: Grand entretien Mort du streameur Jean Pormanove : la "banalisation de la violence modifie les seuils de ce qui choque", pointe un professeur de psychologie sociale
"Le fait que n'importe qui puisse financièrement encourager des comportements humiliants peut instaurer un rapport de domination", prévient le chercheur Laurent Bègue-Shankland, une semaine après le décès en direct du streameur Jean Pormanove.
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Mises en scène ou bien réelles, la violence et l'humiliation sont-elles un divertissement comme les autres ? La mort en direct lundi 18 août de Raphaël Graven, plus connu sous son nom de streameur, Jean Pormanove ou "JP", a mis en lumière le côté obscur de la plateforme de streaming Kick, concurrent australien du géant Twitch.
Insulté et violenté par deux comparses pendant de longs mois contre rémunération des internautes, l'homme de 46 ans n'a pas succombé à un quelconque traumatisme physique, selon les premiers éléments de l'autopsie. Pour autant, "cette tragédie met en lumière tout un secteur trouble et juteux de l'activité numérique mondiale", estime Laurent Bègue-Shankland, professeur de psychologie sociale à l'université Grenoble Alpes, directeur de la Maison des Sciences humaines Alpes (CNRS/UGA) et auteur de Psychologie du bien et du mal (Odile Jacob, 2023, poche).
Fictions pour les uns, abus de faiblesse pour les autres… Ces contenus choquants rassemblent une large audience et interrogent sur le rapport de nos sociétés à la brutalité.
Franceinfo : La mort de Jean Pormanove met en lumière l'existence d'un type de contenus en ligne dans lequel on assiste à l'humiliation de personnes violentées, insultées, etc. La popularité de ces contenus vous surprend-elle ?
Laurent Bègue-Shankland : Jean Pormanove totalisait un demi-million d'abonnés. Derrière cette mort en direct après 300 heures de streaming se cachent d'innombrables violences diffusées en continu par les plateformes et qui font terriblement penser à une scène récente de la dystopie Black Mirror. Celles-ci vont de "challenges" risqués, de "défis" parfois mortels (se verser un seau d'eau glacée sur la tête, consommer abusivement de l'alcool, avaler des insectes, engloutir des reptiles…) à des séquences d'humiliation consentie ou de performances sexuelles. Rien de complètement nouveau, mais le live streaming permet une démultiplication glaçante de ce que la téléréalité trash de Jackass avait déjà inventé il y a vingt-cinq ans.
Qui est le public de ce type de vidéos ? Est-ce que n'importe qui peut se trouver attiré par cette cruauté mise en scène ?
Un premier mécanisme bien étudié depuis cinquante ans par les spécialistes des médias montre un effet de sélection : la plateforme attire des personnes en phase avec ses contenus. Par exemple, les personnes qui consomment des contenus violents dans les films ou les jeux vidéo sont beaucoup plus fréquemment des garçons ou des jeunes hommes ayant plus d'appétence pour l'agression et des niveaux d'empathie plus bas.
"Les plateformes de streaming sont devenues un lieu de spectacle de masse, mais repensons aux foules assoiffées de sang du Colisée, les terrains de joutes médiévales et autre place de Grève. TikTok n'a pas inventé l'humiliation publique !"
Laurent Bègue-Shankland, professeur de psychologie socialeà franceinfo
La nature humaine est fascinée par la violence. Les cavernes préhistoriques comportent des scènes d'affrontements sanglants. Et notre patrimoine culturel est rempli de livres de massacres, qu'il s'agisse de la Bible ou de L'Iliade, de L'Enfer de Dante ou de Macbeth de Shakespeare… Sur les écrans et dans le domaine fictionnel, la violence domine. Prenons le cinéma : sur 800 superproductions sorties les cinquante dernières années, 89 % contiennent de la violence, en constante augmentation, selon des estimations chiffrées.
Comme l'exprime à sa manière l'emblématique réalisateur Oliver Stone, "nous avons la violence en nous". Pour autant, la consommation de fictions violentes et la participation complice à la monétisation de la maltraitance à travers des pratiques humiliantes payées par les spectateurs ne peuvent évidemment pas être mises sur le même plan.
Justement, que retirent les spectateurs de cette violence réelle mise en scène à des fins de divertissement ? Des émotions ? Des sensations particulières ?
Les spectateurs de violence en streaming participent à un événement-limite, à un spectacle de transgression publique tout en restant dans leur fauteuil de gamers, ces derniers étant le public privilégié de ces plateformes. La recherche d'excitation et l'expiation de l'ennui en constituent les motifs.
A l'université de Grenoble, nous avons observé que la pratique de jeux vidéo ultraviolents modifiait temporairement l'activité cardiaque et élevait le stress. Dans la même veine, une étude de laboratoire menée en 2015 aux Pays-Bas a révélé que la présence de facteurs coagulants augmente dans les veines des spectateurs de films effrayants par rapport à ceux qui visionnent un documentaire : les films d'horreur "glacent" littéralement le sang.
Il faut aussi mentionner le voyeurisme, une curiosité morbide pour des scènes interdites. Plus de 15 millions de personnes ont visionné l'exécution du journaliste Daniel Pearl, assassiné à Karachi par des membres d'Al-Qaïda en 2002. Aujourd'hui, la mort et les formes de violence physique extrême restent des expériences auxquelles on est rarement confronté de manière directe dans de nombreux pays, alors que la mortalité par homicide était 10 à 100 fois plus importante dans l'aire occidentale au cours des deux derniers millénaires. D'où, peut-être, une curiosité accrue pour le spectacle du sang et de la violence.
Il faut ajouter à cela une dimension collective, la participation à un groupe de témoins-voyeurs-incitateurs, avec ses effets déresponsabilisant. Le fait que n'importe qui puisse financièrement encourager des comportements autodestructeurs et humiliants peut instaurer un rapport de domination qui subjugue les personnes vulnérables dans un rôle morbide.
En 2022, le philosophe Olivier Abel alertait dans un livre sur "la banalisation de l'humiliation". Il y décrit une société dans laquelle "il faut être humiliant pour ne pas être humilié". Trouvez-vous aussi que l'humiliation se banalise ou s'agit-il d'un effet de loupe médiatique ?
Puisque les événements choquants captent plus l'attention et génèrent des likes et des partages, ils agrègent rapidement le public et modifient également les seuils de ce qui choque, par un phénomène de désensibilisation. Les contenus violents produisent une banalisation de la violence et une forme de désensibilisation.
"Les victimes finissent aussi par risquer de susciter une forme d'indifférence, voire de blâme pour s'être prêtées à des pratiques humiliantes."
Laurent Bègue-Shankland, professeur de psychologie socialeà franceinfo
Le fait que des personnes précaires, psychologiquement fragiles ou en situation de handicap se trouvent exposées de manière aussi abjecte à l'humiliation publique contre rémunération ne peut rester sans réponse. Une manière de refuser la banalisation est sans doute de renforcer les moyens dédiés aux autorités de régulation du numérique afin de contenir et au besoin de sanctionner les opérateurs de streaming et leurs flux délétères. Dans son livre consacré à l'humiliation, Olivier Abel évoque précisément le concept de société décente, c'est-à-dire qui combat toute maltraitance et promeut la considération mutuelle.
Etre exposé à de telles scènes influe-t-il sur le comportement des spectateurs ? Je pense particulièrement aux plus jeunes ?
La majorité des recherches disponibles portent sur l'effet des fictions violentes sur le comportement d'enfants, d'adolescents ou de jeunes adultes. Par exemple, dans une étude, des enfants de 8 ans jouaient pendant 20 minutes à un jeu vidéo de combat violent, tandis que d'autres s'amusaient à un jeu de course. On les conduisait ensuite dans une salle de jeu où ils étaient filmés à leur insu pendant 15 minutes en train d'interagir avec d'autres enfants, tandis que des observateurs extérieurs estimaient divers aspects de leur comportement (est-ce qu'ils ont donné des coups de pied, pincé des camarades, etc.). Les résultats ont révélé que les enfants ayant joué au jeu de combat commettaient deux fois plus d'actes agressifs que ceux qui avaient joué une course de moto.
Une autre étude a consisté à interroger 430 enfants âgés de 9 à 11 ans ainsi que leurs camarades et leurs professeurs, deux fois à un an d'intervalle, et a confirmé que ceux qui jouaient davantage à des jeux vidéo violents lors du premier test attribuaient, un an plus tard, plus d'hostilité aux autres personnes qu'ils rencontraient, se montraient plus agressifs verbalement et physiquement, et étaient moins enclins à l'altruisme.
De même, dans la population générale, lorsque l'on recrute au laboratoire des participants de profils diversifiés et que l'on examine leurs pensées, émotions ou conduites après avoir visionné des contenus violents dans les minutes qui suivent, on constate une élévation de l'agression par rapport à un groupe témoin qui a visionné des scènes sans contenu violent.
Une récente synthèse des études menées sur les effets de l'exposition aux médias violents aux Etats-Unis confirme que le fait de voir des scènes violentes n'a pas un effet de purgation de la violence, contrairement à ce que l'on entend parfois. On observe l'inverse de la vieille thèse erronée de la catharsis : l'expérience émotionnelle de la violence ou l'exposition à des modèles violents la rend plus probable.
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