: Transparence Suivi de procès : pourquoi les reportages sont-ils le plus souvent réalisés avec des dessins ?
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Noémie Schulz, journaliste spécialiste police-justice à franceinfo, explique pourquoi les caméras sont très souvent interdites dans les prétoires - ce qui sera une nouvelle fois le cas lors du procès Jubillar qui s'ouvre ce 22 septembre - et quel rôle jouent les dessinateurs.
Du très médiatique procès Jubillar, qui commence ce lundi 22 septembre, les télépectateurs et internautes ne verront pas le regard de l'accusé, ni les visages des parties civiles. Ils n'entendront pas les magistrats et les avocats. Leur incarnation passera par des croquis, comme le veut la loi française. Les dessinateurs sont nos yeux dans des audiences que les reporters d'images n'ont pas le droit de filmer.
Dans le cadre de notre rubrique Une information transparente, Noémie Schulz, spécialiste police-justice, chroniqueuse judiciaire, nous en dit plus sur les règles qui régissent la couverture des procès, les exceptions, et le travail des dessinateurs d'audience. Elisabeth De Pourquery, journaliste et dessinatrice d'audience à la rédaction de France Télévisions, interrogée par ailleurs, complète ces explications.
franceinfo : Pourquoi, dans la plupart des procès que nous relatons sur nos antennes, ne voit-on que des dessins ?
Noémie Schulz : Les photographes et les journalistes-reporters d'images n'ont pas le droit d'entrer dans la salle d'audience et de filmer les débats. Cela n'a pas toujours été le cas. Jusqu'au milieu du XXème siècle, les photographes pouvaient assister aux débats et prendre des photos d'accusés bien connus comme Laval, Landru, Marie Bénard et Pauline Dubuisson. Il y a eu dans les années 50 des procès très médiatiques, notamment le procès de Gaston Dominici qui était accusé d'avoir tué tous les membres d'une famille anglaise.
Au cours du procès Dominici, un des journalistes est allé jusqu'à s'asseoir sur le bureau de l'avocat général pour photographier l'accusé. Les magistrats étaient excédés
Noémie SchulzSpécialiste police-justice à franceinfo
Alors le Parlement a modifié la loi. Les photographes n'ont plus le droit d'être présents et d'assister au procès. Seuls les dessinateurs d'audience peuvent restituer en images ce qui se passe durant une audience.
Est-ce qu'il y a des exceptions ?
Noémie Schulz : Il peut y avoir des exceptions au tout début du procès. Parfois, le président ou la présidente de la cour d'assises autorisent les prises de vues avant que les débats ne soient ouverts. On va pouvoir ainsi filmer, photographier la cour d'assises, les magistrats quand ils rentrent, les scellés quand il y en a, et on va pouvoir prendre en photo l'accusé dans certains cas. Par exemple, Monique Olivier, l'ancienne épouse du tueur en série Michel Fourniret, avait accepté d'être prise en photo au moment de l'ouverture du procès.
Concernant la disparition et la mort de la petite Estelle Mouzin, on a vu, pendant 3 à 4 minutes, une nuée de photographes, de caméramans qui ont pu filmer et photographier Monique Olivier. Souvent, les accusés refusent d'être pris en photo. Il s'agit de leur droit à l'image ; c'est pour cela que l'on n'a pas toujours des photos des accusés. Une fois que les débats sont ouverts, plus un photographe ou un caméraman n'a le droit de travailler dans la salle d'audience.
Il existe des procès filmés, ils sont rares, mais ils existent, lesquels ?
Noémie Schulz : Des grands procès historiques ont bien été filmés. On le doit à un garde des Sceaux, Robert Badinter, auparavant avocat dans les années 80, qui était donc ministre de la Justice et à l'arrivée des grands procès historiques, notamment celui de Maurice Papon et de Klaus Barbie, l'ancien tortionnaire nazi. Il décide alors de garder une trace de ces procès : il faut pouvoir restituer les témoignages. Il fait donc voter une loi qui autorise le fait de filmer ces audiences dans des conditions extrêmement encadrées : vous n'avez pas un caméraman qui se promène dans la salle d'audience et qui s'approche de l'accusé ou des avocats [ce sont des caméras fixes]. Ainsi, certaines audiences, importantes par leur médiatisation et/ou par leur histoire, ont été enregistrées. C'est le cas des procès de Maurice Papon, Paul Touvier, Klaus Barbie et plus récemment celui des attentats du 13 novembre 2015.
Est-ce que ce sont les seuls cas de procès filmés ?
Noémie Schulz : Non. La loi a évolué récemment. C'est un autre garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, lui aussi ancien avocat qui, en 2022, a voulu faire rentrer les caméras dans les prétoires. Pas nécessairement pour les procès très médiatiques comme, par exemple, l'affaire de Nordal Le Landais ou celle de Jonathan Daval.
Le but était de filmer la justice du quotidien et de montrer à tout le monde, à tous les citoyens ce qu'il se passe dans une salle d'audience, devant un juge aux affaires familiales et dans des comparutions immédiates par exemple.
Noémie SchulzSpécialiste police-justice à franceinfo
La pratique reste très encadrée. Cela ne concerne que les affaires définitivement jugées. Le but est de faire la pédagogie de la justice. Cela fait d'ailleurs l'objet d'une émission sur France Télévisions, Justice en France, où l'on peut régulièrement voir ce qu'il se passe dans une salle d'audience. Comme vous le savez, n'importe qui peut assister à un procès. Les audiences sont publiques. Ce n'est pas facile à faire. La démarche est complexe et prend du temps. L'idée est de montrer à tous à quoi ressemble la justice.
À l'extérieur, dans la salle des pas perdus, à l'entrée ou à la sortie des protagonistes, vous pouvez faire des images. Pour autant, est-ce que vous pouvez tout filmer ?
Noémie Schulz : Tout d'abord nous ne pouvons pas filmer quelqu'un qui ne souhaite pas être filmé. Effectivement, nous avons souvent l'autorisation d'être présent dans la salle des pas perdus mais la plupart du temps de la part de la juridiction. C'est donc dans cette salle que l'on va pouvoir installer nos points de duplex qui nous permettent de raconter le procès. Je suis à l'intérieur de la salle d'audience et je sors régulièrement pour raconter ce qu'il s'est passé à l'intérieur. Ensuite, on va pouvoir filmer éventuellement les prévenus quand ils arrivent et quand ils sortent, les accusés s'ils ne comparaissent pas détenus et aussi certains témoins. Mais si quelqu'un refuse d'être filmé, il s'agit là de son droit à l'image et on ne peut pas le faire à son insu.
Concernant les dessinateurs et dessinatrices, qui sont-ils ? Et quel est leur profil ?
Noémie Schulz : Je pense à des journalistes, notamment au dessinateur Riss, de Charlie Hebdo. Dans cette rédaction le dessin d'audience est une tradition. Riss suit les procès et les raconte en images. Elisabeth de Pourquery, la journaliste-dessinatrice de France Télévisions, vient mettre en images les procès pour les chaînes du groupe. Nous trouvons également des artistes avec une formation de dessinateur et puis il y a ceux de presse. Pas besoin d’avoir une carte de presse pour rentrer dans une salle d'audience et de faire des dessins.
Elisabeth De Pourquery : J'ai toujours aimé l'art, le dessin et la peinture, j'ai toujours peint depuis l'enfance, je recopiais des tableaux de Van Gogh comme "la ronde des prisonniers" à l'âge de 11 ans [...] J'ai fait une école de journalisme à Tours, mais le besoin de peindre et de crayonner ne m'a jamais quittée. En 2013, en formation continue et à distance, j'ai fait une école de bande dessinée puis un master d'Art plastique à la Sorbonne Paris 1, puis les Beaux-Arts de Paris. Là, enfin, je me suis sentie légitime pour me lancer dans un art très proche du journalisme : le dessin d'audience.
Peut-on tout dessiner dans une salle d’audience ?
Noémie Schulz : J’ai posé la question à des dessinateurs et dessinatrices d’audience. La réponse apportée est oui. De la même manière que moi, en tant que journaliste, je vais pouvoir raconter tout ce que je vois. Il n’est pas interdit en théorie de dessiner les jurés, alors que nous ne pouvons absolument pas les filmer ou les photographier. Le dessinateur va bien sûr s’adapter et être sensible si un témoin vient lorsqu’il est très inquiet et qu’il ne veut pas apparaître. Il suffit de dire : "Je ne souhaite pas apparaître dans des dessins" et les dessinateurs vont prendre le soin de dessiner son dos, ses mains, en tout cas de faire en sorte qu’on ne puisse pas l’identifier. De la même manière, le droit à l’image pour les mineurs est très strict. Je ne peux même pas donner son nom de famille, évidemment, mais même son prénom ne pourra être divulgué. Ainsi, le dessinateur peut le croquer, en théorie, mais il doit prendre beaucoup de précaution pour faire en sorte que personne ne puisse identifier l'enfant.
Un dessin, par définition, est une œuvre artistique comportant des biais subjectifs, comment gérer ces biais, journalistiquement ?
Noémie Schulz : C'est l'interprétation du dessinateur, qui va peut-être accentuer un regard et peut même aller jusqu'à la caricature. C'est la même chose pour un journaliste qui relate des faits. Personnellement, la façon dont je vais raconter une audience ne sera pas la même qu'un journaliste de radio ou de presse écrite, même s'il s'agit du même procès. Il y a toujours une part de subjectivité. Nous ne percevons pas tous la même chose, nous ne sommes pas touchés par un fait de la même manière ni ne remarquons les mêmes détails.
Par exemple, lors d'une audience, j'avais été frappée par le témoignage de la mère d'une accusée. Lorsqu'elle était arrivée à la barre pour témoigner, elle avait gardé son sac à main sur l'épaule pendant près de deux à trois heures. On avait le sentiment que c'était une manière de dire : "Je ne fais que passer, je ne vais pas m'attarder, regardez, je ne pose même pas mon sac à main". Personnellement, cette scène m'a frappée. Je l'ai racontée.
Lorsqu'on est étonné par la froideur, la dureté du regard d'un accusé, le dessinateur va le dessiner comme moi, je vais le raconter. Lorsque l'on doit résumer toute une journée d'audience, parfois, on va choisir une scène marquante comme deux avocats qui vont s'opposer de manière assez violente, assez frontale ou un témoin qui pleure à la barre. Il y a donc bien un biais [narratif], qui est partagé par tous les gens qui contribuent au récit de l'audience.
Elisabeth De Pourquery : Le dessin d'audience n'est pas réellement une activité journalistique. C'est une activité artistique et c'est à cette condition d'ailleurs que le dessinateur d'audience est accepté dans les tribunaux car comme tout artiste il interprète ce qu'il voit. C'est sa vision subjective qui lui donne de la valeur contrairement à un journaliste reporter à qui l'on apprend à être le plus objectif possible.
Quelles sont les qualités requises pour être un bon dessinateur d'audience ?
Elisabeth De Pourquery : Les compétences techniques et artistiques, savoir dessiner, et ce n'est pas qu'un don, il faut en moyenne 10 ans pour se former et maîtriser pleinement ce métier. La rapidité, la mémoire et surtout l'œil pour savoir croquer très vite une expression, une situation cocasse ou effrayante qui va devenir l'instant clé d'un procès. Ma formation journalistique est indéniablement une force pour ce métier. [...] Le plus important c'est la ressemblance. C'est crucial car le téléspectateur a besoin de reconnaître Depardieu ou Sarkozy dans un dessin d'audience. Il faut aussi soigner ses relations avec les magistrats et les avocats et bien se placer dans la salle pour avoir l'angle le plus intéressant. C'est loin d'être facile.
Quels sont les pièges à éviter ?
Elisabeth De Pourquery : D'abord, ne pas se laisser déconcentrer. Beaucoup de gens viennent vous parler, il faut les tenir gentiment à distance et ne jamais perdre de vue l'objectif de saisir les moments importants car il faut reproduire tout ce que vous voyez par le crayon et l'aquarelle sur le papier, l'expression d'un accusé, dont vous voyez avant tout le monde s'il est coupable ou non, simplement en l'observant et en le dessinant.
Elisabeth, si tu trouves un acteur du procès très antipathique, cela va-t-il se voir dans ton dessin, même malgré toi ?
Elisabeth De Pourquery : Si un personnage du procès est particulièrement antipathique, cela le rend aussi parfois très intéressant à dessiner. Le dessin est une force pour cela car vous n'avez qu'à vous appuyer sur ce que vous voyez pour le transformer en art sur le papier.
Un acteur antipathique a souvent des traits plus faciles à dessiner. S'il est méchant, sa mâchoire et ses muscles se crispent quand il est en colère et c'est un grand bonheur à restituer par le crayonné.
Elisabeth De PourqueryJournaliste-Dessinatrice à France Télévisions
Noémie, à titre personnel, est-ce que tu penses que la loi française sur la présence des caméras dans les tribunaux est trop stricte ou est-ce qu'elle te convient ?
Noémie Schulz : Il était important de réglementer les choses pour faire en sorte qu'il ne s'agisse pas d'une foire d'empoigne. Le procès doit se dérouler dans de bonnes conditions, de façon calme et sereine. Certes, certains procès, comme celui des viols de Mazan, marquent à mon sens un tournant dans la lutte contre les violences faites aux femmes. Ce procès-là n'a pas été filmé et peut-être qu'à titre personnel, je peux le regretter. Il est sans doute très important de documenter et de filmer ces procès.
Quelle est ta position sur la retransmission en direct des audiences ? Filmer est une chose, retransmettre en direct en est une autre...
Noémie Schulz : Retransmettre en direct un procès, c'est une très mauvaise idée. Cela existe mais ne se produit pas énormément. Dans certains pays, spécialement aux États-Unis, tous les tribunaux peuvent le faire. Dans une affaire récente, Johnny Depp attaquait en diffamation son ex-femme Amber Heard. Le procès a duré des semaines et était diffusé en direct. Il a provoqué une vague de haine sur les réseaux sociaux contre Amber Heard. Je ne vois pas comment, dans ces conditions, la justice peut se rendre sereinement.
La loi française prévoit que les procès filmés intégralement fassent l'objet d'un travail journalistique de montage. Cela va permet de restituer les choses le plus justement possible. La justice doit être expliquée, en appliquant de la pédagogie. La traiter en continu, sous les yeux des réseaux sociaux, serait vraiment une catastrophe.
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