: Grand entretien "Soigner des gens a une valeur économique et politique" : à 80 ans, la Sécurité sociale a survécu aux "secousses" et aux "contestations", raconte un historien
Les alertes sur le "trou de la Sécu", au cœur des débats sur le budget 2026, sont aussi anciennes que l'institution elle-même, créée en octobre 1945, souligne Nicolas Da Silva. Qui juge plus urgent de trouver des nouvelles recettes pour l'Assurance-maladie que de réduire ses dépenses.
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"Notre modèle d'Assurance-maladie universelle est en danger." C'est par ces propos inquiétants que le patron de la Caisse nationale de l'Assurance-maladie (Cnam) introduisait un rapport annuel publié en juillet. Les parlementaires auront certainement son avertissement à l'esprit au moment d'examiner le prochain projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS). "Nous sommes à un point de bascule", alertait aussi Thomas Fatôme, à l'approche d'un anniversaire hautement symbolique : samedi 4 octobre, la Sécurité sociale fête ses 80 ans.
Créée le 4 octobre 1945, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la "Sécu" était alors un régime général d'assurance sociale administré majoritairement par les salariés eux-mêmes, contrairement aux assurances d'avant-guerre. Aujourd'hui, les travailleurs n'ont plus la main sur les comptes de la Sécu, financée principalement par des cotisations patronales et salariales (64%), la CSG (contribution sociale généralisée, environ 16%) et les impôts. Ce sont les députés qui débattent de son budget chaque année, lors de l'examen du PLFSS.
Franceinfo a profité de ce 80e anniversaire pour s'entretenir avec Nicolas Da Silva, maître de conférences en sciences économiques à l'université Sorbonne-Paris-Nord. Auteur de La bataille de la Sécu : une histoire du système de santé, paru en 2022 aux éditions La Fabrique, il est spécialiste de l'histoire économique de la protection sociale.
franceinfo : On parle souvent du déficit de l'Assurance-maladie, le fameux "trou de la Sécu". A quand remonte cette notion ?
Nicolas Da Silva : Il y a cette idée reçue selon laquelle, en 1945, la création de la Sécu s'est faite à l'unanimité. Pas du tout. La Sécurité sociale a été créée en opposition au paternalisme social d'avant-guerre. A l'époque, le pouvoir sur les assurances sociales était distribué entre des mutualistes, qui étaient plutôt des notables, et l'Etat, à travers des caisses départementales. Les allocations familiales étaient, pour beaucoup, dépendantes de caisses patronales. A l'époque, l'utilisation des fonds était contestée par les cotisants, mais faute de pouvoir, ils n'avaient aucun moyen d'action.
C'est pourquoi, le conseil d'administration de la Sécu a été composé de trois quarts de salariés et une quart de représentants du patronat. Face à cette perte de pouvoir, l'Etat et le patronat ont très vite utilisé l'argument budgétaire pour contester le pouvoir des salariés, en affirmant qu'ils ne savaient pas gérer de telles sommes et qu'il y aurait des déficits.
Cela débouche, à partir de 1967, sur une réforme de la Sécurité sociale. Finies les élections au sein du conseil d'administration, on passe à la désignation. Et la position majoritaire des salariés est remise en cause par le paritarisme, avec 50% des sièges réservés aux salariés et 50% au patronat. Les enjeux financiers sont des arguments pour prendre le pouvoir sur la Sécurité sociale. D'abord pour aller vers du paritarisme, puis pour aboutir à un contrôle complet de la Sécu par l'Etat, effectif à partir des ordonnances Juppé, en 1996. A chaque fois, au milieu d'autres arguments, la question de la soutenabilité financière est utilisée pour justifier la réforme.
C'était donc mieux en 1945 ?
Penser que "c'était mieux avant" est un raccourci. La Sécurité sociale s'est beaucoup étendue, ce qui signifie que les droits sont plus protecteurs aujourd'hui. La maladie et les retraites représentaient un budget inférieur aux allocations familiales, alors que de nos jours, ce sont les principaux postes de dépense. On peut cependant estimer que le recul de la démocratie sociale au profit de l'étatisation réduit l'espace des possibles, et se demander si l'Assurance-maladie prendrait les mêmes décisions dans ses négociations avec les offreurs de soins (comme les laboratoires pharmaceutiques ou les médecins), si elle était gouvernée par les intéressés.
Un autre point inquiétant, quatre-vingt ans plus tard, est la contestation de plus en plus vigoureuse de l'objectif d'universalité de la Sécurité sociale. Si, en 1945, elle ne concernait que les salariés, dès 1946, une loi a été votée pour que tout le monde puisse bénéficier du même régime d'assurance sociale. Le principe : chacun cotise selon ses moyens et reçoit selon ses besoins. Au fil des années, la Sécu s'est ouverte à de plus en plus de catégories sociales qui n'y avaient pas droit, comme les non-salariés ou les étrangers en situation dite irrégulière, avec l'Aide médicale d'Etat. Aujourd'hui, ce principe est remis en cause avec l'idée d'une politique de ciblage, c'est-à-dire en choisissant quelles sont les personnes qui auront le plus de droits et en remboursant certains soins plutôt que d'autres. Cela développe le marché dont on sait qu'il est inégalitaire.
Est-ce que le patron de l'Assurance-maladie a raison de dire que notre modèle de sécurité sociale est "en danger", aujourd'hui ?
La dramatisation des comptes de la Sécurité sociale me semble très exagérée. En écoutant les discours médiatiques et politiques, j'ai l'impression que la Sécurité sociale va faire faillite tous les ans. Or, il n'échappera à personne que ce n'est pas le cas. Rappelez-vous, l'hiver dernier, l'ancienne Première ministre, Elisabeth Borne, affirmait que si le budget n'était pas voté, les cartes Vitale ne fonctionneraient plus. Ce n'est pas arrivé.
Ce discours catastrophiste est tellement répété qu'il en devient une vérité. Il est toutefois possible de contester cette idée, en prenant les chiffres. Quand on parle du fameux "trou de la Sécu", cela fait référence au déficit des régimes de base et du Fonds de solidarité vieillesse, qui est prévu pour 2025 à de 21,9 milliards d'euros, sur 644 milliards d'euros de recettes. Cela représente seulement 3,4% des recettes. Au regard de l'ensemble des dépenses publiques, cela ne représente plus que 0,74%.
Une fois ce constat posé, il est très important de se demander d'où vient ce déficit et ce qu'ont fait les gouvernements successifs pour y remédier. Ces derniers ont insisté sur l'idée d'un dérapage des dépenses, qui serait incontrôlé, sur les abus, les fraudes... Comme si les responsables des déficits étaient les patients eux-mêmes. Or ce n'est pas non plus ce que disent les chiffres.
Que disent ces chiffres ?
Dans le rapport de la commission des comptes de la Sécurité sociale, les experts ont évalué que les dispositifs en faveur de l'emploi, comme les exonérations de cotisations sociales, devraient coûter 72,1 milliards d'euros en 2025. Il y a aussi les exemptions d'assiette, c'est-à-dire ce qui échappe aux prélèvements de cotisations : les heures supplémentaires, les primes, les tickets restaurants et autres formes de rémunération qui ne sont pas les salaires.
Théoriquement, la loi dit que sur toute forme de rémunération du travail, il doit y avoir des cotisations, or ce n'est pas le cas. En 2024, on estimait que ces exonérations représentaient un manque à gagner de 14,6 milliards d'euros pour la Sécu. Au total, on peut juger que la Sécurité sociale souffre d'une politique des caisses vides.
Pourquoi la branche assurance-maladie est-elle particulièrement visée par les responsables politiques ?
Pour une raison évidente : parmi les 21,9 milliards de déficits prévisionnels, il y en a 16 qui proviendraient de l'Assurance-maladie, soit près des trois quarts. Il est donc normal, si on considère que le déficit est lié à des dépenses excessives, de se tourner vers la branche maladie de la Sécu.
Or ce que nous disent les différents rapports émanant de la Sécurité sociale, c'est qu'il y a eu, ces dernières années, de nouvelles dépenses sans affectations de nouvelles de recettes. Le cas le plus évident est celui du Ségur de la santé [un vaste plan de revalorisation salariale du personnel soignant décidé par Emmanuel Macron pendant la crise sanitaire]. Dans son rapport "Charges et produits pour 2026", la Sécurité sociale écrit noir sur blanc que ce plan coûte 13 milliards d'euros sans qu'aucune recettes supplémentaires n'ait été conçue, ce qui crée nécessairement du déficit. Il est tout à fait légitime de revaloriser les rémunérations des professionnels, mais pas sans augmenter les ressources de la Sécurité sociale, car cela génère forcément du déficit.
Comment faire, selon vous, pour ne pas creuser encore ce "trou de la Sécu" ?
Il y a eu beaucoup de pas faits vers le patronat ces dernières années, avec des réductions de cotisations. Il aurait tout à fait été possible, mais cela relève du choix politique, d'augmenter les taux de cotisation ou la CSG, plutôt que de se tourner vers les malades ou les professionnels de santé. C'était possible, d'autant plus si on se pose la question de l'efficacité de la baisse du coût du travail, via des baisses de cotisations sociales, pour créer de l'emploi. Beaucoup d'études montrent que cette efficacité n'est pas du tout évidente.
L'exemple le plus typique est de dire que "nos entreprises souffrent de la concurrence internationale" à cause du coût du travail, qui serait plus élevé en France. Or il se trouve que les entreprises françaises fortes à l'export sont celles qui paient bien leurs salariés. Elles ne sont donc pas vraiment concernées par l'argument de la baisse des cotisations. Cela fait trente ans que cette politique de l'emploi persiste. Il est peut-être temps d'en avoir une autre, car non seulement elle fonctionne assez mal pour créer de l'emploi, mais, en plus, elle vide les caisses publiques.
Et lutter contre la fraude, comme l'ont suggéré l'ex-Premier ministre François Bayrou en juillet et beaucoup d'autres gouvernements avant lui ?
François Bayrou a beaucoup mis en avant la question des abus et de la fraude sociale. Mais les rapports sur lesquels il s'appuyait pour pousser de tels arguments expliquent que ces abus sont assez limités et ne représentent qu'environ 13 milliards d'euros, contre 600 milliards d'euros de recettes. Ce n'est pas négligeable, mais c'est relativement faible. Quand on regarde dans les détails de ces 13 milliards d'euros de fraude, la majorité des sommes manquantes venaient des employeurs et, en ce qui concerne l'Assurance-maladie, des professionnels de santé.
Il faut insister sur le fait que les besoins de santé augmentent. Le vieillissement de la population va coûter plus cher à notre système social. Est-ce qu'on veut financer les soins qui y sont liés avec la Sécurité sociale ? Ou souhaite-t-on laisser chacun se débrouiller seul en recourant au marché, qui est cher et inégalitaire ? Il faut se poser ces questions, ce qui n'est actuellement pas le cas, car elles sont toujours camouflées derrière des débats sur la fraude aux arrêts maladie et à la carte Vitale. Si on pense que la Sécurité sociale est le meilleur instrument, alors il n'y a pas de secret, il faut augmenter les prélèvements obligatoires.
Nous sommes maintenant cinq ans après le début de la crise sanitaire. En mars 2020, des budgets sont débloqués et le "quoi qu'il en coûte" prime pour faire face au Covid-19. Comment se fait-il qu'il ait été possible de faire fi du "trou de la Sécu" pendant deux ans ?
Cela montre bien que d'autres lectures des comptes publics sont possibles et que des alternatives existent pour les citoyens. Il est dommage d'attendre la catastrophe pour l'accepter. D'un point de vue financier, comment s'est débrouillée la Sécurité sociale ? Elle s'est endettée, tout simplement. Les déficits ont filé, ce qui était une très bonne chose ! Lorsque les déficit s'involent, il y a souvent des bonnes raisons de se réjouir. Pendant la crise sanitaire, on a ainsi pu protéger les gens en leur disant de ne pas aller s'exposer en restant chez eux et on a pu financer des dépenses de santé extraordinaires.
Tout cela a été possible grâce au fait que la Sécurité sociale est une institution financièrement en bon état, assise sur des richesses considérables et qui réussit à emprunter sur les marchés à des taux bas. Cela ne veut pas dire qu'il faut continuer à passer par les marchés pour financer la Sécurité sociale. Mais on peut souligner qu'elle a réussi, assez tranquillement, comme l'Etat d'ailleurs, à passer les secousses.
Cet épisode a montré à quel point les déclarations préalables sur l'impossibilité financière, l'insoutenabilité de la Sécurité sociale ou de la dépense publique en général, étaient fausses. En 2018, le président Emmanuel Macron avait répondu à une soignante, lors d'un déplacement dans un hôpital à Rouen, qu'il n'y avait pas d'argent magique. En 2020, il n'y a pas eu d'argent magique, il y a eu une simple prise de conscience du fait que la Sécurité sociale est une institution qui permet de soigner des gens, de les protéger et que cette protection a de la valeur, d'un point de vue économique et politique.
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