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Reportage
"Quand on a emménagé ici, ils nous ont aidés à monter les meubles" : plongée au cœur des "œuvres sociales" du trafic de drogue
Kermesse pour les enfants, petits services et crédit à la consommation... Dans certaines cités en France, les dealers se plient en quatre pour acheter la paix sociale, comme à la cité des Escanaux à Bagnols-sur-Cèze, une ville de 18 000 habitants, située au nord d'Avignon, dans le Gard.
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Ce qui frappe en premier quand on arrive au milieu des barres HLM de la cité des Escanaux de Bagnols-sur-Cèze, c'est un graffiti : "Welcome to the gitani", écrit en lettres blanches sur fond noir, comme une enseigne de supermarché. La "Gitani", c'est le nom du réseau qui tient la cité. Quand on essaie d'en parler à une maman qui rentre chez elle, elle s'enfuit : "Non, non, non. On ne parle pas".
Mais Cédric, un père de famille de 36 ans, accepte tout de suite de nous faire monter chez lui. Les dealers, il les voit presque comme des bienfaiteurs. "Ils ont payé toute une fête avec des jeux gonflables", nous raconte-t-il. "Avec des stands de boissons, ajoute sa compagne. Ils savent dans quelle situation on est. Il n'y a pas beaucoup d'évènements gratuits à Bagnols. On prend ce qu'on nous offre. On dit qu'ils achètent la paix sociale. Ils ne font pas de mal. Ça fait sept ans qu'on est là, on n'a jamais eu aucun souci". "Bien au contraire, surenchérit Cédric. Quand on a emménagé ici, ils nous ont aidés à monter les meubles".
"Le réseau fait vivre tout le monde ici"
Les dealers prêtent aussi 50 euros, pour dépanner à la fin du mois, un scooter, pour qu'un jeune du quartier puisse aller travailler. "C'est de l'argent sale, c'est sûr, reconnaît la mère de famille. Mais si ça peut dépanner... On est livré à nous-mêmes. Du pouvoir d'achat, on n'en a plus, tout est cher, justifie-t-elle.
"On nous tend la main, on ne va pas dire non."
Une mère de famille du quartierà franceinfo
Cédric nous emmène à la fenêtre. "Là-bas, il y a une poubelle qui est sur la route. C'est un 'chouf' [guetteur posté à un point de vente de drogue]. Vers le début de l'après-midi, ça fait la queue autour du bâtiment". Le trafic, pour une petite ville, n'est pas petit du tout. Il suffit de suivre les flèches à la peinture noire et les inscriptions "24/24" sur les murs. Nous passons un premier guetteur. Sur un parking, des clients se garent, d’autres repartent. Les dealers sont à l'entrée d'un hall. L'un d'eux nous arrête pour une fouille au corps, et vérifie que notre micro est éteint. Une femme d'âge mûr se présente : c'est la chef, entourée de jeunes avec des lunettes de soleil. Ils ne veulent pas parler. Ni de la lettre mentionnée dans le dernier rapport de l'office anti-stupéfiants (Ofast) qu'ils ont adressée aux habitants pour s'excuser des désagréments du trafic, ni de la kermesse, ni de rien. Ils nous ordonnent, poliment, mais fermement, de partir.
De l'autre côté de la route, nous croisons Emma, la quarantaine, assise dans un square avec sa dose de cocaïne. Elle nous parle de ce courrier où "ils disent être désolés pour les nuisances mais qu'ils sont prêts à aider les gens, à prêter de l'argent s'il faut". "Le réseau fait vivre tout le monde ici, observe Emma. Même quand les gens s'embrouillent, ils interviennent. Ils ne veulent pas de bordel ici". Dans le quartier, la moitié des habitants vit sous le seuil de pauvreté. Quand le réseau parade avec ses offres d'emploi sur TikTok, 300 euros par jour pour un vendeur, 120 euros pour un guetteur, "une cohabitation" s'est logiquement faite, confirme Corinne qui tient un tabac presse. "Il y a un circuit de drogue donc il y a de l'argent et ces gens-là, ils dépensent chez nous. Il ne faut pas se leurrer, ils nous font vivre", expose-t-elle. Elle confie avoir reçu plusieurs visites après avoir été braquée par un malfrat de la ville d'à côté. "Combien sont venus me voir pour avoir le nom, aller demander des comptes, expliquer qu'on n'est pas braqué dans le quartier", raconte-t-elle.
"Tout le monde regarde ailleurs, c'est effarant"
Ce discours révolte cet autre commerçant qui ne veut pas donner son nom. Il nous emmène dans l'arrière-boutique. "Quand vous avez un trafic de drogue au vu et au su de tout le monde et que tout le monde tourne la tête et regarde ailleurs, c'est effarant. C'est-à-dire que l'ordre social n'est plus garanti par la République française mais par un groupe de criminels. On s'y habitue".
"Je suis en colère contre les pouvoirs publics mais aussi d'une certaine façon, contre moi-même, puisque j'en vis, je travaille ici, j'accepte."
Un commerçant de la cité Les Escanauxà franceinfo
Le maire de Bagnols-sur-Cèze a fait poser des plots en béton à l'entrée de la cité et écrit au ministère de l'Intérieur. Aujourd'hui, il ne veut plus s'exprimer sur le sujet. En revanche, les policiers du commissariat acceptent de nous recevoir.
Parler à la police entraîne des conséquences
Le chef des enquêteurs du commissariat nous emmène dans sa voiture pour un tour dans la cité. "Le point de deal est juste implanté derrière", nous montre-t-il. Selon la police, il génère autour de 15 000 euros de recettes par jour. Le policier n'est pas du tout surpris par les "œuvres sociales" des dealers. "Le but du jeu, ne serait-ce qu'en portant les courses, faire deux-trois achats, aider pour la scolarité... est d'acheter leur tranquillité, tout simplement. Beaucoup de gens nous disent : 'ils font leur business, ils ne nous gênent pas'. Alors qu'ils gênent. Le problème, c'est que c'est délicat pour les gens qui habitent ce quartier de dénoncer le phénomène. Ils ne veulent pas non plus se retrouver avec des pneus crevés, une voiture cassée pour avoir un peu trop parlé à la police. À Bagnols-sur-Cèze, la police va partout, assure-t-il. Si c'était vraiment la loi des voyous, on n'y rentrerait pas".
Le policier montre du doigt une grande tour avec des décors de nuages. Avant le point de deal était là, juste en bas de l'école. Les enquêteurs ont mis presque un an à le démanteler. Il s'est réinstallé 100 mètres plus loin. La police a également démantelé il y a quelques mois, l'autre point de deal de la ville, à La Citadelle, et pour l'instant le trafic n'est pas revenu. Jean-Philippe Nahon, le directeur interdépartemental de la police du Gard, assure que la police "harcèle" le point de deal, avec des renforts réguliers venus de Nîmes et la mobilisation des CRS. Le trafic de drogue a entraîné 279 interpellations en 365 jours l'an dernier à Bagnols. Parmi elles, "50 personnes ont été écrouées", précise Jean-Philippe Nahon.
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