: Reportage "C'est une honte pour la France" : à Mayotte, la reconstruction se fait attendre, six mois après les ravages du cyclone Chido
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De nombreux Mahorais dénoncent l'insuffisance des indemnisations proposées par les assurances et la lenteur des pouvoirs publics, alors que leurs habitations sont toujours détruites.
Un canapé, un ventilateur et... un enchevêtrement de poutres, de laine de verre et de tiges en métal. Six mois après le passage de Chido, rien n'a changé au premier étage de la maison de Saïd, à Mamoudzou, la préfecture de Mayotte. Le 14 décembre dernier, le cyclone a arraché le toit, détruit le faux plafond, noyé les meubles. Et depuis ? Rien. "Je n'ai même pas l'argent pour déblayer ça", souffle le géographe, en chemise et pantalon de costume. Un drap housse est resté accroché au matelas, dans une chambre ouverte aux quatre vents. "C'est comme si le cyclone était passé hier."
Au rez-de-chaussée, les traces noires d'humidité relient le plafond au carrelage. La peinture s'effrite. "Cette maison, c'est le projet d'une vie, je voulais qu'elle soit accueillante. Maintenant, j'habite dans une seule pièce sans fenêtre", explique Saïd, désemparé. Dans la chambre de sa fille, une maison de poupée gît au milieu des décombres. Ce père de deux enfants a dû se résoudre à les envoyer dans l'Hexagone.
"C'est trop difficile de vivre ici. Aujourd’hui, on est totalement abandonnés. Et ça, je ne le comprends pas."
Saïd, habitant de Mamoudzouà franceinfo
Un peu partout sur l'île, des ouvriers s'affairent sur les toits, reconstruisent les charpentes emportées par le cyclone. Mais de très nombreux Mahorais vivent encore à ciel ouvert, avec de simples bâches trouées ou des tôles de récupération au-dessus de leur tête. En décembre, plus de la moitié des bâtiments ont été détruits ou endommagés par Chido dans certaines zones de l'île. Combien ont été reconstruits depuis ? Bien trop peu, estiment les habitants.
"On a touché zéro euro pour le moment"
Joëlle, habitante de Petite-Terre, ne décolère pas. "Toutes les tôles du toit ont été soulevées, comme le couvercle d'une casserole", mime la sexagénaire devant sa grande maison, dont la toiture avait pourtant été refaite il y a quelques années. Ses enfants et des amis ont bien fixé des vieilles tôles rouillées pour éviter que la pluie n'abîme encore un peu plus les meubles en bois, mais ce rafistolage ne calme pas l'anxiété de la propriétaire, obligée de prendre des somnifères depuis le passage du cyclone.
En faisant le tour de sa propriété, fièrement construite par la famille en 1998, Joëlle ne peut s'empêcher de regarder le plafond troué. "J'ai des serpillières prêtes. Ça dégouline de partout", lance-t-elle en pointant une chaise recouverte de tissus multicolores. De longues fissures lézardent aussi les murs porteurs. "On est dans une colère monstrueuse", résume la retraitée. Une colère d'abord dirigée contre les assurances.
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Seule 6% de la population possède un contrat multirisques à Mayotte, selon la Caisse centrale de réassurance. Joëlle, qui en fait partie, a bien touché quelques milliers d'euros pour commencer les travaux, mais elle conteste l'estimation de l'expert mandaté sur l'île. Une contre-expertise a évalué ses dégâts à plus du double de ce que l'assurance lui propose. "Je demande un peu de décence, un peu d'humanité", souffle l'ancienne fonctionnaire.
Les conflits avec les assurances sont monnaie courante sur l'île. A quelques centaines de mètres de là, Wilson est lui aussi "fatigué" de se battre. "On a touché zéro euro pour le moment. Je vais péter un câble", s'impatiente ce locataire, devant sa voiture aux vitres explosées. "L'assurance m'a proposé 6 000 euros pour tout ce que j'avais dans la maison…", explique-t-il. Bien insuffisant selon lui, alors que tous ses meubles sont endommagés et que sa femme ne peut plus travailler comme assistante maternelle à leur domicile.
"C'est tellement infernal que je voulais mettre un conteneur devant l’assurance. Il faut qu'elle prenne ses responsabilités !"
Wilson, habitant de Pamandzià franceinfo
A Mamoutzou, Saïd n'a lui non plus pas reçu le moindre centime de son assurance. "Nous avons essayé de tout faire bien : avoir une maison avec permis, payer notre assurance... Mais six mois après, ils essaient de trouver des petits astérisques pour ne pas débloquer l'argent", peste-t-il. Une réalité d'autant plus difficile à accepter que les assureurs affirmaient, dès février, qu'ils allaient verser près de 500 millions d'euros d'indemnisation pour Mayotte.
"Les grands discours ne sont que du vent"
Les assureurs ne sont pas les seuls à avoir fait miroiter des sommes avec beaucoup de zéros, quelques semaines après le passage de Chido. Un fonds d'indemnisation pour les sinistrés non assurés a également été annoncé par Emmanuel Macron dès le mois de décembre, puis un plan de refondation doté de plusieurs milliards pour les années à venir. "Les grands discours ne sont que du vent. Il n'y a rien derrière. C'est encore pire que Chido", s'exaspère Saïd. "C'est une honte pour la France", renchérit Joëlle.
Dans les bureaux de la préfecture de Mayotte, le ton est bien différent. "Si l'on compare à l'ouragan Irma [qui a détruit une partie des îles françaises de Saint‑Barthélemy et de Saint‑Martin en 2017], la reconstruction va beaucoup plus vite", assure la sous-préfète Clémence Lecœur, envoyée en renfort à Mayotte. "Nous sommes parvenus à rétablir l'eau et l'électricité en deux fois moins de temps", illustre-t-elle, avant de rappeler les dispositifs prévus pour les particuliers, comme un prêt à taux zéro pour accompagner la reconstruction.
Après la phase d'urgence, qui a permis de déblayer les routes, de reprendre les liaisons aériennes et de raccorder les habitants à l'eau, l'électricité et le téléphone, la préfecture s'attelle désormais à remettre en état les bâtiments publics priorisés par les collectivités locales.
L'armée en renfort
Devant l'ampleur de la tâche, les autorités peuvent compter sur le bataillon reconstruction. Ces militaires s'activent sur les chantiers prioritaires, comme la mairie de Bandraboua, dans le nord de Grande-Terre. Le bâtiment public, perché sur une colline, avec une vue imprenable sur le lagon, a été soufflé par Chido. "À l'intérieur, tout était sens dessus dessous. Nous avons dû refaire la charpente et reposer des tôles", explique le capitaine Marceau, commandant de la 31e compagnie du génie de l'armée de terre.
Dans la mairie dévastée, une salle de réunion sert à stocker le bois, le hall d'accueil est devenu un atelier de découpe pour la charpente… Pendant plusieurs semaines, une vingtaine d'hommes se sont relayés ici pour reconstruire le toit. La mairie est désormais sortie d'affaire et la commune va pouvoir prendre le relais pour réaménager l'intérieur. "On a stabilisé le patient. Maintenant, on va le donner aux chirurgiens", illustre le colonel Torrent, nouveau chef de corps du bataillon reconstruction. Les 400 militaires mobilisés, en provenance de toutes les armées, sont attendus partout. "On a une cinquantaine de chantiers lancés et la liste d'attente commence à s'épaissir", renchérit le colonel.
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Dans cette course contre la montre, militaires et civils rencontrent des obstacles communs, à l'image du manque de matériaux et d'artisans sur le territoire. "Tous les prix ont flambé. Ce n'était plus du bois qu'on achetait, c'était de l'or !", s'indigne Joëlle, qui a dû se résoudre à colmater les trous de son toit avec des matériaux de récupération. L'enjeu est fondamental pour que les logements soient plus résistants aux catastrophes naturelles, amenées à s'intensifier à cause du changement climatique. "Il faut éviter de faire des pansements sur des plaies ouvertes", alerte Matthieu Hoarau, directeur régional de la Fondation pour le logement dans l'océan Indien.
"Sortir d'une approche technocratique"
En première ligne, les habitants des gigantesques bidonvilles de Mayotte qui ont dû reconstruire leurs bangas, ces frêles habitations en tôle, dès le lendemain du passage du cyclone qui les a anéantis. Et pour cause : les solutions de relogement pérennes ont toujours du mal à émerger sur l'île. Or, "quand on fait du précaire pour des personnes précaires, c'est catastrophique", prévient Matthieu Hoarau, qui appelle à la construction massive de logements sociaux qualitatifs.
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Des architectes se sont également penchés sur la question. Ning Liu, enseignante-chercheuse à l'Ecole nationale supérieure d'architecture de La Réunion est retournée à Mayotte avec ses étudiants après le cyclone. "On voit que certains bâtiments récents en béton n'ont pas résisté à Chido, il faut sortir d'une approche technocratique qui veut imposer la même architecture moderne partout", explique la cofondatrice de l'agence Building for Climate.
"Il ne faut pas reconstruire comme avant, mais s'adapter à la culture de Mayotte et aux risques climatiques."
Ning Liu, architecteà franceinfo
Face à ces défis, les représentants du secteur veulent accélérer la cadence, après une grève de trois mois chez Colas, la principale entreprise de travaux publics de l'île. "Aujourd'hui, on a repris une activité normale, les entreprises mahoraises seront au rendez-vous", assure Julian Champiat, président de la Fédération mahoraise du bâtiment. Le chef d'entreprise doit justement embaucher cinq nouveaux employés, en cet après-midi de la fin mai, pour répondre aux demandes et aux appels d'offres qui commencent à affluer. Il réclame "une planification" rapide des grands chantiers à venir.
La stratégie Notre-Dame
Cette mission a été confiée au général Facon. "En décembre 2024, on m'a appelé pour me demander si je voulais aider mes compatriotes mahorais. J'ai tout arrêté pour venir ici", explique l'ancien commandant de l'opération Barkhane au Sahel, assis face au lagon. Depuis le passage du cyclone, il multiplie les allers-retours entre l'Hexagone et le 101e département français pour réfléchir à la stratégie de refondation de l'île, prévue entre 2026 et 2031, avec la création d'une établissement public de reconstruction, opérationnel dès le mois de juillet.
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Sécurité, école, eau, transports... "Il y a aucun sujet que l'on ne traite pas", assure le général Facon, imperméable aux critiques qui affirment que le constat a déjà été fait et que les plans s'empilent depuis des années pour Mayotte, sans résultat. "Il faut faire les choses dans l'ordre", nuance-t-il. "A Notre-Dame, ils ont commencé par démonter l'échafaudage en fer. C'était long, mais nécessaire. A Mayotte, il faut que l'on commence par traiter la question foncière." Malgré les expulsions, des milliers de parcelles privées sont toujours occupées par des personnes sans titre de propriété, freinant de nombreux projets d'infrastructures.
"Ma mission durera autant de temps que nécessaire."
Le général Facon, préfigurateur de l'établissement public chargé de coordonner la reconstructionà franceinfo
Une vision à long terme saluée par certains, mais décriée par de nombreux habitants qui s'impatientent. "Je crois à la République et à ses valeurs. Mais là, il aurait fallu un vrai accompagnement de l'Etat. Un accueil spécial dans chaque mairie. Une agence pour orienter les personnes...", liste Saïd, sur sa terrasse couverte de déchets laissés par le cyclone. Il s'interroge tout haut : "Est-ce que les autorités sont conscientes du chaos qu'elles sont en train de laisser sur ce territoire ?"
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