: Enquête "On fait primer l'éducatif sur le répressif" : face à la hausse du nombre de mineurs radicalisés, la justice antiterroriste cherche la parade
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Selon les données obtenues par franceinfo, quelque 18 mineurs ont été déférés devant le Parquet national antiterroriste en 2024 pour des faits de nature terroriste. Un chiffre en augmentation de 20% comparé à 2023.
Un phénomène grandissant qui préoccupe la justice. En 2024, 18 mineurs ont été déférés devant le Parquet national antiterroriste (Pnat) dans le cadre de 13 procédures distinctes, selon les chiffres transmis à franceinfo vendredi 10 janvier. Leur nombre a augmenté de 20% en un an. En 2023, 15 mineurs avaient été mis en examen dans 10 affaires distinctes, contre seulement deux adolescents en 2022.
Le Pnat étant saisi pour des faits ayant pour objectif "de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur", ces défèrements ne concernent que les adolescents poursuivis pour les infractions les plus graves, parmi lesquelles ne figurent pas les apologies et les provocations au terrorisme.
Ces chiffres et cette évolution interrogent, à commencer par le rajeunissement des mis en cause dans des affaires de terrorisme jihadiste. Comment ces adolescents poursuivis pour association de malfaiteurs terroriste ont-ils été gagnés par ces thèses extrémistes ? Comment lutter contre leur embrigadement ? Les interlocuteurs interrogés par franceinfo s'accordent sur un point : il est vain de rechercher une cause unique à leur radicalisation.
De redoutables vidéos de propagande
Certaines dynamiques semblent tout de même se dégager. Les méthodes de recrutement ont gagné en efficacité, notamment les vidéos publiées sur les réseaux sociaux. Si Al-Qaïda dans la péninsule arabique (Aqpa) a été pionnier dans la diffusion d'une propagande sophistiquée destinée à un public non arabophone, c'est aujourd'hui le groupe Etat islamique (EI) qui domine, selon une note de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) que franceinfo a pu consulter.
Les vidéos de propagande sont inspirées des codes du cinéma occidental et ont été, pour la plupart, réalisées dans un véritable studio à Raqqa (Syrie), expose ce document. La DGSI constate qu'un nombre croissant de mineurs y sont mis en scène : depuis 2015, des enfants sont filmés en train de réaliser des exécutions. Ainsi, en 2016, on pouvait y voir les fils d'un jihadiste français, âgés de 8 et 12 ans, s'exerçant au tir sur des effigies d'hommes politiques puis exécutant deux prisonniers.
Les propos relayés dans ces vidéos de propagande ne sont pas fondés sur la religiosité, mais sur une rhétorique guerrière, la glorification des bourreaux et la désignation d'un ennemi commun. Une telle stratégie vise à attirer des personnes en recherche de médiatisation et de lien social, analyse la DGSI. Toutefois, le groupe jihadiste EI ayant subi depuis 2016 des "revers militaires", la DGSI a constaté dans la foulée "un déclin de la propagande". Un changement de stratégie du groupe terroriste en a aussi découlé.
Les jeunes recrutés, notamment via la messagerie Telegram, ne reçoivent plus une promesse de départ à l'étranger, mais une mission : commettre un attentat en France. "Avant que le contrôle aux frontières ne se soit endurci, la propagande jihadiste leur proposait de s'initier à la guerre sainte en pays conquis ; aujourd'hui, elle les félicite de passer à l'action chez eux directement, avec les moyens du bord", résume Laure Westphal, psychologue spécialisée dans la radicalisation des mineurs et enseignante à Sciences Po.
La "crise identitaire" adolescente comme terreau fertile
Ce type de discours risque d'interpeller certains jeunes, désœuvrés, en quête d'idéal, n'ayant pas foi en l'avenir et présentant une "appétence pour la violence de plus en plus précoce", estime la chercheuse. Entre "sentiment d'injustice et crise identitaire", la vulnérabilité des adolescents en fait des "candidats de choix au martyre", surtout si leur mal-être est aggravé par des conflits familiaux ou un parcours social chaotique. Les discours des recruteurs peuvent finir par "remplacer la honte de soi par le mépris de l'autre", analyse Laure Westphal. Adhérer à l'idéologie jihadiste permet alors à ces jeunes de devenir "les juges de ceux qui les jugeaient auparavant". L'opinion de leur entourage, relégué au rang de "mécréants", ne compte plus.
Nicolas Campelo, psychologue, a pris en charge pendant sept ans, à l'hôpital parisien de la Pitié-Salpêtrière, des adolescents radicalisés, notamment dans le cadre d'une obligation de soins judiciaire. Parmi les facteurs qui guident ces jeunes sur le chemin de la radicalisation, il cite "le besoin d'attention", "qu'on s'occupe d'eux", "que leurs besoins et leurs souffrances soient perçus et entendus". "Daesh, décapitation, terrorisme, radicalisation... Ce sont des mots-clés très chargés. Ça fait réagir. Tout le monde se retourne sur eux", assure le thérapeute.
"Une patiente m’a dit : 'Moi, avant la radicalisation, j’étais personne. Je suis devenue quelqu’un avec ça.”
Nicolas Campelo, psychologue auprès d'adolescents radicalisésà franceinfo
Pour beaucoup de ces mineurs, l'interpellation idéologique par les recruteurs a fonctionné, en partie, parce qu'"elle a résonné avec une défiance à l'égard des adultes qui les entourent". Nicolas Campelo se souvient que certains de ses jeunes patients, pendant les séances, "dénonçaient leurs mensonges". Pour autant, l'immense majorité des jeunes ne passent pas à l'acte, estime le psychologue. Les très rares cas de mineurs qui franchissent le pas sont, en général, atteints "d'un trouble psychiatrique grave" ou ont eu "un parcours de vie extrêmement violent avant même de rencontrer l'idéologie radicale". Les données du Pnat semblent aller dans le sens de cette analyse : en 2024, les 18 mineurs mis en examen l'ont tous été pour "association de malfaiteurs terroriste".
La justice antiterroriste en étroite collaboration avec les parquets locaux
L'une des deux magistrates référentes mineurs du Pnat, ancienne juge des enfants, pointe la difficulté de "dresser un profil type" de ces adolescents. Quête identitaire, fascination pour l'ultra-violence, échec scolaire, milieux familiaux dysfonctionnels... Ces critères, dont la liste n'est pas exhaustive, se retrouvent dans les dossiers, même si chaque cas a ses spécificités. "Ce qu'on peut néanmoins mesurer, c'est l'extrême porosité de ces mineurs à une propagande sur les réseaux sociaux", relève tout de même la magistrate.
"La plupart des mineurs qui nous sont présentés (...) sont détectés dans le cadre d'une veille numérique ou d'une activité sur les réseaux sociaux."
Une magistrate référente mineurs du Pnatà franceinfo
Les dossiers en matière de terrorisme, traités par 24 des 30 magistrats du Pnat, nécessitent une approche spécifique, notamment pour les jeunes. Les deux magistrates référentes jouent un rôle clé dans leur prise en charge. Elles travaillent en étroite collaboration avec les parquets locaux, notamment pour les affaires d'apologie ou de provocation à des actes de terrorisme.
"Lorsqu'un parquet territorial ouvre une procédure susceptible de recevoir une qualification terroriste et impliquant un mineur, nous en sommes informés", expose à franceinfo l'une d'elles. Le Pnat, en lien avec la sous-direction antiterroriste de la police judiciaire et la DGSI, analyse ensuite les éléments "pour déterminer si une infraction terroriste relevant de [sa] compétence peut être caractérisée, ou si aucun élément ne va aboutir à une saisine de [sa] part", poursuit la magistrate. Dans cette seconde option, la justice antiterroriste reste malgré tout un appui : "Nous pouvons le cas échéant orienter les parquets territoriaux, en leur proposant des pistes pour conjuguer approche judiciaire et éducative."
Une fois le Pnat saisi et les investigations réalisées, dans l'hypothèse de poursuites, une procédure rigoureuse, comme en droit commun, se met en place. Avant la présentation aux magistrats instructeurs, une équipe spécialisée de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), l'Unité éducative d'accueil temporaire, intervient et reçoit le mineur. Sa mission consiste à rédiger un Recueil de renseignements socioéducatifs détaillant la situation familiale, sociale et sanitaire du jeune afin de cibler ses facteurs de vulnérabilité et d'identifier les leviers éducatifs. Ce document, particulièrement étayé en matière terroriste, est une pièce centrale "pour adapter au mieux les réquisitions et la prise en charge à l'issue de la mise en examen", explique l'une des deux magistrates référentes mineurs du Pnat. "L'évaluation de la dangerosité et de l'étendue de la participation aux infractions terroristes est aussi prise en compte", précise-t-elle.
Chercher des alternatives à l'incarcération
La gradation des mesures de prise en charge est aussi conditionnée par un impératif : "On fait primer l'éducatif sur le répressif, en application de la loi." Ce principe fondamental de la justice des mineurs repose sur une responsabilité atténuée du jeune. En effet, le droit pénal français reconnaît la responsabilité pénale des mineurs dès l'âge de 13 ans, mais les juges prennent en compte l'âge et la maturité du mineur au moment des faits.
Ainsi, sur les 18 mineurs mis en examen en 2024 pour des infractions terroristes, la moitié a été placée sous contrôle judiciaire avec un programme éducatif renforcé, tandis que l'autre moitié a été incarcérée. "On a un Code de justice pénale des mineurs qui nous amène à nous interroger encore plus spécifiquement sur l'incarcération pour les mineurs et à rechercher d'autres alternatives, insiste la magistrate. D'autant plus que de très jeunes mineurs ont été mis en examen dans l'année écoulée."
Ces adolescents peuvent se voir imposer différents suivis, parmi lesquels le Dispositif d'accueil spécialisé et individualisé, pensé comme un accompagnement éducatif permanent, dont les places sont cependant "limitées".
Les jeunes qui bénéficient de ce dispositif sont accueillis dans des appartements, sans accès à internet, avec un éducateur présent 24 heures sur 24, selon un document que franceinfo a pu consulter. Ils rencontrent des cliniciens chaque semaine et peuvent bénéficier d'un intervenant scolaire à domicile. En parallèle, un travail est entamé avec les familles. Le tout dure six mois, à l'issue desquels peuvent être demandés un renouvellement ou d'autres types de prise en charge, en fonction de l'évolution du jeune.
"Enrayer des dynamiques de groupe"
L'enjeu majeur des services judiciaires est d'éviter de "regrouper plusieurs mineurs dans une même structure", explique Elisa Gillet, adjointe à la chargée de mission de la cellule d'accompagnement à la laïcité et de prévention de la radicalisation au sein de la PJJ du ministère de la Justice. "Il est important d'enrayer ces dynamiques de groupe de réseaux, qu'il s'agisse de rencontres physiques et/ou, plus souvent, de communications en ligne."
La chargée de mission rappelle aussi que la PJJ dispose d'"une large palette de dispositifs" permettant de s'adapter à chaque situation. Détention, contrôle judiciaire, mesure judiciaire d'investigation éducative... Pour choisir ce qui est mis en place, "la personnalité du mineur, ses conditions de vie sociales, économiques, environnementales, ainsi que ses relations, ses réseaux d'appartenance" sont passés en revue. La gravité des faits pour lesquels il est poursuivi est aussi déterminante.
"L'idée, c'est d'individualiser au maximum le suivi du jeune."
Elisa Gillet, chargée de mission au sein de la PJJà franceinfo
Au-delà de la sanction prononcée, une question cruciale se pose : comment combattre l'idéologie jihadiste qui s'est installée dans l'esprit de ces mineurs ? Delphine Rideau, directrice de la Maison des adolescents et du réseau Virage à Strasbourg depuis 2017, se souvient qu'au début du phénomène "certains considéraient que tout ceci n'avait rien à voir avec la psychiatrie". Il a fallu attendre plusieurs années avant qu'un consensus n'émerge sur le fait "que ce n'est pas quelque chose à prendre en charge uniquement du côté de la sécurité et de la justice", fait-elle valoir. Cette prise de conscience collective s'est accompagnée de multiples expérimentations, parmi lesquelles l'échec du centre de déradicalisation de Pontourny, en Indre-et-Loire, qui a fermé ses portes en 2017, après quelques mois seulement.
Au fil du temps, l'équipe de Delphine Rideau a observé "de nombreux points communs entre les jeunes condamnés pour des faits à caractère antisémite, néonazi ou islamiste". Que la radicalité soit religieuse ou politique, l'intention est la même, expose-t-elle : "expier la colère et le sentiment d'exclusion à travers le groupe qui se construit autour d'un ennemi commun", lequel se révèle souvent "interchangeable".
“La question n'est pas d'excuser, la question est de comprendre. C'est l'unique moyen de faire baisser l'intention violente."
Delphine Rideau, directrice du réseau Virage qui lutte contre les radicalisations dans le Grand Està franceinfo
Ce constat a amené le réseau Virage à développer des stratégies de prévention et de prise en charge similaires pour toutes les formes de radicalité pouvant conduire à la violence. Parmi elles, le dispositif "Et si j'avais tort", porté par la Maison des ados de Strasbourg, consiste à "promouvoir le processus de résilience et le développement de l'esprit critique" par le biais de témoignages vidéos. Il s'agit d'un outil inspiré du modèle canadien, qui ne se présente pas comme "faisant la promotion de la laïcité, des valeurs de la République", afin de limiter "le risque contre-productif auprès de jeunes en voie de radicalisation".
"La menace zéro n'existe pas"
Dans le guide du réseau Virage, les questions que les jeunes sont invités à se poser s'accumulent, comme "Et si j'avais tort de croire qu'il n'y a qu'une seule vérité, de penser que les autres ne valent pas la peine d'être écoutés, de vouloir leur imposer mes croyances par tous les moyens ?" Les réponses ne sont pas fournies : c'est aux adolescents de les trouver.
En parallèle, la Maison des ados travaille sur un nouvel outil : le "radicotest". Cette application proposera "courant 2025" aux utilisateurs de s'auto-évaluer et d'amorcer une discussion sur leurs résultats via un chat en ligne. Mais pour franchir ce cap, encore faut-il avoir quitté la sphère du déni, une étape souvent inaccessible pour les jeunes endoctrinés.
Pour réduire le nombre de ces profils à risque, les deux magistrates référentes mineurs du Pnat intensifient leurs actions sur le terrain. "On se déplace beaucoup pour expliquer ce risque et cette menace, mais aussi pour rappeler la nécessité d'être vigilant et formé face à ces profils", explique l'une d'elles. Ces formations visent à outiller les acteurs locaux pour leur permettre de détecter les signes de radicalisation et d'intervenir. "La menace zéro n'existe pas", souffle la magistrate. Tout l'enjeu pour le Pnat est de parvenir, en ajustant ses pratiques, à la contenir.
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