Quatre questions sur les "frais d'incarcération" que Gérald Darmanin veut faire payer aux détenus des prisons françaises

Le ministre de la Justice a présenté cette mesure comme une façon de faire contribuer les prisonniers au coût pour l'Etat des lieux de détention, et a promis aux agents pénitentiaires qu'elle servirait à financer l'amélioration de leurs conditions de travail.

Article rédigé par franceinfo
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Le ministre de la Justice, Gérald Darmanin, lors d'une visite du gouvernement au centre pénitentiaire de Saint-Quentin-Fallavier (Isère), le 23 avril 2025. (ROMAIN DOUCELIN / NURPHOTO / AFP)
Le ministre de la Justice, Gérald Darmanin, lors d'une visite du gouvernement au centre pénitentiaire de Saint-Quentin-Fallavier (Isère), le 23 avril 2025. (ROMAIN DOUCELIN / NURPHOTO / AFP)

Il envisage un montant "symbolique, mais important". Gérald Darmanin veut faire payer aux détenus des "frais d'incarcération", a-t-il annoncé lundi 28 avril, sur le plateau du journal de "20 Heures" de TF1 et dans un message adressé aux agents pénitentiaires sur X. Une mesure que le ministre de la Justice présente comme le rétablissement d'une contribution qui existait jusqu'en 2003, et qui devrait passer par une loi, alors que deux députés portent des textes en ce sens. Voici ce que l'on sait de ce projet aux contours encore flous, qui soulève déjà des critiques.

1 Comment cette participation peut-elle être mise en place ?

Pour que les détenus contribuent aux frais du système pénitentiaire français, "il faut modifier la loi", a expliqué Gérald Darmanin lundi soir. Selon l'entourage du ministre, deux propositions de loi traitant de cette question devraient être examinées à l'Assemblée nationale prochainement. L'une d'elles a été déposée le 11 mars par le député des Vosges Christophe Naegelen (UDI). L'autre est portée de longue date par Eric Pauget, député LR des Alpes-Maritimes. Dans un communiqué, ce dernier explique qu'elle avait été déposée en mai 2021 et qu'elle sera "prochainement" reproposée. "Le texte est prêt", assure-t-il. 

Sur TF1, Gérald Darmanin a précisé qu'une telle contribution financière des prisonniers existait "jusqu'à 2003". Elle était prévue par l'article D112 du Code de procédure pénale, abrogé sous la présidence de Jacques Chirac car "ce système était à bout de souffle", pointe Melchior Simioni, sociologue et maître de conférences à l'Université de Strasbourg, spécialiste de l'économie carcérale.

Elle concernait alors uniquement les détenus qui travaillaient en prison, qui voyaient leur compte ponctionné au titre de leurs "frais d'entretien". "Cette participation symbolique était d'environ 45 euros par mois", explique le chercheur, pour qui cette mesure était "particulièrement inégalitaire" puisqu'elle concernait "une portion restreinte des détenus, soit les 20 à 25% qui travaillent". C'est ce que soulignait l'ancien sénateur Paul Loridant, à l'origine de cette abrogation, lors des débats au Sénat en 2002, qualifiant cette mesure de "singulièrement injuste, la ponction opérée constituant une 'contre-incitation' au travail" pour les détenus.

2 Qui devrait payer ces frais ?

L'entourage de Gérald Darmanin exclut d'ores et déjà deux catégories de détenus : les "indigents", c'est-à-dire les détenus les plus pauvres, et les personnes placées en détention provisoire. Cette mesure pourrait donc cibler les détenus solvables et définitivement condamnés. Ce point sera précisé "lors du débat parlementaire" au moment de l'étude des "différents amendements", précise l'entourage du garde des Sceaux. 

Dans sa proposition de loi, le député Eric Pauget dit souhaiter "que chaque détenu occupe un emploi en prison, pour payer une part de ses frais d'emprisonnement". Mais aujourd'hui, "il n'y a pas assez de travail pour les détenus : beaucoup aimeraient avoir un emploi, mais sont sur liste d'attente", souligne le sociologue Melchior Simioni. "L'administration pénitentiaire a du mal à trouver des entreprises volontaires pour les embaucher.". L'Observatoire international des prisons (OIP) rappelle, dans un communiqué très critique de la proposition de Gérald Darmanin, que "seulement 30% des personnes détenues ont aujourd'hui accès à une activité rémunérée"

Par ailleurs, la majorité des détenus condamnés qui travaillent sont rémunérés "entre 25% et 45% du Smic", souligne l'association. Sur cette rémunération sont d'ores et déjà prélevées "des cotisations sociales, l'éventuel remboursement des parties civiles, et une somme correspondant à de l'épargne obligatoire, versée sur le compte de chaque détenu pour qu'il puisse avoir de l'argent quand il sort de prison", détaille Melchior Simioni. Des "frais d'incarcération" viendraient donc s'ajouter à ces prélèvements, "ce qui aggraverait leur situation déjà globalement précaire, voire très précaire", estime le chercheur. Il rappelle par ailleurs que les détenus doivent déjà mettre la main à la poche pour avoir la télévision, pouvoir téléphoner ou bénéficier de collations en plus des deux repas servis gratuitement chaque jour, qui sont souvent "de piètre qualité"

3 Quel serait le montant prélevé, et à quoi servirait-il ?

Pour l'heure, cette somme n'a pas été communiquée. Lundi, Gérald Darmanin a estimé que le fonctionnement des prisons coûtait quatre milliards d'euros par an à l'Etat. "Il ne s'agit pas de faire payer les quatre milliards aux détenus, bien évidemment, mais une participation aux frais, au service public de la justice", a expliqué le garde des Sceaux sur TF1. "Nous allons travailler ensemble pour que ce soit un montant qui soit symbolique, mais important, pour qu'on arrête avec une sorte de laxisme qui existe dans nos prisons françaises", a-t-il poursuivi.

Dans une lettre publiée parallèlement sur X, adressée aux agents pénitentiaires, Gérald Darmanin précise que la "somme récoltée ira directement à l'amélioration" de leurs conditions de travail. Une promesse faite après une série d'attaques, réparties dans tout l'Hexagone, qui ont visé des prisons et des agents pénitentiaires, et l'arrestation d'une vingtaine de suspects.

Le sociologue Melchior Simioni calcule qu'avec un prélèvement de 45 euros mensuels sur les revenus des détenus qui travaillent, soit le montant en vigueur jusqu'en 2003, l'Etat pourrait percevoir "environ 25 millions d'euros" par mois. Soit "des revenus relativement faibles au regard du budget de l'administration pénitentiaire", estime le chercheur.

4 Quelles sont les réactions du monde judiciaire et politique ?

En plus de l'OIP, plusieurs acteurs du monde judiciaire ont fait part de leurs critiques. "Quand vous visitez un endroit qui est occupé à 250%, bourré de vermine, vous pensez que ça vaut une participation ?", s'est insurgée sur franceinfo la contrôleure générale des lieux de privation de liberté, Dominique Simonnot. Au 1er avril, les prisons françaises comptaient plus de 82 000 détenus.

Le Syndicat de la magistrature, joint par l'AFP, a fustigé "une proposition démagogique, particulièrement indécente au regard des conditions indignes" de détention et "en totale déconnexion avec la situation économique des personnes détenues". "La priorité, c'est d'avoir suffisamment de places pour héberger les gens, de leur offrir des conditions qui soient acceptables", a aussi commenté l'ancien procureur François Molins, sur BFMTV, rappelant que la France a été condamnée plusieurs fois par la Cour européenne des droits de l'Homme pour les conditions de détention au sein de ses établissements pénitentiaires, jugées indignes.

L'ancien ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti considère également sur RTL qu'il faudrait d'abord avoir "totalement réglé la question du parc pénitentiaire" avant "d'envisager une telle mesure". "Qu'est-ce qu'on va faire payer à certains détenus ? Les rats qui courent dans les coursives ? Dans les cellules ? Les matelas qui sont au sol ?", a-t-il interrogé. Il s'inquiète aussi d'une réduction des capacités d'indemnisation des détenus, qui retirerait indirectement de l'argent "aux victimes".

D'autres personnalités politiques ont aussi critiqué cette proposition, à l'image de Manuel Bompard, le coordinateur national de La France insoumise, pour qui la mesure "risque de complexifier leur parcours de réinsertion". Le sénateur socialiste Jérôme Durain, corapporteur de la proposition de loi sur le narcotrafic, a parlé sur Public Sénat d'une "idée à la noix" : "On ne va pas aller faire les poches des détenus pour financer leur incarcération. C’est le travail de la nation, ça". En revanche, le député Rassemblement national Jean-Philippe Tanguy, dit sur BFMTV ne "pas bouder son plaisir", cette mesure étant proposée "depuis longtemps" par son parti. Il se demande toutefois comment ces frais vont être payés tant que le travail ne sera pas plus "développé" en prison.

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