"Il ne voulait pas que je porte de jupe" : le contrôle coercitif, un mécanisme au cœur des violences conjugales qui pourrait bientôt être puni par la loi
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A l'instar de ce qui existe dans d'autres pays européens, une proposition de loi étudiée mardi à l'Assemblée prévoit de pénaliser le contrôle coercitif, une forme insidieuse de violence au sein du couple qui passe par la surveillance, l'intimidation ou encore l'isolement de la victime.
Un pas supplémentaire pour les victimes de violences conjugales ? Les députés se penchent, mardi 28 janvier, sur une proposition de loi transpartisane "visant à renforcer la lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants". Un amendement, déposé par la rapporteure Maud Bregeon (Ensemble pour la République), demande notamment la création d'une nouvelle infraction en cas de contrôle coercitif exercé par un conjoint.
Le texte définit ce délit comme "le fait d'imposer à son conjoint (...) des propos ou comportements, dont le cumul ou la répétition a pour objet ou pour effet de maîtriser son quotidien, de restreindre ses libertés fondamentales, de diminuer sa capacité d'action ou de générer un état de vulnérabilité ou de sujétion". L'amendement, qui s'inspire de législations similaires en Angleterre, au pays de Galles ou en Ecosse, souhaite punir le contrôle coercitif de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d'amende.
Encore peu connu en France, ce concept a été théorisé par des chercheurs aux Etats-Unis dans les années 1970 et surtout diffusé par le sociologue américain Evan Stark à partir de 2007 pour penser les violences conjugales. Il désigne "le schéma de comportements qu'un agresseur met en place pour obtenir l'obéissance de sa victime en la piégeant et la privant de ses ressources et libertés", explique à franceinfo Andreea Gruev-Vintila, maîtresse de conférences en psychologie sociale à l'université Paris Nanterre.
"J'étais devenue sa chose"
Pour y parvenir, l'agresseur recourt à "l'isolement, l'intimidation, le harcèlement, les menaces sur la victime ou ses proches, la surveillance, le contrôle de l'entourage ou des ressources financières", liste l'autrice du livre de référence Le contrôle coercitif au cœur de la violence conjugale : des avancées scientifiques aux avancées juridiques. Ces tactiques s'accompagnent parfois de violence physique, "même si elle n'est pas nécessaire pour obtenir la soumission", relève Andreea Gruev-Vintila. "Après la séparation, les moyens d'exercer le contrôle coercitif mutent, détaille la chercheuse. Ils passent par l'utilisation des enfants comme victimes intermédiaires, ou comme espions, par du harcèlement judiciaire et par l'utilisation des droits parentaux" dans le but d'atteindre la victime.
Une réalité qu'a bien connue Rose*, cadre supérieure qui raconte à franceinfo avoir vécu pendant dix ans dans un "état de domination" vis-à-vis de celui qui est désormais son ex-conjoint.
"Mes repas n'étaient jamais assez bons, les courses n'étaient jamais satisfaisantes, mon maquillage n'était jamais assez beau, il ne voulait pas que je porte de jupe ou de robe car j'avais de 'grosses jambes'..."
Rose*,à franceinfo
"Il vérifiait aussi mon hygiène et contrôlait mon accès à mes comptes bancaires", assure celle qui a quitté le domicile conjugal il y a plusieurs années et est toujours en instance de divorce. Ses deux plaintes, notamment pour "violence volontaire" avec deux jours d'incapacité totale de travail (ITT), ont été classées sans suite. "Une fois que la parole est libérée, on a l'impression de ne pas être crue", regrette la quadragénaire, dénonçant dans le contrôle coercitif "un problème de santé publique majeur".
Le cas de Rose est loin d'être isolé. En 2023, Lydie Drame et ses proches ont témoigné dans un documentaire de Brut des coups, des insultes et de "l'emprise" exercée par l'ex-conjoint de cette journaliste pendant leur relation. "Il me dénigrait complètement, il me disait que j'étais une merde, (...) quand je sortais de chez nous, il m'appelait dix fois", assure cette dernière à franceinfo, dénonçant une "maltraitance psychologique".
"J'étais inexistante, prisonnière de moi-même, je pensais que moi et lui, c'était la même personne. J'étais devenue sa chose."
Lydie Drame,à franceinfo
En 2015, l'ex-compagnon de Lydie a été condamné à six mois de prison avec sursis et deux ans de mise à l'épreuve pour "coups et blessures". En 2022, il a également écopé d'un rappel à la loi après avoir frappé son fils. Pourtant, en dépit de ces condamnations et de l'ordonnance de protection dont elle bénéficie, Lydie est toujours la cible de "graves violences" et de "menace[s]" de la part de son ex, ayant de nouveau donné lieu à plusieurs plaintes, note son avocate dans un document consulté par franceinfo.
Un concept déjà utilisé par les acteurs judiciaires
S'il ne figure pas dans la loi, certains magistrats et policiers manient pourtant déjà le concept de contrôle coercitif. "Il m'est utile pour contextualiser les infractions pénales existantes, comme le harcèlement, les menaces de mort ou les violences", détaille Gwenola Joly-Coz. Début 2024, celle qui était alors présidente de la cour d'appel de Poitiers a pour la première fois décrit l'existence d'un contrôle coercitif dans plusieurs affaires de violences conjugales. Dans cinq arrêts, qui ont depuis fait jurisprudence, cette notion a permis de lier entre eux les faits reprochés afin de les percevoir comme un "ensemble" qui "vise à piéger la femme dans une relation où elle doit obéissance et soumission à un individu qui s'érige en maître". De son côté, Clément Bergère, président du tribunal judiciaire de Sens (Yonne), s'attache désormais à détecter la présence, ou non, de contrôle coercitif en cas de violences conjugales pour "mieux évaluer la dangerosité d'une situation, le comportement d'une victime, le risque de récidive de l'auteur et la peine adaptée".
Captures d'écran de SMS, relevés de compte, témoignages de l'entourage, présence d'un logiciel espion sur le téléphone ou d'un tracker sur le véhicule de la victime... Les preuves existent, encore faut-il savoir les chercher. Dans l'Yonne, territoire qui fait figure de laboratoire sur le sujet des violences conjugales, les gendarmes sont à présent formés à déceler les violences relevant du contrôle coercitif et à rechercher des preuves en ce sens. Cet enseignement "permet aussi de comprendre pourquoi la victime ne souhaite pas toujours porter plainte, ou demande à reprendre contact avec le mis en cause malgré le danger, détaille le colonel Nicolas Nanni. Avant, les enquêteurs pouvaient penser que c'était la preuve qu'il n'y avait pas de violences."
Eviter certains féminicides
Puisqu'il est déjà utilisé dans la lutte contre les violences conjugales, que pourrait changer l'entrée du contrôle coercitif dans la loi ? "Aujourd'hui, certains comportements ne sont pas sanctionnés car ils ne répondent pas à des qualifications pénales existantes", note Yvonne Muller, professeure de droit pénal à l'université Paris Nanterre. La législation française pénalise le harcèlement, les violences physiques, sexuelles et psychologiques entre conjoints ou ex. Mais fait l'impasse sur toute une série de comportements. "Qui va porter plainte parce que son conjoint ouvre tous les jours son courrier ?", pointe la spécialiste. La loi peine aussi à réunir une série d'actes différents sous une même qualification.
"L'intérêt du concept de contrôle coercitif est qu'il permet de donner du sens à une somme d'actes qui, pris isolément, ne semblent pas graves."
Yvonne Muller, professeure de droit pénal à l'université Paris Nanterreà franceinfo
S'il faisait son entrée dans la loi, le contrôle coercitif pourrait aussi, s'il est détecté rapidement, empêcher de futures violences graves, espère Sarah McGrath, directrice générale de l'association Women for Women France. "Dans la plupart des féminicides, il y a des tactiques de l'auteur en amont qui relèvent du contrôle coercitif, comme des violences psychologiques. Mieux repérer ce contrôle, c'est aussi mieux prévenir les féminicides."
"Quand on intervient pour des violences physiques, quelque part, c'est déjà trop tard."
Sarah McGrath, directrice générale de Women for Women Franceà franceinfo
Pénaliser le contrôle coercitif pourrait aussi renforcer le rôle de vigie assuré par les proches. "Si l'entourage des victimes de violences savait qu'appeler vingt fois par jour son conjoint, contrôler ses horaires ou sa tenue, c'est du contrôle coercitif et c'est interdit, ils seraient plus enclins à réagir", imagine l'avocate Pauline Rongier, spécialiste des violences conjugales.
En Ecosse, des progrès en demi-teinte
Plusieurs experts appellent néanmoins à ne pas espérer de solution magique. En Ecosse, où la législation sur le contrôle coercitif fait référence, seules 6% des plaintes pour violences conjugales sont enregistrées à ce titre. La justice peine encore à poursuivre les dossiers dont le contrôle coercitif est l'infraction principale, les condamnations restant plus faciles dans les affaires de violence physique. "On a échoué à former correctement les forces de l'ordre, et à les mettre devant leurs responsabilités si elles n'appliquent pas la loi", reconnaît Marsha Scott, présidente de l'ONG écossaise Scottish Women's Aid.
"L'application de la loi nécessite un changement d'attitude à l'égard des relations femmes-hommes. C'est un sujet difficile, cela va prendre du temps."
Marsha Scott, présidente de l'ONG écossaise Scottish Women's Aidà franceinfo
En France, les professionnels et les élus sont divisés sur la manière d'inscrire le contrôle coercitif dans le droit. "Il ne faut pas foncer tête baissée", justifie la députée écologiste Sandra Regol, pourtant favorable à l'entrée de ce concept dans la loi. "Il faut qu'on trouve une définition qui ne va pas enfermer cette infraction dans un cadre trop petit, afin qu'elle n'enlève pas des droits aux victimes par rapport à la jurisprudence qui existe aujourd'hui. Mais il ne faut pas non plus que la définition soit trop floue, sans quoi elle permettrait à des agresseurs d'échapper à la justice", détaille-t-elle. De son côté, l'élue socialiste Colette Capdevielle plaide pour attendre l'issue des conclusions d'un groupe de magistrats sur la question. "Créer une nouvelle infraction, ce n'est pas rien. On ne peut pas l'écrire entre une séance en commission et dans l'hémicycle. Il faut travailler avec des magistrats, des universitaires, des psychologues...", argumente-t-elle.
Parmi les spécialistes, la sociologue Gwénola Sueur prône aussi une réflexion plus longue. "Les rares chercheurs qui ont des données sur le contrôle coercitif n'ont pas tous été auditionnés [dans le cadre de la proposition de loi]. Personne n'est parvenu à mesurer le phénomène de manière quantitative. La prudence impose un vrai débat scientifique sur le sujet avant de légiférer." La chercheuse Andreea Gruev-Vintila s'inquiète, elle, de la limitation, dans la proposition de loi, "du contrôle coercitif à certains aspects seulement en droit pénal", alors qu'il concerne en grande partie le droit de la famille. Face à ces critiques, si la rapporteure du texte, Maud Bregeon, assume que la rédaction de l'amendement est "perfectible", elle refuse de remettre son projet à plus tard. "Au regard de ce que vivent les victimes, je trouverais assez insupportable de céder face à la difficulté et de laisser cette notion en chemin sous prétexte que le texte n'est pas abouti."
* Le prénom a été modifié.
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