Récit Comment Joël Le Scouarnec, accusé de centaines de viols et d'agressions sexuelles, a-t-il pu échapper à la justice pendant trente ans ?

Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 18min
Les agressions sur les patients de Joël Le Scouarnec se déroulaient généralement dans la chambre d'hôpital des enfants, quand ils étaient seuls. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)
Les agressions sur les patients de Joël Le Scouarnec se déroulaient généralement dans la chambre d'hôpital des enfants, quand ils étaient seuls. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)

Le septuagénaire comparaît pendant quatre mois devant la cour criminelle du Morbihan, poursuivi pour des viols et des agressions sexuelles sur près de 300 victimes durant des décennies de pratique médicale dans divers hôpitaux. C'est une petite voisine qui a permis de mettre fin à trente ans d'impunité.

Pendant trois décennies, à longueur de pages, Joël Le Scouarnec a relaté des centaines de viols et d'agressions sexuelles dans ses journaux intimes. "JE SUIS PÉDOPHILE", clamait cet ancien chirurgien, aujourd'hui âgé de 74 ans, en lettres majuscules. C'est sa voisine de 6 ans qui a finalement permis de mettre fin à trente ans d'impunité, en le dénonçant à ses parents, en avril 2017. Elle est la dernière victime de ce spécialiste de la chirurgie digestive, condamné le 3 décembre 2020 à quinze ans de prison par la cour d'assises de Charente-Maritime, reconnu coupable du viol de la fillette mais aussi d'une nièce, ainsi que d'agressions sexuelles sur une jeune patiente et une autre nièce. 

Ce procès avait duré quatre jours, à huis clos. Celui qui s'ouvre à Vannes ce lundi 24 février est d'une tout autre ampleur : à l'issue de quatre ans d'instruction, le parquet de Lorient a requis, fin septembre, le renvoi de Joël Le Scouarnec devant la cour criminelle du Morbihan pour des viols et agressions sexuelles sur 299 victimes, des patientes et patients en majorité mineurs au moment des faits. Dans ce procès-fleuve, qui doit durer quatre mois, le septuagénaire encourt jusqu'à vingt ans de réclusion criminelle. Une question taraude les enquêteurs et au-delà : comment des faits aussi graves ont-ils pu avoir lieu sans être dénoncés ? 

Une nièce sous emprise

Joël Le Scouarnec n'a gardé aucun souvenir de son enfance, hormis "les livres et le travail scolaire". Mais à 7 ans, il connaît déjà son avenir : il sera chirurgien. Une vocation qui gonfle d'orgueil ses parents modestes. Le père est ébéniste puis employé de banque. La mère s'occupe des trois enfants et fait des ménages. Dans le pavillon de Villebon-sur-Yvette (Essonne), Joël, l'aîné, dissèque la tête du lapin dominical pour s'exercer. A 15 ans, son père l'emmène devant le bâtiment où le grand-père est autopsié, après un accident de la route. "Je n'ai rien manifesté, rien ressenti. Mon père m'a dit que j'étais froid comme mon grand-père l'avait été", confie aux enquêteurs celui qui est bien devenu médecin.

Joël Le Scouarnec rencontre la première et seule femme de sa vie à l'externat de l'Hôtel-Dieu à Paris, où il "flashe" sur cette aide-soignante. Le couple se marie en 1974, s'installe à Palaiseau (Essonne). Joël rate deux fois son internat – la seule fois où son épouse le voit pleurer – avant d'intégrer celui de Nantes. Un premier fils naît en 1980, puis un second, deux ans plus tard. Sa femme se consacre à leur éducation, son mari exerce à la clinique de Loches (Indre-et-Loire). La famille Le Scouarnec s'installe à 5 km de là, dans le manoir de Vauroux à Perrusson, une belle bâtisse du XVe siècle dans laquelle ils reçoivent en grande pompe. Sous le vernis social, pourtant, l'intimité du ménage se dégrade. C'est du moins l'argument donné par Joël Le Scouarnec pour expliquer sa première agression sur une petite fille, sa nièce Nathalie*.

"Mon attirance pour les jeunes enfants s'est déclenchée avec ma nièce, cela devait être en 1985 ou 1986. Elle était très câlins, elle venait sur mes genoux. Mes relations avec mon épouse étaient dégradées. J'ai reporté ma sexualité sur cette petite fille. Elle a été l'élément déclencheur."

Joël Le Scouarnec

lors d'un interrogatoire

Selon les fichiers où Joël Le Scouarnec liste ses victimes potentielles, baptisées "Vulvettes" et "Quéquettes", ses premières agressions sont en réalité datées de 1984. Nathalie a alors 7 ans. Lors de son audition, elle explique comment "l'emprise" de cet oncle chirurgien l'a enfermée dans le silence.

L'omerta d'une famille incestueuse

Un jour, la mère de Nathalie finit par surprendre son beau-frère en train d'embrasser le haut des fesses de sa fille. Elle n'en parle pas. L'agression sexuelle qu'elle affirme avoir elle-même subie de la part d'un cousin quand elle était jeune la bloque. "Je me suis demandé si j'étais folle, si je voyais le mal partout, j'ai peut-être voulu éviter de perturber ma fille davantage", justifie-t-elle devant les enquêteurs.

La sœur de Joël Le Scouarnec découvre à son tour, en 1999, que ses deux filles ont été agressées par leur oncle. Cela a commencé, lui disent-elles, dix ans plus tôt, devant le piano du manoir, pour se poursuivre dans la maison neuve où la famille a déménagé, à Loches, un an après la naissance du petit troisième. Joël Le Scouarnec entre la nuit dans la chambre de ses nièces pour les prendre en photo pendant leur sommeil, dans des poses suggestives – des images versées au dossier. La plus grande, Aurélie*, se souvient des flashs. La plus petite, Helena*, se remémore avoir dû poser en plein jour, avant de subir pénétrations digitales et cunnilingus. 

Leur mère parle à son frère lors d'un trajet en voiture. Il reconnaît les faits, s'effondre, fume cigarette sur cigarette. Elle lui dit qu'elle l'aime. Mais lui demande de se faire soigner. Les grands-parents sont mis au courant lors d'un déjeuner familial. "Ma famille est détruite mais il n'y a pas mort d'homme, ce n'est pas un crime", rétorque le patriarche. Aucune plainte n'est déposée.

"Ma mère m’a demandé si je voulais porter plainte. J’ai dit non. Joël était sur un piédestal et je me sentais déjà assez coupable comme cela. Je voulais oublier."

Helena*

lors d'une audition

Peine perdue. "Elles se couchent et se réveillent avec cela tous les jours de leur vie", souligne leur avocate, Delphine Driguez. Au fil de leurs auditions, les gendarmes découvrent une famille minée par des relations incestueuses et l'omerta qui les entoure. Le cadet des enfants Le Scouarnec révèle avoir été violé par son grand-père quand il était petit. Sa propre mère affirme avoir été agressée sexuellement par un oncle et un cousin.

Que savait-elle des agissements de son époux ? En "1995 ou 1996", elle lui demande s'il est attiré par les petites filles après avoir surpris un regard "bizarre" sur une copine de leur fils. A la même période, il écrit dans ses journaux intimes informatiques, tenus depuis 1990 : "Un cataclysme vient de s'abattre sur moi, elle sait que je suis pédophile." Internet n'existe pas encore et Joël Le Scouarnec nourrit ses fantasmes autrement. Il dessine des fillettes, achète des poupées et des textes pédophiles dénichés dans des librairies de la rue Monsieur-le-Prince à Paris. Le tout est enfermé à clé dans une armoire. 

Des passages à l'acte sous couvert de geste médical

Les "activités pédophiles"  de Joël Le Scouarnec dépassent de loin le cercle familial. D'après ses écrits, ses journées sont rythmées par plusieurs agressions sexuelles commises à l'hôpital, où il opère les appendicites. Les gendarmes constatent que son "mode opératoire est toujours le même. Il s'agit de caresses sur le sexe puis de pénétrations digitales pour les petites filles et de caresses et/ou fellations pour les petits garçons". "Le mis en examen paraît ne pas vouloir franchir les limites qu'il s'est lui-même fixées, à savoir la pénétration dans le sexe d'un enfant avec son propre sexe", notent-ils.

Les agressions des plus jeunes, entre 3 et 10 ans, se déroulent généralement dans la chambre, quand l'enfant est seul. Joël Le Scouarnec prétexte une auscultation, demande s'ils cicatrisent bien, s'ils ont "des brûlures en faisant pipi" et passe à l'acte sous couvert de geste médical.

"L'avantage des petites filles de cet âge, c'est qu'on peut les toucher sans qu'elles se posent trop de questions."

Joël Le Scouarnec

dans ses carnets

Pour les plus âgés, entre 12 et 15 ans, voire plus (certaines victimes sont âgées de plus de 20 ans), il dit agir au bloc ou en salle de réveil, quand ses patients sont endormis ou comateux. Plusieurs fois, il raconte avoir failli être pris sur le fait. "Et c'est là que nous fûmes surpris dans notre intimité complice et que je dus te quitter précipitamment. J'aurais voulu te revoir seule. Lorsque je suis entré dans ta chambre, hélas ta mère était déjà là", écrit-il en juin 1991. "Le risque décuple le plaisir."

Gardé à vue en 2004, condamné en 2005

Joël Le Scouarnec serait allé jusqu'à agresser des enfants dans son bureau. Le reste du temps, il y stocke ses poupées et y consulte des fichiers pédopornographiques. Ses connexions illicites finissent par être repérées dans le cadre d'une vaste opération menée par le FBI. A trois reprises, Joël Le Scouarnec a utilisé sa carte bancaire pour se connecter et télécharger des images sur un site russe basé aux Etats-Unis.

Les gendarmes débarquent fin 2004 dans la nouvelle maison achetée à Plescop (Morbihan). Sa femme et l'un de ses fils assistent à la perquisition. L'ordinateur familial est saisi. Au retour de sa garde à vue, Joël Le Scouarnec a l'air serein. "Comme s'il revenait d'une séance de cinéma", résume sa femme. Celle-ci assure aux enquêteurs être "tombée des nues". Une version contredite par plusieurs témoignages, qui affirment qu'elle savait depuis bien plus longtemps. Sa sœur assure lui avoir parlé de ses "soupçons" dès 1997.

"Elle m’a répondu que beaucoup d’hommes aiment les petites filles."

La belle-soeur de Joël Le Scouarnec

aux enquêteurs

Toujours est-il que le couple vole officiellement en éclats et se sépare, sans divorcer. Le 13 octobre 2005, Joël Le Scouarnec comparaît aux côtés d'un chirurgien-dentiste et d'un retraité. La décision tombe le 17 novembre : quatre mois de prison avec sursis, sans obligation de soins ni restrictions dans son exercice médical. "Aucune image litigieuse n'a été retrouvée à son domicile", précise le jugement. "Les gendarmes ne sont pas allés chercher plus loin et se sont cantonnés au b.a.-ba" , déplore Francesca Satta, avocate de plusieurs parties civiles dans ce qui va devenir "l'affaire Le Scouarnec" des années plus tard.

Des alertes sans suites

De fait, Joël Le Scouarnec conserve tout dans son bureau depuis l'épisode de 1996 avec sa femme. Cette dernière ne veut rien savoir de sa condamnation. Les enquêteurs tancent l'ancienne aide-soignante à ce sujet : "Ne pensez-vous pas que vous avez cherché à dissimuler cela sous la forme d'un secret de famille, dont l'image aurait pu être grandement ébranlée, sans compter la perte pécuniaire ?" "Non, pas du tout, absolument pas", soutient celle qui est décrite par plusieurs personnes de son entourage comme une femme qui a tout fait pour sauver les apparences afin de garder son train de vie d'épouse de chirurgien. Une de ses nièces va même jusqu'à évoquer un "pacte" entre les époux : le silence contre l'argent.

De son côté, Joël Le Scouarnec se garde bien de prévenir le nouvel hôpital dans lequel il exerce à Quimperlé. Rien ne l'y oblige. Seul un changement de département, et donc de Conseil de l'ordre des médecins, nécessite de produire un casier judiciaire. A cette époque, le parquet n'a pas non plus l'obligation de transmettre la condamnation, comme le prévoit une circulaire depuis 2013. Son affaire finit toutefois par arriver aux oreilles d'un psychiatre. Thierry Bonvalot en informe le directeur de l'hôpital. Son courrier est motivé par d'autres éléments. Joël Le Scouarnec a défendu avec véhémence un collègue radiologue accusé d'agressions sexuelles et de viols par des patientes. Mohammed Fréhat a été condamné en 2015 à 18 ans de prison pour ces faits.

"Il m’a dit que je me mêlais de ce qui ne me regardait pas et que je devais avoir des problèmes sexuels pour faire chier autant le monde."

Thierry Bonvalot, psychiatre

à franceinfo

Une autre fois, Joël Le Scouarnec raconte une opération à Thierry Bonvalot. L'oreille aguerrie du psychiatre entend "un festival de métaphores sexuelles". Il est alors convaincu que "ses fantasmes pédophiles interfèrent dans sa pratique". Il lui demande de démissionner. "Vous ne pouvez pas m'y obliger", répond Joël Le Scouarnec en regardant ses chaussures.

De Quimperlé à Jonzac

Un autre médecin, mis au parfum, alerte le Conseil de l'ordre des médecins du Morbihan. Joël Le Scouarnec est convoqué le 22 novembre 2006 pour un entretien qui se déroule "dans un climat cordial". Le chirurgien demande à un tiers d'être présent lors de ses consultations pour "le protéger". La décision revient à l'époque à la direction départementale des affaires sanitaires et sociales. Le directeur de l'hôpital leur adresse un courrier où il assure n'avoir que de "vagues informations sur les faits reprochés" et dresse un portrait élogieux de son chirurgien, "un praticien hospitalier sérieux et compétent", "affable", dont "l'arrivée a permis de sortir l'établissement d'une crise grave générée par le départ massif de praticiens hospitaliers en 2001". Joël Le Scouarnec continue à exercer à Quimperlé.

Fin 2007, l'hôpital de Quimperlé ferme son service de chirurgie et Joël Le Scouarnec part s'installer en Charente-Maritime. Il obtient un poste à l'hôpital de Jonzac, qui manque lui aussi cruellement de praticiens. La directrice, qu'il informe de sa condamnation, a l'impression qu'il a "quitté le Morbihan pour se refaire une virginité". Mais "comme il n'y a pas eu d'agression physique" dans l'affaire jugée en 2005, elle ne prend "pas de mesures particulières". Rien non plus du côté du Conseil de l'ordre des médecins du département. "Il n'y avait aucun élément nouveau, aucun signalement de victimes ou de la communauté hospitalière", justifie son vice-président Jean-Marcel Mourgues. Il pointe "un contraste vertigineux entre la vacuité du dossier Le Scouarnec et les faits qui ont émergé en 2017".

L'un de ses collègues en chirurgie viscérale révèle pourtant aux enquêteurs avoir arrêté de l'inviter à dîner chez lui, sa femme l'ayant alerté sur des gestes déplacés envers leur petite fille. Les gendarmes découvrent aussi qu'un anesthésiste en poste à Jonzac au même moment que Joël Le Scouarnec a lui aussi été condamné pour détention d'images pédopornographiques en 2008. Ils retrouvent la trace de trois appels entre les deux hommes. Le chirurgien a-t-il bénéficié de complicités ? A ce stade, l'enquête n'a pas permis de le démontrer.

Le silence enfin rompu en 2017

Le nombre de ses victimes présumées à l'hôpital décroît avec le temps. Ce chiffre, qui tournerait autour de 30 par an en moyenne entre 1990 et 1995, est réduit de moitié après sa condamnation et tombe à trois ou quatre pour s'arrêter, semble-t-il, en 2015. Le chirurgien, âgé de 65 ans, est en prolongation d'activité et a moins de patients. Il se rabat sur la consultation addictive et boulimique d'images pédopornographiques dans sa maison insalubre de Jonzac. Joël Le Scouarnec collectionne ses photos et ses perversions comme il collectionnait autrefois les titres de livres ou d'opéras.

"Tout en fumant ma cigarette du matin, j'ai réfléchi au fait que je suis un grand pervers. Je suis à la fois exhibitionniste, voyeur, sadique, masochiste, scatologique, fétichiste, pédophile. (...) Et j'en suis très heureux."

Joël Le Scouarnec

dans ses carnets

Le 25 décembre 2016, il conclut l'année ainsi : "Je suis pédophile et je le serai toujours." En dehors de son travail, son seul contact avec l'extérieur est cette famille de l'autre côté de la palissade du jardin. Une petite fille vit là, tout près. Un jour, une tempête arrache une partie de la clôture. "Cela a été l'élément déclencheur. Elle pouvait me voir, je pouvais la voir." Le 2 mai 2017, Joël Le Scouarnec s'engouffre dans la brèche et agresse sa petite voisine de 6 ans.

Pour Lucie*, il n'est ni un chirurgien, ni un oncle influent. Juste un vieux voisin hirsute. Elle en parle à ses parents, qui portent plainte immédiatement. Le silence est rompu. "Le jour du 2 mai va me permettre de nettoyer une vie de pédophile de 30 ans", veut croire Joël Le Scouarnec en garde à vue. Selon son avocat Thibaut Kurzawa, l'ancien chirurgien a vécu son arrestation comme un "soulagement". Pour autant, son client minimise les faits qui lui sont reprochés, reconnaît ceux qui sont prescrits, acquiesce aux attouchements mais nie les viols. Les pénétrations digitales ? "Des excès de langage." Les pénétrations rectales ? "Des gestes médicaux."

"Il est très pointu dans la manipulation et la contre-argumentation, c'est un des ingrédients clés de cette affaire", estime le psychiatre Thierry Bonvalot, qui aurait préféré "mille fois se tromper" sur le cas Joël Le Scouarnec. Sa "manie de tout classer" et de tout consigner a fini par le perdre. Et par nourrir le plus grand dossier de pédocriminalité de l'histoire judiciaire française.

* Les prénoms ont été modifiés.


Cet article est une version reprise et mise à jour d'un récit publié en 2020, au moment du premier procès de Joël Le Scouarnec.

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