Témoignages "Il a forcé notre fils à regarder la télé" : quand l'interdiction des écrans pour les jeunes enfants tourne au conflit familial

Alors que les appels à interdire les écrans pour les plus jeunes se font de plus en plus entendre, certains parents ont déjà opté pour cette règle à la maison. Mais ils peuvent aussi se heurter à la réticence de leurs proches.

Article rédigé par Lucie Beaugé
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 8min
Alors que les écrans sont partout dans notre quotidien, la question de les interdire pour les très jeunes enfants taraude et divise. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)
Alors que les écrans sont partout dans notre quotidien, la question de les interdire pour les très jeunes enfants taraude et divise. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)

Depuis qu'il est né, Auguste, 3 ans et demi, est quasiment privé d'écrans par ses parents. Mais quand il se retrouve avec ses grands-parents, c'est une autre histoire. Lors des dernières vacances de Pâques, la situation a viré au clash. Un soir, le jeune papa, David, prépare le dîner lorsque des éclats de voix retentissent depuis le salon : sa compagne et son père s'écharpent devant Auguste et les autres convives. "Il a forcé notre fils à regarder la télé, un programme automobile, alors que je lui avais demandé de ne pas le faire, s'insurge David. Cela a débouché sur une grosse dispute à trois, dans la cuisine." Depuis, ils ne se sont pas revus, mais se sont téléphoné "pour apaiser la situation".

Les grands-parents ont du mal à comprendre la stricte régulation des écrans imposée par David et sa compagne. "Selon eux, nous avons été élevés avec les écrans et nous ne sommes pas plus bêtes que les autres." Le trentenaire vient d'une famille dans laquelle la télé était toujours allumée. En bruit de fond lors des repas, pour se divertir l'après-midi, mais aussi pour s'informer grâce aux journaux télévisés. Le "vieux poste" était (presque) un membre à part entière du foyer. Aujourd'hui âgé de 33 ans, David a totalement banni le petit écran de sa maison, dans la banlieue de Lyon. Seul un vidéoprojecteur lui permet de regarder des films à de rares occasions.

Jusqu'à quel âge faut-il interdire ?

"Avec ma femme, on a lu beaucoup de choses sur les conséquences néfastes de l'exposition aux écrans, particulièrement pour les tout-petits", insiste David. Son fils a tout de même le droit de regarder des dessins animés le week-end, "trois épisodes de cinq minutes par jour grand maximum".

Alors que les écrans sont partout dans notre quotidien, la question de les interdire pour les très jeunes enfants taraude et divise, y compris au sein de la communauté scientifique. Notamment car la multiplication de ces écrans reste un phénomène récent, limitant le recul pour l'analyser. Il existe néanmoins un consensus autour de certains effets délétères, comme les troubles du sommeil et de l'attention, mais aussi le manque d'activité physique comme potentielle conséquence indirecte.

Faut-il pour autant les bannir ? Et si oui, jusqu'à quel âge ? La ministre de la Santé, Catherine Vautrin, a promis mi-juin "d'interdire l'exposition aux écrans de la naissance à l'âge de 3 ans". Fin avril, cinq sociétés savantes ont de leur côté recommandé de proscrire totalement les écrans avant 6 ans.

Face à ce manque de clarté, au sein des familles, chacun peut ainsi avoir un avis très différent sur le sujet. "On constate fréquemment que cela provoque des conflits, principalement avec les grands-parents ou entre conjoints", souligne Samuel Comblez, psychologue et directeur adjoint de l'association e-Enfance. "Dans les couples, la prise de conscience ne se fait pas toujours au même moment", précise Justine Fesneau, fondatrice de l'association Pas à pas, l'enfant, qui accompagne des familles pour un usage raisonné des écrans.

"A leurs yeux, je suis extrémiste"

Pour sa fille de 2 ans et demi, Mathilde, 42 ans, dit avoir une tolérance "zéro" aux écrans. Cette orthoptiste, qui habite près de Tours (Indre-et-Loire), constate tous les jours l'incidence d'une forte exposition sur "la vision des enfants et leurs apprentissages". "Mon compagnon pense qu'interdire est excessif, que regarder dix minutes la télévision, de temps en temps, ne changera rien. Selon moi, cela reste une mauvaise idée de lui créer une habitude", explique cette mère de famille. Un désaccord qui amène le couple à avoir régulièrement des conflits. "On peut rester sur nos positions pendant longtemps. Mais je finis toujours par céder, par défaut", admet Mathilde. 

Romain constate, lui, un "gros écart générationnel" avec une partie sa famille. "A leurs yeux, je suis extrémiste. Ils ne cherchent pas à comprendre", constate ce trentenaire. Les règles avec sa conjointe sont les suivantes : aucun écran à disposition de leur fille de 2 ans et demi, mais une tolérance de "trois minutes d'appel vidéo par soir" lorsque Romain est en déplacement. Il estime entre autres que les écrans empêchent les enfants de s'ennuyer, et donc "d'être créatifs par le jeu et de réfléchir". Chez ses oncles notamment, dont il est proche, son point de vue n'est pas respecté. "Ils ont l'habitude d'avoir la télé qui tourne en continu et ne veulent pas changer ça en notre présence."

"On se fréquente moins, car j'ai le sentiment que venir avec ma fille est une contrainte pour mes oncles."

Romain, père d'une petite fille de 2 ans et demi

à franceinfo

Avec la plupart de ses amis, Mathilde ne se sent également pas "sur la même longueur d'onde" et évite de mettre le sujet sur le tapis. "Je ne veux pas être celle qui fait la morale." Pour Romain, un éloignement s'est produit avec certains, "plutôt des amis de deuxième cercle avec qui il n'était pas possible de partir en vacances, par exemple".

Selon ce père de famille, au-delà du sujet des écrans, l'enfant reste "le premier marqueur de distanciation" entre adultes, par rapport à "la vie d'avant". "Il est naturel de finir par se rapprocher des personnes qui ont les mêmes convictions que nous, et de s'éloigner des autres, de façon assez naturelle", juge Romain. De son côté, David remarque que le désaccord autour de la télé a mis en lumière des problématiques familiales plus larges. "J'ai un père qui aime avoir raison et avec qui j'ai souvent eu des difficultés à communiquer."

"Il fallait peut-être passer par le conflit pour faire entendre que c'est nous qui éduquons, que ce sont nos règles et qu'elles n'ont pas à être discutées par le reste de la famille."

David, père d'un jeune garçon de 3 ans et demi

à franceinfo

Durant les vacances d'été, David va quand même confier quelques jours sa fille à ses parents. "J'espère que le message a été compris. S'il faut en reparler, on le fera. Mais cet épisode de Pâques a été un tournant."

Eduquer plutôt que blâmer

Comment, alors, sensibiliser des proches à ses propres règles ? Selon Vanessa Lalo, psychologue spécialiste des pratiques numériques, "l'adulte n'a souvent pas conscience qu'il est lui-même en permanence devant un écran". Mais on peut, en premier lieu, le faire se remettre en question sur sa propre dépendance. Cette psychologue suggère également aux parents d'expliquer à leurs proches "pourquoi le développement de l'enfant est important", plutôt que de donner des arguments de posture liés aux écrans. Un message qui doit aussi venir, selon elle, des autorités publiques, à travers une "grande campagne".

"De quoi un enfant a-t-il besoin ? Principalement d'interactions sociales. Il faut lui parler, jouer, lui apprendre le toucher."

Vanessa Lalo, psychologue spécialiste des pratiques numériques

à franceinfo

"Ce n'est pas forcément l'écran qui abrutit, c'est le fait que cela prive l'enfant de faire autre chose, comme dessiner", appuie Samuel Comblez. "Evidemment, il faut faire le choix de la pédagogie avant tout. Mais si l'interlocuteur en face ne veut rien savoir, alors je crois qu'on a aussi le droit de quitter la pièce", glisse Romain.

La relation de confiance reste, selon lui, plus facile à tisser avec des adultes qui pensent dès le départ comme lui sur les écrans. Ainsi, avec sa compagne, ils ont choisi une nourrice chez laquelle il n'y a pas de télé. "C'était le critère premier avec ce qui relève de la sécurité."

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