"Impressions nabies" à la BnF : quand une poignée de peintres novateurs s'emparait de l'estampe à la fin du XIXe siècle

Bonnard, Vuillard, Denis, Vallotton... Les grands noms se bousculent. L'exposition se concentre sur la décennie 1890-1900 durant laquelle ces peintres ont excellé dans l'art de l'estampe et de l'image imprimée.

Article rédigé par Valérie Gaget
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 9min
Détail d'une œuvre d'Edouard Vuillard, "Paysages et intérieurs. A travers champs" (3e état) , Ambroise Vollard (Paris), 1899 (BIBLIOTHEQUE NATIONALE DE FRANCE)
Détail d'une œuvre d'Edouard Vuillard, "Paysages et intérieurs. A travers champs" (3e état) , Ambroise Vollard (Paris), 1899 (BIBLIOTHEQUE NATIONALE DE FRANCE)

Dans l'ancien palais du cardinal Mazarin, le site Richelieu de la Bibliothèque nationale de France (BnF) accueille jusqu'au 11 janvier 2026, une exposition sobrement baptisée Impressions nabies. Valérie Sueur-Hermel, l'une des commissaires, rappelle que "les Nabis, c'est un surnom que de jeunes artistes se sont choisi à la fin du XIXe siècle pour se distinguer des autres. Ce mot signifie prophète en hébreu. Ils l'utilisaient entre eux. Cela faisait d'eux des sortes d'initiés".

Céline Chicha-Castex, l'autre commissaire de l'exposition, ajoute que "l'art qu'ils souhaitent diffuser est celui de Paul Gauguin et de l'estampe japonaise, une nouvelle manière de voir les choses". Les Nabis veulent être prophètes en leur pays et surtout en leur temps, "à rebours de toute l'éducation académique". Le théoricien de ce groupe de peintres,  Maurice Denis, parle quant à lui de "néo-traditionnisme".

Dix ans de création frénétique

L'exposition repose en grande partie sur les collections du département des estampes et de la photographie de la BnF et fait suite à L'art est dans la rue présentée au musée d'Orsay en début d'année. Pour éclairer le processus de fabrication des estampes, des œuvres de comparaison (dessins préparatoires, épreuves d'essai) ont été empruntées au musée Van Gogh d'Amsterdam, au musée Maurice Denis de Saint-Germain-en-Laye, au musée de Quimper et à des collections particulières.

L'ambition est de montrer comment les Nabis se sont emparés de l'image imprimée "de manière vraiment frénétique" entre 1890 et 1900, dixit Valérie Sueur-Hermel. "Leur idée était de faire entrer l'art dans la vie quotidienne des gens, de le rendre accessible, précise-t-elle. Sur les murs de la rue, sous la forme d'affiches, sur des papiers peints, des paravents, dans des livres, des partitions, des programmes de spectacles..." L'exposition donne un large aperçu de ces supports multiples dans le bel écrin de la galerie Mansart et de la galerie Pigott.

Elle s'ouvre sur la toute première estampe de Pierre Bonnard baptisée France-Champagne, une affiche qui emploie la lithographie en couleurs [voir glossaire en bas de page], un procédé alors plutôt réservé à la publicité. Les Nabis, qui ont entre 20 et 30 ans à l'époque, se sont emparés de ce medium pour se faire connaître et gagner leur vie. Le style de Bonnard est novateur pour l'époque : on retrouve notamment le cerne noir dessinant les contours des formes et des aplats de couleur à la manière de Paul Gauguin, l'artiste qui a ouvert la voie à ces "prophètes".

"Les Nabis ne sont pas des graveurs de métier, explique Valérie Sueur-Hermel. Ils vont mettre tout leur art de peindre au service de l'estampe". Grâce à ces images imprimées, leur esthétique si particulière a pu toucher un large public. Bonnard, Vuillard, Denis ou encore Roussel ont exploré les ressources de la lithographie en couleurs. D'autres, comme Vallotton et Maillol, ont contribué au renouveau de la gravure sur bois de fil, en noir et blanc. Cette technique ancienne doit son nom à la planche qu'elle utilise, découpée dans le sens des fibres du bois.

Pierre Bonnard, affiche pour France-Champagne. Editeur [s.n.] / Imp. Edw. Ancourt (Paris) 1891. (BIBLIOTHEQUE NATIONALE DE FRANCE)
Pierre Bonnard, affiche pour France-Champagne. Editeur [s.n.] / Imp. Edw. Ancourt (Paris) 1891. (BIBLIOTHEQUE NATIONALE DE FRANCE)

Les premières œuvres imprimées des Nabis sont exposées dès 1891 par le galeriste parisien Le Barc de Bouteville. Pour expliquer la technique complexe de la lithographie en couleur, les commissaires présentent un ensemble d'œuvres de Maurice Denis baptisé Concerts du petit frère et de la petite sœur. On découvre le dessin initial, en noir et blanc, sa décomposition couleur par couleur, le lettrage et le résultat final résultant de la superposition de ces différentes couches. C'est très parlant. L'exposition présente également d'étonnantes et superbes "suites" d'estampes aux sujets variées : la vie parisienne pour Bonnard, son intérieur et ses proches pour Édouard Vuillard, les paysages pour Ker-Xavier Roussel, la vie intime et le couple pour Félix Vallotton.

L'idée de diffuser des ensembles d'images imprimées revient à l'éditeur André Marty qui met en vente, de 1893 à 1895, des porte-folios contenant une dizaine d'estampes. Appuyé par un critique d'art, il choisit de mélanger les œuvres d'artistes confirmés comme Signac et Gauguin à celles de jeunes Nabis prometteurs. À partir de 1899, Ambroise Vollard, célèbre marchand d'art et éditeur, diffuse à son tour des albums monographiques composés de douze lithographies en couleur et d'une couverture. "Son idée était de permettre aux acheteurs d'encadrer les œuvres pour les afficher chez eux", explique la commissaire Valérie Sueur-Hermel.

Félix Vallotton, La paresse, 1896, gravure sur bois. (BNF ESTAMPES ET PHOTOGRAPHIE)
Félix Vallotton, La paresse, 1896, gravure sur bois. (BNF ESTAMPES ET PHOTOGRAPHIE)

Imprimés "à une centaine d'exemplaires et proposés à un prix relativement accessible", selon Céline Chicha-Castex, ces albums d'estampes se vendront mal. "Les sujets du quotidien, l'usage de la couleur mais surtout les cadrages révolutionnaires pour l'époque", ont pu dérouter les acheteurs potentiels analyse Valérie Sueur-Hermel. Une bénédiction pour les collectionneurs d'art du XXe et du XXIe siècle.

Dans ses vitrines, l'exposition révèle que les Nabis ont été de grands décorateurs de livres et qu'ils ont aussi contribué au succès de publications d'avant-garde comme la célèbre Revue Blanche. Leurs rapports fructueux avec le monde du spectacle sont également dépeints. Les Nabis collaborent avec Le théâtre Libre, créé à Paris en 1887, et celui de L'œuvre, à partir de 1893. Ils réalisent des décors, des costumes, des marionnettes,  décorent des programmes ou encore des partitions. De superbes lithographies en couleur signées Henri-Gabriel Ibels, un proche du peintre Toulouse-Lautrec, dévoilent qu'ils ont aussi participé à la promotion des cafés-concerts. 

Oeuvres d'Henri-Gabriel Ibels présentées dans le cadre de l'exposition "Impressions nabies" à la Bibliothèque nationale de France, à Paris, le 8 septembre 2025. (VALERIE GAGET FRANCEINFO CULTURE)
Oeuvres d'Henri-Gabriel Ibels présentées dans le cadre de l'exposition "Impressions nabies" à la Bibliothèque nationale de France, à Paris, le 8 septembre 2025. (VALERIE GAGET FRANCEINFO CULTURE)

La fin du parcours illustre la volonté des Nabis de gommer la frontière entre les Beaux-Arts et les arts appliqués. Pour intégrer l'estampe dans l'environnement quotidien de leurs contemporains, des peintres comme Maurice Denis et Paul Ranson, ont par exemple imaginé des motifs pour les papiers peints. Des bateaux roses voguant sur des volutes blanches, des colombes, des trains ou même des harpistes décorent ces tapisseries aux tonalités audacieuses pour l'époque, reprises par l'atelier Maciej Fisher qui signe la belle scénographie de l'exposition.

Le clou du spectacle, pourrait-on dire, est un paravent réalisé par Pierre Bonnard en 1894. Grand amateur d'art japonais, le peintre en a conçu au moins cinq. Celui-ci représente la promenade de nourrices dans un parc parisien, orné d'une frise avec des fiacres en file indienne. Sur un fond blanc écru qui rappelait selon lui "la place de la Concorde quand il y a de la poussière et qu'elle ressemble à un petit Sahara", le peintre nabi a imaginé cette scène de jardin plutôt classique. La nouveauté réside dans le passage à la lithographie qui l'a amené à simplifier son dessin. "Ce qui est remarquable sur ce paravent, c'est la façon dont Bonnard utilise le vide dans la composition de ces panneaux, à la manière de l'estampe japonaise", s'émerveille Céline Chicha-Castex. "Ses amis le surnommaient d'ailleurs le Nabi japonard ! ", conclut-elle en souriant.

Pierre Bonnard, "La promenade des nourrices, frise de fiacres : paravent", 1895, lithographie en couleurs, BnF Estampes et Photographie et Musée d'Orsay. (PHOTO VALERIE GAGET FRANCEINFO CULTURE)
Pierre Bonnard, "La promenade des nourrices, frise de fiacres : paravent", 1895, lithographie en couleurs, BnF Estampes et Photographie et Musée d'Orsay. (PHOTO VALERIE GAGET FRANCEINFO CULTURE)

"Impressions nabies", du 9 septembre 2025 au 11 janvier 2026 à la Bibliothèque nationale de France, site Richelieu, 5 rue Vivienne à Paris.
Ouvert le mardi de 10h à 20h et du mercredi au dimanche de 10h à 18h.
Plein tarif 10€, tarif réduit 8€.  www.bnf.fr/fr/agenda/impressions-nabies

Estampe : Image multipliable obtenue par tirage à partir d'un support en bois, métal ou pierre, gravé ou dessiné qui est ensuite imprimé sur une feuille de papier au moyen d'une presse. On parle d'estampe originale lorsque l'artiste réalise lui-même la matrice ou qu'il en supervise la réalisation.
Gravure sur bois : Procédé de gravure en relief où la matrice en bois est creusée de façon à laisser le dessin en relief. Cette partie en relief est encrée et imprimée au moyen d'une presse ou avec une pression de la main.
Lithographie : Technique d'impression à plat qui repose sur la répulsion naturelle de l'eau face à un corps gras. On dessine à la plume ou au crayon sur une pierre calcaire polie. Le gras de l'encre ou du crayon est fixé sur le support grâce à un apprêt chimique. La pierre est ensuite humidifiée. L'encre d'imprimerie se fixe uniquement sur la trace grasse. Le reste de la pierre, resté humide, la rejette. Pour obtenir une lithographie en couleurs, on utilise plusieurs pierres, l'une pour le trait, les autres pour chaque couleur et on les imprime successivement sur la même feuille, grâce à des repères.

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