFOA. Mais le PTFE en tant que tel est-il aussi "inerte" que l'industriel le prétend ? Très peu étudié alors qu'il existe depuis près de 70 ans, l'émergence de nouvelles techniques de laboratoire a récemment permis de repérer des microparticules de PTFE dans l'environnement et même dans le corps humain. "Je pense que nous ne disposons pas de suffisamment d'informations pour affirmer que les fluoropolymères sont inoffensifs", explique Jamie De Witt, professeure en pharmacologie et toxicologie à l'Université East Carolina. "Nous craignons donc qu'ils puissent avoir des effets néfastes sur la santé, mais nous ne disposons pas de données suffisantes.

Pour Martin Scheringer, c'est donc le caractère persistant de la molécule dans l'environnement qui est inquiétant. Ces micro-particules de PTFE sont quasi indestructibles dans le milieu naturel. "Et plus la persistance d'un produit chimique est élevée, plus les doses dans le sang sont élevées, tout comme le risque d'une exposition chronique à long terme. La persistance, c'est donc ce qui fait le lien entre l'émission d'une substance et ses effets sur la santé."


Le Forever Lobbying Project, coordonné par Le Monde, a impliqué 46 journalistes et 29 médias partenaires de 16 pays différents, en partenariat avec l'Arena for Journalism in Europe, et en collaboration avec le Corporate Europe Observatory. Basé sur plus de 14 000 documents inédits concernant les "polluants éternels" également appelés PFAS,  le travail a inclus le dépôt de 184 demandes d'accès à l'information, dont 66 ont été partagées avec l'équipe du Corporate Europe Observatory. Epaulé par un groupe d'experts composé de 18 universitaires et avocats internationaux, le projet a reçu un soutien financier du Pulitzer Center, de la Broad Reach Foundation, de Journalismfund Europe et d'IJ4EU.

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