"Les chances sont très réduites" : pourquoi la suspension de la réforme des retraites est tout sauf acquise

Article rédigé par Margaux Duguet
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Le Premier ministre Sébastien Lecornu, à la tribune de l'Assemblée nationale, le mardi 14 octobre. (XOSE BOUZAS / AFP)
Le Premier ministre Sébastien Lecornu, à la tribune de l'Assemblée nationale, le mardi 14 octobre. (XOSE BOUZAS / AFP)

Pour s'éviter une censure par le Parti socialiste, le Premier ministre s'est engagé à suspendre jusqu'à la prochaine présidentielle la très controversée réforme de 2023. Mais rien ne garantit que le Parlement votera cette promesse.

"Je vous le dis solennellement, (...) il n'y aura pas d'entourloupe ou de ruse procédurale." A la tribune de l'Assemblée nationale, le député socialiste Laurent Baumel, orateur de son groupe lors de l'examen des motions de censure, met en garde le Premier ministre jeudi 16 octobre. Plantant ses yeux dans ceux de Sébastien Lecornu assis sur les bancs du gouvernement, l'élu d'Indre-et-Loire enchaîne : "Vous êtes le garant, qu'à la fin du processus, la suspension [de la réforme des retraites]devienne une réalité juridique." Deux heures plus tard, le Premier ministre respire : à 18 voix près, son gouvernement est sauvé et se maintient grâce aux voix des députés socialistes, qui ont très largement écarté la censure.

Le Parti socialiste a fait ce choix dans la foulée de la déclaration de politique générale de Sébastien Lecornu, deux jours plus tôt. Le chef du gouvernement a prononcé les mots magiques réclamés par les troupes d'Olivier Faure. "Je proposerai au Parlement, dès cet automne, que nous suspendions la réforme de 2023 sur les retraites jusqu'à l'élection présidentielle, avait annoncé Sébastien Lecornu. Aucun relèvement de l'âge n'interviendra à partir de maintenant jusqu'à janvier 2028, comme l'avait précisément demandé la CFDT. En complément, la durée d'assurance sera, elle aussi, suspendue et restera à 170 trimestres jusqu'à janvier 2028", avait précisé le Premier ministre, chiffrant cette suspension à "400 millions d'euros en 2026 et 1,8 milliard en 2027".

Un amendement pour piéger le PS ?

Dans les couloirs du Palais Bourbon, le lendemain de la déclaration de politique générale, parlementaires et observateurs de la vie politique s'interrogent. Le gouvernement va-t-il choisir de suspendre la réforme Borne avec un projet de loi unique ou via un amendement au projet de loi de finances de la Sécurité sociale (PLFSS) ? La question, d'apparence technique, est éminemment politique car les conséquences ne sont pas les mêmes.

Le sujet n'est pas encore tranché, fait valoir à franceinfo l'entourage du Premier ministre, s'attirant les foudres des députés de La France insoumise. "Quand c'est flou, c'est qu'il y a un loup", martèlent les insoumis sur le réseau social X. Mais le suspense est de courte durée. Mercredi, à 14 heures, lors des premières questions au gouvernement, Sébastien Lecornu annonce la couleur. Ce sera un amendement au PLFSS déposé par le gouvernement, "dès le début de la discussion", début novembre, promet-il. "Le gouvernement va déposer cet amendement, car il espère que les socialistes votent le PLFSS", décrypte le constitutionnaliste Benjamin Morel.

"Les socialistes vont avoir le choix entre renoncer à la suspension ou accepter tout le budget de la Sécu, car Sébastien Lecornu a renoncé au 49.3."

Benjamin Morel, constitutionnaliste

à franceinfo

Le locataire de Matignon a effectivement fait droit à une autre demande socialiste : renoncer à cet outil constitutionnel, tant vilipendé par les oppositions, qui permet à un gouvernement d'adopter un texte sans vote. Mais paradoxalement, en accédant à cette revendication, le gouvernement se prive – et prive aussi les socialistes – de retenir la copie qu'il veut du budget, avec les amendements qu'il souhaite. Ce qui fait sourire dans les rangs macronistes.

"Demander la suspension et pas de 49.3, c'est un peu idiot. Les socialistes ne pensaient pas avoir les deux, et maintenant, ils se grattent la tête."

Un influent député macroniste

à franceinfo

"Le fait de renoncer au 49.3 va quand même obliger le PS à voter un texte s'ils veulent la suspension dans le PLFSS", appuie un ancien conseiller de Bercy. Problème : la copie gouvernementale du PLFSS comporte, en l'état, de nombreuses mesures inacceptables pour les socialistes. Le projet de budget, qui vise la réduction du déficit de la Sécu à 17,5 milliards d'euros en 2026, prévoit par exemple un "gel de l'ensemble des retraites de base" en 2026 ainsi qu'un gel des "prestations sociales", comme les allocations familiales. Le PLFSS prévoit aussi de sous-indexer les pensions de 0,4 point pour les années suivantes, à partir de 2027.

Une majorité pour le PLFSS ? "Ça n'arrivera jamais"

"Il y a de très mauvaises nouvelles dedans", livre ainsi le patron des sénateurs socialistes, Patrick Kanner, justement plongé dans le texte du gouvernement lorsqu'on l'interroge. Pour autant, le dirigeant socialiste renvoie la balle à Sébastien Lecornu. "J'ai une boussole, c'est cet engagement pris par le Premier ministre de mettre en œuvre cette décision de la suspension de la réforme des retraites", martèle-t-il.

"Si on se sent baladés d'une manière ou d'une autre, on jettera le bébé avec l'eau du bain. Il n'y aura alors plus de gouvernement et Sébastien Lecornu redeviendra sénateur."

Patrick Kanner, président du groupe PS au Sénat

à franceinfo

En clair, le Parti socialiste menace de remettre sur la table l'arme de la censure si la promesse ne voit pas le jour. "Nous avons à chaque stade la capacité de voter la censure. Y compris au moment du PLFSS s'il s'avérait que les engagements n'étaient pas tenus", affirme un cadre du parti.

Un député socialiste rappelle également auprès de France Télévisions que le PS n'est pas le seul embarqué dans le deal : "Qui tient vraiment qui avec cet amendement au PLFSS ? Si le gouvernement veut un budget, il va devoir encore lâcher beaucoup." Une analyse que n'est pas loin de partager cet influent député macroniste : "Je trouve que le gouvernement s'est beaucoup engagé sur la suspension. Il sait que si cela ne passe pas, la menace de censure reviendra. Donc objectivement, je pense que ça atterrira."

Mais comment le projet de loi de finances de la Sécurité sociale pourrait-il être adopté par cette Assemblée nationale fracturée en trois blocs irréconciliables et alors qu'une large partie du bloc central refuse de suspendre la réforme emblématique d'Emmanuel Macron ? "Pour que la suspension de la réforme des retraites soit adoptée, il faut que le PLFSS trouve une majorité puisqu'il n'y aura pas de 49.3. Ce qui n'arrivera jamais, pronostique un député du parti Horizons. Ça finira par ordonnance et la censure sera donc votée. A nouveau, ce sera le saut dans le vide."

Un long chemin avant une éventuelle adoption

L'article 47.1 de la Constitution dispose en effet que le gouvernement peut mettre en œuvre le PLFSS par ordonnance "si le Parlement ne s'est pas prononcé dans un délai de cinquante jours". Ce délai devrait commencer à courir à partir du lundi 20 octobre, une fois que l'Assemblée a reçu le document complet du projet de loi de finances de la Sécurité sociale, et devrait donc s'achever début décembre.

Les socialistes veulent à tout prix éviter ce scénario et espèrent que le débat parlementaire leur sera favorable. Si l'Assemblée parvient à voter, en première lecture, le PLFSS avec l'amendement sur la suspension, il sera ensuite transmis au Sénat. Or, la chambre haute est dominée par la droite qui votera une copie très certainement différente de celle de la chambre basse, et certainement sans la suspension de la réforme. Ce sera ensuite à la Commission mixte paritaire (CMP) composé de sept sénateurs et sept députés, qui penche à droite et au centre droit, de se prononcer.

"Il peut y avoir un deal global du PS à LR en CMP, avec la droite qui accepte la suspension et la gauche qui accepte des économies – auquel cas, ses conclusions seront adoptées par les deux chambres", confie un ancien conseiller de Matignon. Une hypothèse qui n'est pas privilégiée.

"Si la commission mixte paritaire aboutit, Olivier Faure devra accepter un texte très compliqué pour le PS."

Benjamin Morel, constitutionnaliste

à franceinfo

"C'est un chemin de croix pour que le PS et LR votent ce PLFSS", tant les intérêts sont divergents entre les deux partis, analyse encore Benjamin Morel. "Si le Sénat a envie de casser les pieds, ils peuvent pousser pour un texte bien à droite et c'est alors l'échec de la CMP", poursuit le constitutionnaliste. "Le texte reviendra alors à l'Assemblée nationale, mais Les Républicains seront sous la pression des sénateurs." L'Assemblée nationale ayant le dernier mot, il faudra voir si elle vote de nouveau le PLFSS contenant cet amendement sur la suspension de la réforme, et tout cela dans les délais imposés par la Constitution.

Si tout cela n'aboutit pas, il faudra recourir à une loi spéciale, ce dispositif qui autorise l'exécutif à prélever l'impôt et à emprunter pour financer l'Etat et la Sécurité sociale. C'est ce scénario qui s'était déroulé après la censure de Michel Barnier. Or, une loi spéciale ne pourra pas comporter la suspension de la réforme des retraites. "Les chances de suspension sont très réduites", confie Benjamin Morel. A tout moment du débat parlementaire, la machine peut dérailler et le gouvernement Lecornu être censuré dans la foulée. La menace de la dissolution sera encore plus forte.

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