:
Témoignages
"Je te promets d'être la mémoire de ta mémoire" : petits-enfants de rescapés de la Shoah, c'est désormais sur eux que repose le défi de la transmission
Raphaël Farhi, Elise Goldfarb, Rachel-Flore Pardo et Jonathan Safir sont respectivement petit-fils, petites-filles et fils de survivants juifs de la Seconde guerre mondiale. Troisième génération de rescapés, c'est à leur tour de transmettre la mémoire.
/2025/05/05/whatsapp-image-2025-05-05-at-19-12-21-6818f1a50c996925273842.jpg)
Ils seront les derniers à avoir reçu de vive voix les témoignages de rescapés de la Shoah : les petits-enfants de survivants. Alors que la France commémore les 80 ans de la victoire des Alliés sur l'Allemagne nazie et que les victimes directes de la Seconde guerre mondiale disparaissent peu à peu, la troisième génération, désormais trentenaire, endosse à son tour le rôle de passeur de mémoire. Avec la particularité de s'adresser à des jeunes générations qui ne rencontreront jamais de témoins directs de cette période. Raphaël Farhi (30 ans), Elise Goldfarb (31 ans), Rachel-Flore Pardo (31 ans) et Jonathan Safir (34 ans) ont accepté, pour franceinfo, de questionner cet héritage et de partager l'urgence qui les anime.
"Je te promets d'être la mémoire de ta mémoire", c'est l'épitaphe qui figure sur la tombe du grand-père de Raphaël, extraite de son discours Au dernier survivant, prononcé en 1992. "C'est une phrase extrêmement simple, mais c'est une phrase qui résume toute sa vie", assure le trentenaire. Daniel Farhi, né à Paris en 1941 de parents juifs, a été caché pendant la Seconde guerre mondiale par une famille protestante de Besançon. Devenu rabbin puis fondateur du Mouvement juif libéral de France, il a dédié le reste de sa vie au témoignage en instituant notamment la lecture des noms des déportés juifs de France, chaque année, pour ne pas qu'ils soient oubliés.
"Si on n'en parle pas, nous, qui le fera ?"
Peu de temps avant sa mort, en 2021, Raphaël s'est rendu à son chevet : "On savait lui et moi que c'était la dernière fois qu'on se voyait. Au moment de partir, je lui ai dit dans l'oreille : 'Je te promets de continuer ton combat.' Il a serré ma main et ça s'est terminé comme ça."
Un sentiment de responsabilité partagé par Rachel-Flore, Elise et Jonathan. "Si on n'en parle pas, nous, si on ne se fait pas les porte-voix de cette mémoire, de ces récits, qui le fera ?", s'interroge Rachel-Flore. Le déclic, elle l'a eu il y a quelques mois, aux 80 ans de la libération d'Auschwitz : "Il n'y aura pas d'autre grand anniversaire de la libération d'Auschwitz où des témoins directs seront présents. C'était le dernier. Ça responsabilise nécessairement la troisième génération que nous sommes."
En avril 1944, la grand-mère de Rachel-Flore et ses arrière-grands-parents ont été déportés, depuis Marseille, à Auschwitch, par le même convoi que Simone Veil et Ginette Kolinka. Son arrière-grand-père Maurice a été gazé dès son arrivée. Jacqueline, sa grand-mère, et Rachel, son arrière-grand-mère ont toutes les deux survécu. Rachel-Flore a obtenu peu de détails de la déportation de sa grand-mère, décédée alors qu'elle avait cinq ans : "J'ai des bribes d'histoires qu'elle a pu raconter çà et là. Le fait qu'elle se servait de corps pour se réchauffer, le fait qu'à un moment elle a été sauvée par une dent en or que mon arrière-grand-mère se serait arrachée pour leur sauver la vie..."
"Tu es petite-fille de déportés, tu dois faire en sorte que la vie l'emporte toujours"
"C'est autrement qu'on m’a transmis cette histoire, précise Rachel-Flore. C'est en me disant : 'Tu es petite-fille de déportés, tu dois te battre contre l'antisémitisme, tu es petite-fille de déportés, tu dois faire en sorte que la vie l'emporte toujours sur toutes les peines et tous les drames.' C'est un pilier de mon éducation." En héritage, la jeune femme porte le prénom de son arrière-grand-mère Rachel auquel ses parents ont ajouté Flore, "comme pour rompre le sort et qu'une telle horreur ne se reproduise jamais."
Elise aussi a toujours su qu'elle devrait à son tour participer à cette transmission de la mémoire : "Ma mère m'a dit quand j'étais petite : 'Tu es juive, tu es petite-fille de rescapés, donc toute ta vie tu vas devoir expliquer et toute ta vie tu vas devoir raconter.' Je pars du principe que ce qui ne concerne pas les gens ne les intéresse pas, à moins que quelqu'un leur en parle."
"Notre devoir, c'est d'essayer, sans avoir vécu quelque chose, de faire comprendre aux autres à quel point l'horreur peut se reproduire."
Elise Goldfarbà franceinfo
Ses quatre grands-parents ont été des enfants cachés pendant la guerre. Dans sa famille paternelle, Elise se souvient du silence des traumatismes. Dans sa famille maternelle, "c'est l'inverse, ils en parlaient sans cesse, j'ai été baignée là-dedans. Je me souviens que ça m'agaçait d'ailleurs. Parce que quand tu as 4 ans et qu'au petit déjeuner ton grand-père te raconte comment il a vu des juifs se faire tirer dessus dans la rue, tu ne comprends pas..."
"J'espère que nous ne serons pas les seuls à porter cette responsabilité"
Jonathan confie, lui aussi, avoir ressenti un sentiment de "saturation" des récits de son père lorsqu'il était plus jeune. Josef Safir a grandi dans un shtetl (un ghetto juif) en Roumanie. Enfant, il y a vécu l'oppression, la discrimination et les exactions antisémites de la Seconde guerre mondiale. "Inconsciemment, il me transmettait aussi la peur de ce qu'avait été sa condition pendant la guerre. Il me disait souvent de ne pas parler trop fort et de ne pas dire que j'étais juif. J'ai eu, très jeune, et j'ai encore d'ailleurs, une forme de colère face à cette injustice."
Tous se posent désormais la question de la transmission. "J'aimerais parfois qu'on remplace le terme 'devoir' par 'envie'. Nous, si on est là aujourd'hui, c'est parce qu'on a envie de transmettre cette part de l'histoire. Et j'aimerais bien que d'autres, en face, aient peut-être envie de l'entendre", commente Rachel-Flore. Jonathan souscrit. Il estime que "la notion de devoir crée une forme d'injonction, l'impression qu'on est obligé d'apprendre."
Dans le documentaire Les enfants de la mémoire qu'il co-réalise, cette année, pour la plateforme vidéo France.tv Slash, il immortalise des échanges entre rescapés de camps de concentration et leurs descendants : "Les désirs de chacun sont très différents. Ginette Kolinka rappelle à son petit-fils que c'est à lui de reprendre le flambeau de la mémoire. À l’inverse, Evelyn Askolovitch ne veut pas que son petit-fils sente un devoir quelconque et ne veut surtout pas qu'il se souvienne d'elle comme d'une rescapée."
"Chacun s'empare de ce devoir de transmission comme il veut, comme il peut et en fonction de l'âge qu'il a."
Jonathan Safirà franceinfo
Les effets du temps sur les récits sont "inévitables", estime Rachel-Flore. "Plus le temps va passer, moins ça va sembler proche et moins les personnes vont se sentir concernées. C'est tout l'enjeu de ces nouvelles façons de transmettre la mémoire. J'espère que nous ne serons pas les seuls à porter cette responsabilité. Nous, évidemment, notre histoire est particulière, on peut transmettre l'histoire de nos familles, raconter notre ressenti personnel en tant que descendants de survivants. Mais il faut que la société tout entière se donne les moyens de transmettre cette part de l'histoire."
Une responsabilité collective et "extrêmement politique", insiste Elise : "Aujourd'hui, l'Education nationale travaille main dans la main avec le Mémorial de la Shoah. Il y a énormément de classes qui vont au Mémorial, à Drancy ou au camp des Milles. Ce sont les meilleures voies de transmission pédagogiques qu'on a. Mais si demain on a un gouvernement ou des députés qui considèrent qu'on n'a plus besoin de parler de ça dans le programme...? La transmission dépend de nos représentants politiques. Est-ce que ces responsables considèrent que c'est un détail de l'histoire ? Est-ce qu'ils considèrent que ça y est, on en a eu assez ? Ou est-ce qu'ils considèrent, au contraire, que c'est quelque chose à préserver ?"
"Ce qui me fait le plus peur, poursuit Elise, c'est la dédramatisation de ce qu'a été la Shoah par certains représentants politiques, notamment avec l'usage de termes qui rendent moins grave ce qu'a été le nazisme. Quand des députés, des représentants de la République, qu'ils soient d'extrême droite ou d'extrême gauche, utilisent le mot 'nazi' à tout va. Alors on se dit : 'Ah mais si elle ou lui c'est un nazi alors ce n'était peut-être pas si grave ce qu'ont fait les nazis, est-ce qu'ils ne nous font pas un peu chier les juifs, là ?'"
"On n'a pas encore assez compris l'étendue de la barbarie nazie"
Jonathan considère qu'il faut un peu "déplacer l'enseignement et montrer que la Shoah c'est comme un phare. C'est, bien sûr, ce qui est arrivé aux juifs mais c'est une boussole pour l'humanité entière. Il faut la traiter comme ça. D'ailleurs, le Mémorial de la Shoah à Paris traite des autres génocides [le génocide arménien, le génocide des Tusti au Rwanda...], il ne traite pas que du génocide envers les juifs."
Il estime aussi qu'il faut désormais aller plus loin, passer au-delà des pudeurs qui ont restreint les témoignages des générations précédentes : "Il faut passer à une 'Shoah 2.0' parce qu'on a été très sages, très pudiques, on n'a pas nommé les choses, alors que la Shoah c'est hardcore. On n'a pas encore assez compris l'étendue de la barbarie nazie. La plupart des gens ignorent ce qu'étaient les Einsatzgruppen - les unités mobiles d'extermination, ils ignorent qu'il y a 2 000 000 de juifs qui sont morts en Shoah par balles, ils ignorent qu'il y a des gens qui ont été laissés mourant de typhus, de famine et toutes les atrocités commises par le docteur Mengele..."
C'est également ce qui obsède Rachel-Flore : "Je suis très intriguée par comment on était une femme à Auschwitz, comment ça se passait quand on avait ses règles, quelle part de violences sexuelles ? Je crois qu'on a été très pudiques sur cette part-là des abus sexuels. Il y a de nouvelles zones d'ombre à éclaircir à la lumière des préoccupations de notre époque et notamment celle-ci."
"Combattre les idéologies négationnistes sur les réseaux sociaux"
Le négationnisme et la montée de l'antisémitisme sont aussi des sujets de préoccupation. "Comment on fait pour combattre des idéologies négationnistes qui se répandent notamment chez les jeunes générations, qu'on voit proliférer quasiment sans régulation sur les réseaux sociaux ?", s'interroge Rachel-Flore. "Je crois que les nouvelles technologies, sur lesquelles on voit ces idées se répandre, sont aussi un espace sur lequel on peut trouver de nouvelles façons de transmettre..."
/2025/04/17/capture-d-ecran-2025-04-17-151127-6800fe1522708997231673.png)
"Une des choses qui m'a le plus terrifié, après le 7 octobre, poursuit Jonathan, c'est une vidéo d'une bande de jeunes dans le métro, qui a commencé à chanter un rap anti-juifs. Je me suis demandé : 'Si je suis là et qu'il y a mon fils qui sait qu'on est d'origine juive, je fais quoi ? Je dis quoi ? Je baisse la tête comme ça ou alors je me bats ?' Ça m'a horrifié et c'est ce qui me travaille depuis. Comment je fais pour que mon fils ne sente pas cette humiliation que mon père a connue avec son père ? Parce que mon père a vu son père être battu sous ses yeux."
Ont-ils peur de ne pas être crus par les prochaines générations ? "C'est assez flippant de voir, sur les réseaux sociaux, à quel point l'intelligence artificielle peut transformer la réalité. Mais on a des documentaires, des témoignages, des films exceptionnels comme Le Brutalist ou encore Le Fils de Saul...", se rassure Raphaël. "Tout est enregistré, tout est documenté, ajoute Jonathan. On ne peut plus effacer la mémoire comme les nazis ont voulu le faire. Même si on tentait, on n'y arriverait pas. On peut la détourner, on peut aussi, subrepticement, faire en sorte que les gens oublient et se détournent de ces sujets. Mais il y aura toujours des gens pour en parler, comme nous ou comme d'autres..."
"Transmettre, c'est guérir"
En fin d'entretien, franceinfo interroge les quatre trentenaires sur le sentiment qui les domine quand ils font le constat de cette mission qui leur incombe désormais. "Peur et responsabilité", énonce immédiatement Rachel-Flore. "Peur, parce qu'on ne peut pas nier qu'aujourd'hui, l'antisémitisme augmente, on ne peut pas nier qu'aujourd'hui, les théories négationnistes se répandent... Et responsabilité, parce que je me sens la responsabilité de raconter, d'expliquer. La responsabilité, c'est porteur, ça donne de l'énergie, ça donne de la force, du sens. Mais c'est aussi lourd, ça incombe, c'est quelque chose qui peut peser sur nous. Je comprends, d'ailleurs, que ce ne soit pas quelque chose que chacun ressente."
"Ce devoir de parler, c'est quelque chose que je ressens très profondément ancré en moi."
Rachel-Flore Pardoà franceinfo
"Pas le choix" est l'expression qui vient à l'esprit d'Elise : "Je ne me sens pas avoir le choix. C'est comme une urgence pour moi, une nécessité. Qu'on ne reproduise pas les mêmes erreurs. Et c'est aussi très libérateur. Parce que les traumatismes que nos grands-parents nous ont transmis, ce n'est pas de la fiction. On est des âmes cassées. Transmettre, c'est guérir pour moi. Donc ça me fait énormément de bien. Mais j'ai peur aussi."
Jonathan, lui, ajoute : "Le courage, parce qu'il faut beaucoup de courage pour continuer à parler de tout ça." Et la colère : "C'est quelque chose qui me met en colère au quotidien. Je me demande comment il est possible qu'on dise, encore aujourd'hui, des choses comme ça, des choses archaïques qui datent du Protocole des Sages de Sion... Comment est-il possible que de telles idéologies soient encore véhiculées...?" Enfin, Raphaël ressent "beaucoup de responsabilité. Est-ce qu'il faut avoir peur ? Je ne sais pas, je ne pense pas... Même si on vit dans une époque totalement démente où il ne passe pas une journée sans qu'il se passe un truc totalement aberrant. Mais je pense que c'est une grande responsabilité et qu'il faut en être digne. Il faut transmettre ces histoires, toutes ces vies qu'on nous a confiées", conclut Raphaël.
À regarder
-
Que disent les images de l'incarcération de Nicolas Sarkozy ?
-
Algospeak, le langage secret de TikTok
-
Une Russe de 18 ans en prison après avoir chanté des chants interdits dans la rue
-
"Avec Arco, on rit, on pleure..."
-
Wemby est de retour (et il a grandi)
-
Arnaque aux placements : la bonne affaire était trop belle
-
Une tornade près de Paris, comment c'est possible ?
-
La taxe Zucman exclue du prochain budget
-
Un ancien président en prison, une première
-
Normes : à quand la simplification ?
-
La Terre devient de plus en plus sombre
-
Cambriolage au Louvre : d'importantes failles de sécurité
-
Louis Aliot, vice-président du RN, et les "deux sortes de LR"
-
Nicolas Sarkozy incarcéré à la prison de la Santé
-
Décès d'une femme : les ratés du Samu ?
-
Louvre : cambriolages en série
-
Grues effondrées : tornade meurtrière dans le Val d'Oise
-
De nombreux sites paralysés à cause d'une panne d'Amazon
-
Hong Kong : un avion cargo quitte la piste
-
Quand Red Bull fait sa pub dans les amphis
-
Ces agriculteurs américains qui paient au prix fort la politique de Trump
-
ChatGPT, nouveau supermarché ?
-
Eléphants : des safaris de plus en plus risqués
-
Concours de vitesse : à 293 km/h sur le périphérique
-
Églises cambriolées : que deviennent les objets volés ?
-
Quel était le système de sécurité au Louvre ?
-
La Cour des comptes révèle les failles de sécurité du musée du Louvre
-
Cambriolage du Louvre : ces autres musées volés
-
Cambriolage au Louvre : l'émotion et la colère de Stéphane Bern
-
Famille royale : Andrew, le prince déchu
Commentaires
Connectez-vous ou créez votre espace franceinfo pour commenter.
Déjà un compte ? Se connecter