"Personne n'est capable de donner un chiffre" : à Mayotte, le bilan humain du cyclone Chido fait toujours débat
Officiellement, la préfecture fait état d'une quarantaine de morts et d'autant de disparus. Mais les Mahorais interrogés par franceinfo sont persuadés que ces chiffres sont largement sous-estimés. Plusieurs élus se battent désormais pour faire toute la lumière sur le nombre de victimes.
Combien de morts le cyclone Chido a-t-il laissés sur son passage ? Six semaines après la catastrophe qui a dévasté l'archipel, les autorités dénombrent seulement 40 morts à Mayotte ainsi qu'une "quarantaine de disparus", selon les dernières déclarations du préfet François-Xavier Bieuville. Un décompte qui n'a presque pas bougé depuis fin décembre. Mais ce nombre, qui correspond uniquement aux décès enregistrés par le centre hospitalier de Mamoudzou, provoque l'étonnement des Mahorais.
"Tout le monde sait que le bilan est plus important, c'est l'éléphant au milieu de la pièce", souffle Dominique Voynet, ancienne directrice de l'Agence régionale de santé de l'archipel. La députée écologiste a fait passer un amendement à loi d'urgence pour Mayotte, adoptée mercredi 22 janvier, pour réclamer au gouvernement un bilan exhaustif de la catastrophe dans un délai d'un mois. "La réparation, cela passe aussi par le fait de dire la vérité aux gens, explique-t-elle. Je n'ai rencontré personne qui croit à ce bilan de l'Etat. Pour autant, personne n'est capable de donner un chiffre."
"On a l'impression qu'on essaie de fermer les yeux"
Au lendemain du passage de Chido, les autorités ont d'abord évoqué "plusieurs centaines" voire "quelques milliers" de morts. Et les images aériennes des paysages dévastés et des bidonvilles ravagés ont effectivement laissé craindre le pire.
Mais au fil des jours, le gouvernement s'est montré beaucoup moins alarmiste. Le 23 décembre, le Premier ministre François Bayrou a finalement évoqué des "dizaines" et "pas des milliers" de victimes. "François Bayrou a d'abord comparé la situation à Mayotte avec l'éruption de la Montagne Pelée en Martinique en 1902, qui a fait 30 000 morts. Il devait avoir des informations pour dire ça, s'étonne le sénateur mahorais Saïd Omar Oili. Donc quand j'entends aujourd'hui 40 morts, ça me paraît un peu hasardeux." Et l'élu d'évoquer sa "colère" et son "incompréhension" face à ce silence des autorités.
"L'Etat se déshonore en refusant de faire la clarté sur la situation réelle des gens disparus sur une partie de son territoire."
Saïd Omar Oili, sénateur de Mayotteà franceinfo
Dès le début, les chiffres officiels ont semé le trouble dans la population. D'autant que les témoignages et les expériences de terrain s'accordent mal avec le bilan des autorités. L'élu raconte avoir été marqué par sa visite du banga de La Vigie, un bidonville de Petite-Terre. "Arrivé sur place, j'ai vu le silence et surtout, en tant qu'élu depuis 25 ans, je n'ai pas vu mes électeurs", affirme-t-il.
Haïdar Attoumani Saïd, co-président de la FCPE de Mayotte, ne trouve pas non plus "crédible" ce chiffre de 40 morts : "Rien que dans mon village, Acoua, il y a officiellement un mort. Mais tout le monde sait que le nombre réel est de quatre morts, témoigne-t-il. On a l'impression qu'on essaie de fermer les yeux sur cette réalité, alors que dans n'importe quelle réunion publique, tout le monde en parle."
"Beaucoup d'enterrements ont été faits très rapidement"
"J'ai aussi ce sentiment de bilan très minoré, 40 morts ça me paraît très peu. Ensuite, difficile de poser un bilan définitif, avec notamment le nombre de bidonvilles touchés", témoigne Nathan Weimer, bénévole à la Protection Civile, qui a participé au déblayage à Mayotte pendant plusieurs jours en décembre. "Il est évident que les chiffres sont beaucoup plus importants. Beaucoup d'enterrements ont été faits très rapidement, parfois des clandestins qui ne voulaient pas se signaler. Je crains qu'on ne parvienne pas à déterminer le nombre de morts", craint de son côté Henri Nouri, secrétaire départemental du Snes-FSU. Cette question des inhumations effectuées dans les vingt-quatre heures pour respecter le rituel musulman revient souvent dans les échanges. "Une source bien placée, dont je ne doute pas, m'affirme que des imams ont évoqué des enterrements de 30 personnes", assure ainsi le sénateur Saïd Omar Oili.
"Les gens ont commencé à avoir peur de parler, car enterrer quelqu'un de cette manière, c'est passible de peines d'amende et d'emprisonnement."
Saïd Omar Oili, sénateur de Mayotteà franceinfo
Catherine Veyrier, membre du Snes-FSU, s'est fait la promesse de ne pas "lâcher l'affaire". Elle interroge ses proches et les parents d'élèves, qui lui font tous part de leur scepticisme. "Plusieurs personnes me rapportent des enterrements d'enfants dès l'accalmie à Koungou et à La Vigie, mais il y a une anxiété dans la population, les gens ont peur de parler", confirme cette professeure d'histoire-géographie. "On m'a rapporté dans un premier temps le témoignage d'un imam qui aurait enterré environ 70 personnes, un autre qui parle de 40", confie Younoussa Abaine, jeune retraité du service cadial au conseil départemental. Recontacté à ce sujet le lendemain, il se montre plus prudent. "Aujourd'hui, après enquête auprès des imams et des cadis [institution coutumière et religieuse à Mayotte], personne ne peut prouver qu'il y a eu plus de décès liés au cyclone, même si tout le monde pense le contraire."
"On ira jusqu'au bout de cette enquête"
"Beaucoup de fausses informations ont circulé", assure de son côté une source proche des autorités sous couvert d'anonymat. "Les forces de l'ordre sont allées sur le terrain pour interroger les communautés et après enquête, ceux qui avaient parlé de ces enterrements se sont rétractés. Ils espéraient juste de l'argent en dédommagement." Interrogé sur les doutes au sujet du bilan, le 8 janvier en conférence de presse, le préfet François-Xavier Bieuville a d'abord démenti le chiffre de 60 000 disparus qui a circulé. Il s'est ensuite accroché à ses chiffres provisoires et a rappelé qu'un travail d'investigation mené avec les forces de l'ordre était toujours en cours concernant la quarantaine de disparus, promettant toute la transparence sur le bilan final.
"Il est impossible de concevoir que nous puissions à un moment ou à un autre invisibiliser des victimes."
François-Xavier Bieuville, préfet de Mayotteen conférence de presse
Mais pour beaucoup, cela ne suffit pas à écarter les doutes. Saïd Omar Oili, qui siège au Sénat dans le groupe macroniste, a donc demandé à ses collègues du palais du Luxembourg l'ouverture d'une commission d'enquête sur la gestion de Chido. "Il faut clarifier la situation et que cela nous serve de retour d'expérience, explique-t-il. Je n'arriverai pas à faire mon deuil tant que la lumière ne sera pas faite." Mais il n'a pas trouvé beaucoup de soutiens dans son camp. "On m'a répondu que j'allais mettre en difficulté le gouvernement, peste-t-il. Mais je ne me pardonnerais pas de céder à la politique, on ira jusqu'au bout de cette enquête."
"Pourquoi ces corps n'auraient pas le droit à une mémoire et à un enterrement digne ? Quelle société ne veut pas connaître le nombre de morts d'une catastrophe ? s'indigne aussi Catherine Veyrier. Tout le monde s'en fout de ces décès et des enterrements illégaux, parce qu'ils concernent surtout les clandestins." Ils sont plusieurs à soupçonner une omerta de la parole officielle. "Les autorités ne veulent pas se mouiller pour plusieurs raisons : d'abord, elles n'ont aucun chiffre sur le nombre d'habitants des bidonvilles. Et elles ont laissé ces personnes, à majorité en situation irrégulière, habiter dans ces zones dangereuses. Elles ne veulent pas être tenues responsables", estime un journaliste sur place, sous couvert d'anonymat.
"Je ne suis pas sûr d'avoir une réponse définitive"
La question du recensement se révèle cruciale à Mayotte, d'autant plus pour espérer faire la lumière sur le bilan définitif. L'Insee estimait la population de l'archipel à 321 000 personnes au 1er janvier 2024, soit un doublement de la population en vingt ans. Mais plusieurs élus jugent la donnée encore sous-estimée. "On fait un recensement dans un territoire où des gens entrent et sortent tous les jours. L'Insee n'a pas les moyens de percevoir la réalité de combien nous sommes", affirme le sénateur Saïd Omar Oili.
L'Institut national de la statistique défend de son côté sa méthodologie. "Le recensement est une opération conjointe de l'Insee avec les mairies, qui n'ont pas intérêt à sous-estimer la population", explique Loup Wolff, directeur interrégional de l'Insee Mayotte-La Réunion. "Et quand on compare à la consommation de riz, à l'évolution de la consommation d'électricité, aux connexions au réseau de téléphonie… Tout converge vers nos chiffres."
"Nous n'avons aucun intérêt particulier de mettre la population à un niveau plutôt qu'un autre."
Loup Wolff, directeur de l'Insee Mayotte-La Réunionà franceinfo
L'Insee va désormais procéder à un nouveau recensement, qui pourrait permettre d'en savoir plus sur le bilan définitif de Chido. "Il va falloir du temps pour ce bilan et je ne suis pas sûr qu'on aura une réponse définitive. Mais on aura quand même des éléments, avec les données d'état civil, les certificats de décès…" explique Loup Wolff. Comme beaucoup, il compte aussi sur la rentrée scolaire pour affiner le bilan. "On pourra voir combien d'enfants manquent à l'appel et on pourra peut-être extrapoler sur la population générale", explique Dominique Voynet. Prévue initialement le 13 janvier et plusieurs fois décalée, la rentrée des élèves est dorénavant prévue le 27 janvier.
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