Reportage UTMB : comment des ultra-traileurs font avancer la recherche sur le sommeil

Article rédigé par Anaïs Brosseau - envoyée spéciale à Chamonix
France Télévisions - Rédaction Sport
Publié
Temps de lecture : 7min
Marthe Ducret (à g.) réalise le test de réaction simple, au ravitaillement de Champex-Lac (Suisse), le 30 août 2025. (ANAIS BROSSEAU/FRANCEINFO: SPORT)
Marthe Ducret (à g.) réalise le test de réaction simple, au ravitaillement de Champex-Lac (Suisse), le 30 août 2025. (ANAIS BROSSEAU/FRANCEINFO: SPORT)

Depuis une dizaine d'années, des études sont menées autour des effets de la privation de sommeil à partir de tests sur des coureurs volontaires de l'UTMB. L'ambition est de pouvoir transposer les savoirs acquis à d'autres situations.

Remplir ses flasques d'eau, s'alimenter, écouter les mots d'encouragement glissés par la famille... Mais aussi, tester ses réflexes pendant trois minutes. Au fond de la vaste tente blanche qui fait office de base de ravitaillement à Champex-Lac (Suisse), au kilomètre 128 de l'Ultra-Trail du Mont-Blanc, samedi 30 août, des traileurs se succèdent devant de petits ordinateurs pour cliquer le plus vite possible à l'apparition d'un rond rouge sur l'écran. "Oula, c'est mauvais là", souffle l'un d'eux.

Sur les 2 492 partants de l'UTMB, 60 ont vu leurs performances cognitives testées tout le long du tracé de 175,3 kilomètres (avec 9 985 m de dénivelé positif) à travers la France, la Suisse et l'Italie. Trois heures avant le départ, puis après 82, 128, 145 et 168 kilomètres, ils ont répété le même exercice. Ils portaient en plus un tracker de sommeil au poignet.

Un échange entre un membre de l'équipe de recherche et un traileur volontaire, à Champex-Lac (Suisse), le 30 août 2025. (ANAIS BROSSEAU/FRANCEINFO: SPORT)
Un échange entre un membre de l'équipe de recherche et un traileur volontaire, à Champex-Lac (Suisse), le 30 août 2025. (ANAIS BROSSEAU/FRANCEINFO: SPORT)

Tous font partie de l'étude menée par l'équipe du chercheur Rémy Hurdiel, spécialisé dans le sommeil dans un contexte d'ultra-endurance (trail, cyclisme, voile...), et de son alter ego anglaise Charlotte Edelsten. Le titre de l'étude : l'effet de la sieste sur les performances cognitives des coureurs d'ultra-trails de plus de 160 kilomètres.

Étudier la fatigue des traileurs... pour aider les pompiers

Sur les 60 volontaires, 23 ont reçu en amont une formation sur le sommeil, les autres formant "le groupe contrôle", à l'instar de Cédric Caset. Kiné dans la vie, il a accepté de rejoindre l'étude, quitte à donner trois minutes de son temps à cinq reprises : "Si je peux aider... Et puis je ne suis pas pressé, donc j'ai le temps de faire les tests", souriait le traileur à l'aube de son premier UTMB bouclé en 40h15. Avec leurs étudiants, en majorité de l'Université du Littoral Côte d'Opale, le duo de scientifiques souhaite "accumuler un maximum de données et les modéliser" pour ensuite établir des prédictions.

"On cherche à capter les limites de l'être humain. On veut savoir comment évaluer la fatigue et trouver quels sont les points de non-retour."

Rémy Hurdiel, chercheur spécialiste du sommeil

à franceinfo: sport

Ces découvertes, Rémy Hurdiel est convaincu qu'elles sont transposables à d'autres situations de privation de sommeil, citant les cas des ouvriers à horaires décalés, des soignants ou encore des pompiers. "On va se demander à quel moment faire la rotation pour que le pompier se repose par exemple. On aimerait créer, à partir d'un algorithme, un seuil d'alerte", illustre-t-il.

Des performances décortiquées par la science 

Depuis 2007, les organisateurs de l'UTMB permettent à des scientifiques de mener des études. En près de vingt ans, une cinquantaine de recherches, françaises et étrangères, ont été réalisées sur des secteurs variés (nutrition, cardiologie, blessures, santé de la femme...). "On sélectionne des études qui pourront emmener une réponse concrète à un vrai problème de terrain, pose Laurence Poletti, coordinatrice de l'équipe médicale de l'UTMB. On veut qu'elles servent aux coureurs."

La coureuse américaine Alyssa Clark participe à la 22e édition de l'Ultra Trail du Mont Blanc (UTMB), une course de trail de 174 km traversant la France, l'Italie et la Suisse, le 29 août 2025. (JEFF PACHOUD / AFP)
La coureuse américaine Alyssa Clark participe à la 22e édition de l'Ultra Trail du Mont Blanc (UTMB), une course de trail de 174 km traversant la France, l'Italie et la Suisse, le 29 août 2025. (JEFF PACHOUD / AFP)

Ainsi, alors que "l'équipe dodo" accueillait ses volontaires, sur la mezzanine de l'espace de retrait des dossards à Chamonix, jeudi 28 août, un autre collectif recevait les siens pour une étude franco-américaine sur l'exposition des ultra-traileurs aux UV. Rémy Hurdiel se penche lui sur le sommeil des participants de l'UTMB depuis 2013, en testant différents aspects — cette année la notion de plaisir a par exemple été ajoutée. Douze ans plus tard, "ils sont toujours autant défoncés en arrivant", s'agace-t-il. "Tout a avancé : la nutrition, l'entraînement, les bâtons, les chaussures, mais sur le sommeil il y a encore beaucoup de travail", résume Charlotte Edelsten.

Apprendre à faire des siestes

La chercheuse assure que les coureurs – et êtres humains en général – ne réalisent pas l'impact de la privation de sommeil. "Cela affecte la prise de décision : se demander si on a froid pour se couvrir, boire, manger. Ils sont trop fatigués pour y penser. Cela joue aussi sur l'humeur. Ils vont prendre beaucoup plus vite la décision d'abandonner", détaille-t-elle. 

"C'est normal d'être fatigué mais pas d'avoir des hallucinations. Il y a un gros manque d'informations."

Charlotte Edelsten, chercheuse

à franceinfo: sport

Pour dépasser cette frustration de ne pas voir les participants adapter leur stratégie de sommeil, le duo a ajouté cette année à leur étude un volet pédagogique, avec le soutien de l'UTMB : ils ont donné une masterclass sur le sujet, lors d'un week-end en mai à Chamonix, à 23 ultra-traileurs. Preuve de l'intérêt de la communauté, des centaines de candidatures ont été reçues. "J'ai toujours fait les choses de manière empirique. Je me suis dit que c'était sympa de pouvoir apprendre des choses, retrace Hervé Conesa, 53 ans. Cette formation m'a appris qu'il était contre-productif de pousser trop loin la fatigue et qu'il ne fallait pas minimiser la durée des siestes." 

Le chercheur Rémy Hurdiel conseille Hervé Conesa, quelques heures avant le départ de l'UTMB, le 29 août 2025, à Chamonix. (ANAIS BROSSEAU/FRANCEINFO: SPORT)
Le chercheur Rémy Hurdiel conseille Hervé Conesa, quelques heures avant le départ de l'UTMB, le 29 août 2025, à Chamonix. (ANAIS BROSSEAU/FRANCEINFO: SPORT)

Pour Marthe Ducret, âgée de 36 ans, l'inquiétude portait sur le fait de réussir à s'endormir... et de se relever derrière. Lors du week-end de formation, la traileuse originaire de Lorraine a découvert que le fait de s'allonger ne "l'empêcherait pas de repartir". "Ça m'a aidée à dédramatiser. J'ai vu que juste m'allonger me reposait le cerveau et me soulageait derrière", retrace-t-elle. Sur ses 42 heures d'effort, elle aura réussi à dormir cinq, puis vingt minutes. Une petite victoire pour celle qui avait un temps envisagé de boucler l'UTMB sans sommeil. A l'arrivée, la Britannique Anna Kirkman louait elle aussi les bénéfices de ses siestes : "A Champex-Lac, vous m'avez vue grincheuse. J'ai finalement dormi deux fois vingt minutes sur quatre tentatives sur le parcours. Et j'ai bien fait, après j'étais comme une pile."

L'éducation comme ambition

Toujours prêts à glisser des conseils à l'oreille des coureurs exténués, affalés sur les tables des bases de vie de Champex-Lac puis de Trient, en Suisse, lors de la deuxième nuit de l'UTMB, Rémy Hurdiel et Charlotte Edelsten ont à cœur de faire sortir leur savoir des milieux académiques. "Notre philosophie est de dire que savoir s'endormir vite pour quelques minutes s'apprend", éclaire Rémy Hurdiel.

Sans que le volet pédagogique ne soit intégré à leur étude, les deux chercheurs garderont un œil attentif aux performances de leurs volontaires formés, pour mesurer les bienfaits de la formation. "On est sur une étude pilote. L'objectif serait de construire un projet de formation pour que les datas profitent aux traileurs." Après avoir été utiles à la science, les traileurs pourraient alors bénéficier de ce qu'ils ont permis de découvrir. 

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