"C'était une grande imprudence" : au procès des soupçons de financement libyen, Nicolas Sarkozy étrillé par l'ex-grande patronne du nucléaire Anne Lauvergeon

Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 8min
Anne Lauvergeon, ancienne dirigeante du géant français du nucléaire Areva entre 2001 et 2011, et Nicolas Sarkozy, président de la République de 2007 à 2012. (ERIC PIERMONT-LIONEL BONAVENTURE / AFP)
Anne Lauvergeon, ancienne dirigeante du géant français du nucléaire Areva entre 2001 et 2011, et Nicolas Sarkozy, président de la République de 2007 à 2012. (ERIC PIERMONT-LIONEL BONAVENTURE / AFP)

L'ancienne dirigeante du géant français du nucléaire Areva a été entendue, jeudi, dans le volet des contreparties économiques supposées du pacte de corruption que l'ex-chef de l'Etat est suspecté d'avoir noué avec le dictateur Mouammar Kadhafi. Elle est revenue sur l'accord signé fin 2007 avec la Libye pour l'exportation de réacteurs et combustibles nucléaires.

Les années n'ont visiblement pas apaisé les relations entre Anne Lauvergeon et Nicolas Sarkozy. L'ex-directrice d'Areva, l'ancien géant français du nucléaire, a été auditionnée, jeudi 30 janvier, au procès des soupçons de financement libyen de la campagne présidentielle de 2007. Citée comme témoin par le parquet national financier devant la 32e chambre du tribunal correctionnel de Paris, celle qui a dirigé le puissant groupe industriel pendant une dizaine d'années est revenue durant plus de deux heures sur les conditions de l'accord signé avec la Libye sur l'exportation de réacteurs et combustibles nucléaires, fin 2007. Ce contrat est envisagé par l'accusation comme l'une des contreparties économiques du pacte de corruption que l'ancien président français est soupçonné d'avoir noué avec le défunt dictateur libyen Mouammar Kadhafi.

Entre le mémorandum conclu en juillet 2007 et la signature effective du contrat en décembre, "je ne sais pas ce qui s'est passé mais c'est allé très vite", observe à la barre la dirigeante au carré blond impeccable. "Le nucléaire, ce n'est pas quelque chose que vous vendez un peu à la sauvette", objecte-t-elle. Cette "vitesse atypique" dans la procédure visant à équiper la Libye en nucléaire civil pour une usine de dessalement d'eau peut-elle être liée à la libération des infirmières bulgares, demande la présidente ? Elle fait référence aux cinq femmes emprisonnées et condamnées à mort en Libye de 1999 à juillet 2007 pour avoir prétendument inoculé le virus du sida à des centaines enfants, et pour la libération desquelles Nicolas Sarkozy avait œuvré. 

"Les conditions n'étaient pas réunies"

"Je n'ai aucune information particulière pour en juger", admet Anne Lauvergeon, en tailleur-pantalon noir, sous le regard attentif de Nicolas Sarkozy, assis juste à côté. Pour autant, l'ancienne conseillère diplomatique de François Mitterrand rend compte de l'état d'esprit dans les rangs d'Areva à l'époque de l'accord. "Les conditions n'étaient pas réunies pour vendre du nucléaire civil à la Libye. Ça ne nous semblait pas raisonnable, se remémore l'ex-"sherpa". Il y a des pays qui ne sont pas prêts à assumer cette responsabilité."

"On ne peut pas vendre du nucléaire civil à un pays qui ne fonctionne pas de manière rationnelle."

Anne Lauvergeon, ex-directrice d'Areva

devant le tribunal correctionnel de Paris

Selon l'ancienne patronne du "numéro 1 mondial" de la production d'uranium, comme elle ne manque pas de le rappeler, cette opinion est alors également partagée "dans le système de l'Etat". "Des diplomates" et "Matignon" "me disaient : 'Faut pas mollir, tu tiens bon'." De fait, Areva n'a pas soutenu cet accord de manière "très dynamique". "Beaucoup comptaient sur notre passivité pour ne pas voir se réaliser un tel réacteur", souligne Anne Lauvergeon, qui affirme en avoir "parlé avec monsieur Guéant". "Pas avec le président de la République ?", questionne la présidente. La réponse fuse : "A l'époque, nos relations étaient déjà assez dégradées."

"On ne parle pas d'exportation d'usine de petits pois"

Ce conflit ouvert avec Nicolas Sarkozy, Anne Lauvergeon l'a déjà raconté dans un livre, intitulé La Femme qui résiste, publié après son éviction de la tête d'Areva, en 2011. Elle résume à la barre : "Le président élu, comme on dit aux Etats-Unis, m'a proposé d'être ministre et j'ai refusé." "Peu de temps après, lors d'une réunion à l'Elysée", le nouvel occupant des lieux critique ceux qui "s'accrochent de façon mercantile à leurs postes industriels". "Les choses étaient très claires, l'accès au président de la République est devenu extrêmement restreint", constate Anne Lauvergeon.

La directrice d'Areva dit avoir été écartée des discussions sur la Libye, sur fond de guerre autour du leadership de la filière nucléaire française. "Henri Proglio venait d'être nommé PDG d'EDF – en novembre 2009 – c'était lui qui avait le vent en poupe", resitue-t-elle. Lors d'une réunion "au printemps 2010" avec son concurrent et Claude Guéant, elle entend toutefois reparler de l'accord. Le secrétaire général de l'Elysée "a fait état d'un voyage en Libye, où le sujet du nucléaire était de nouveau très haut dans l'agenda". La témoin fustige "l'argument dans l'air" à l'époque, à savoir "développer beaucoup plus de nucléaire dans beaucoup plus de pays et moins cher". Avec des "intermédiaires" à l'œuvre pour y parvenir.

"On ne parle pas d'exportation d'usine de petits pois, s'offusque l'ex-grande patronne. Certaines personnes ont le vertige du pouvoir, mais il y a des sujets où il faut avoir du respect pour ceux qui savent, il faut rester très modeste." Finalement, le réacteur français n'a jamais été implanté en Libye. Anne Lauvergeon s'en félicite : "Si on s'était engouffrés dans la brèche ouverte, on aurait vendu un réacteur assez rapidement, en 2008, au colonel Kadhafi et on se retrouvait en guerre avec lui" trois ans plus tard. "Pour moi, la Libye, c'était une grande imprudence", tranche-t-elle.

"Il n'y a eu aucune espèce de contrepartie"

Confrontée par la défense à son maintien à la tête d'Areva "jusqu'au bout de son deuxième mandat" malgré ses "relations difficiles" avec Nicolas Sarkozy, Anne Lauvergeon témoigne du "climat d'insécurité organisé" dans lequel elle a vécu : "Monsieur Guéant m'a convoquée un jour pour dire que je ne poursuivrais pas mon mandat." La leader explique être restée car elle est "quelqu'un d'assez résistant". "D'autres auraient pu faire une dépression ou claquer la porte. Je dois dire qu'aujourd'hui ma vie professionnelle est beaucoup plus heureuse."

Nicolas Sarkozy a riposté à fleurets mouchetés. Confirmant avoir "proposé à Anne Lauvergeon d'être ministre" au nom de sa "politique dite d'ouverture", l'ancien chef de l'Etat signale que cette "protégée de Mitterrand" a certes "refusé" mais "oublié de dire" qu'elle lui avait demandé "de la garder à la tête d'Areva", "un poste très confortable". Et d'ajouter avec le même ton poli : "Madame Lauvergeon, qui a beaucoup de qualités, ne s'entend avec personne. Sur chaque marché [du nucléaire], c'était un cauchemar. Mais je l'ai maintenue."

Quant aux accusations sur les risques pris dans la possible vente d'un nucléaire au rabais à la Libye, le prévenu articule : "A aucun moment, il n'a été question de diminuer la qualité de notre sûreté nucléaire. Personne n'en a jamais parlé." Nicolas Sarkozy assure avoir "cherché dans [ses] archives", il n'a "jamais vu une note de madame Lauvergeon disant qu'il fallait être contre le processus avec la Libye". Revenant sur le fond de l'affaire, qui lui vaut d'être poursuivi dans ce dossier, l'ancien président le martèle à la barre : "Il n'y a eu aucun engagement autre que le mémorandum et l'accord, nous ne sommes jamais rentrés dans un processus commercial. Il n'y a donc eu aucune espèce de contrepartie." 

Commentaires

Connectez-vous ou créez votre espace franceinfo pour commenter.