: Reportage "Qu'est-ce qu'on aurait pu faire de plus ?" : après le suicide de la directrice d'école Caroline Grandjean dans le Cantal, les habitants du village s'interrogent
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Cette enseignante de 42 ans a été retrouvée morte près de son domicile lundi, le jour de la rentrée scolaire. Directrice d'une école à classe unique du village de Moussages, elle avait été victime d'insultes et de menaces homophobes.
Les habitants de Moussages (Cantal) ont appris la nouvelle sur les réseaux sociaux ou par la presse. Mercredi 3 septembre, tous ceux rencontrés par franceinfo se disent "très attristés" par la mort de Caroline Grandjean, deux jours plus tôt, dans des circonstances "dramatiques". Depuis, les journalistes sont nombreux à arpenter les rues en quête de témoignages. La parole se fait rare cependant. Têtes baissées, certains préfèrent ne "pas faire de commentaire". D'autres craignent pour la réputation de leur bourg de 250 âmes. "Des homosexuels, il y en a d'autres dans le village, ça n'a jamais fait de problème", affirme un homme au crâne dégarni. "Cette affaire, ça ne peut pas faire de la bonne publicité", estime une autre habitante.
Lundi, le jour de la rentrée scolaire, l'ex-directrice de l'école à classe unique de Moussages, en poste depuis 2021, s'est suicidée à Anglards-de-Salers, près de son domicile. Le corps de l'enseignante de 42 ans a été découvert par les gendarmes en contrebas d'un site escarpé. Une enquête pour rechercher les causes exactes de sa mort a été ouverte. Caroline Grandjean, parce qu'elle aimait et vivait avec une femme, a été la cible répétée d'insultes et de menaces homophobes entre 2023 et 2024. "Dégage la gouine", "va crever sale gouine", "gouine = pédophile" : autant de messages écrits sur le mur de l'école ou reçus dans sa boîte aux lettres. Elle avait porté plainte, mais son corbeau n'a jamais été retrouvé. L'enquête ouverte par le parquet avait donc été classée en mars, "en l'absence de nouveaux faits", a fait savoir la procureure de la République d'Aurillac, Sandrine Delorme.
Un corbeau qui "peut venir de loin"
Près de la poste de Moussages, un septuagénaire, assis sur un muret, pantoufles aux pieds, s'interroge sur l'identité du corbeau. "Il peut venir de loin, au final personne ne peut savoir". Canne à la main, un autre homme dit ne connaître "que les histoires rapportées", qui "ne sont pas toujours très fiables". Il n'a jamais croisé Caroline Grandjean, mais a entendu parler "des histoires de graffitis" et du fait "qu'elle n'avait pas de bons rapports avec la population".
L'institutrice, qui n'avait plus remis les pieds à l'école du village, ni dans aucune autre depuis la fin d'année 2024, a jusqu'au bout regretté un manque de soutien. En janvier, elle s'était confiée à Christophe Tardieux, lui aussi enseignant, qui a publié une bande dessinée sur sa tragique histoire. Dans Cas d'école, dont les pages sont disponibles sur le blog de Mediapart, il raconte que Caroline Grandjean avait fini par se dire que "l'histoire aurait dû rester cachée" car "tous la font se sentir coupable, alors qu'elle n'a strictement rien à se reprocher".
La mairie et les parents ont bien signé un communiqué pour condamner les actes du corbeau, en mars 2024. Mais, dans sa BD, Christophe Tardieux affirme que des publications, depuis supprimées, et qu'il attribue à la municipalité, ont fini par créer de l'ambiguïté.
Le maire ne pouvait "rien faire de plus"
"Contrairement à ce qui est affirmé de manière mensongère, j'ai toujours condamné les actes odieux d'homophobie dont [elle] a été victime", avait réagi le maire, Christian Vert, en septembre 2024 auprès du quotidien régional La Montagne, affirmant également avoir porté plainte à cinq reprises. Contacté par franceinfo, l'édile n'a pas donné suite.
Pour l'homme à la canne, le maire ne pouvait "rien faire de plus". Quant à l'enquête menée par les gendarmes, il assure que les habitants de Moussages n'ont pas tous été soumis à un test graphologique, ce que confirment d'autres villageois. "Si j'avais été à leur place, j'aurais réuni tout le monde dans une salle et j'aurais fait la dictée de Bernard Pivot", glisse-t-il. Devant l'épicerie, seul commerce ouvert, plusieurs personnes prennent l'apéritif sur une table en plastique. Tout en faisant part de leur "tristesse", ils estiment, eux aussi, que Caroline Grandjean a été défendue à Moussages. Et rappellent que le maire a, lui aussi, "subi des dégradations" sur son propre véhicule.
"Personne n'a eu de nouvelles d'elle ou n'a cherché à en avoir"
Il est presque midi, les enfants vont sortir de l'école. Un chauffeur et son car attendent là, ainsi qu'une poignée de parents. En retrait, Julien Audinet, représentant des parents d'élèves, veille à ce qu'il n'y ait pas de "débordements", dans une allusion à la présence des médias. Il rapporte avoir rencontré l'enseignante après les premiers tags, pour lui témoigner de son soutien. "Nous avons encouragé les autres parents à le faire. Certains l'ont fait. D'autres, je ne sais pas", confie-t-il. Le père de famille concède que, depuis le départ de la directrice en juin 2024, "personne n'a eu de nouvelles d'elle ou n'a cherché à en avoir".
Mains dans les poches, barbe imposante, cet agriculteur estime qu'il "a fait ce qu'il pouvait avec [ses] faibles moyens". "Je milite contre toute forme d'intolérance, mais à mon niveau, qu'est-ce que je pouvais faire d'autre ?", s'interroge-t-il. Pour lui, personne ne sait "quelle est la goutte d'eau qui a fait déborder le vase".
"Elle a toujours été très professionnelle dans sa façon de préserver les enfants."
Julien Audinet, représentant des parents d'élèves de l'école de Moussagesà franceinfo
Les élèves, libérés, jaillissent de l'école. Un petit garçon sort avec son doudou dans la bouche, un autre tire son sac à roulettes Pokémon. Camille est la mère de ces deux élèves, respectivement en petite section et en CE1. "On est arrivés dans le village l'année des tags, donc je n'ai pas beaucoup connu Caroline", explique cette assistante maternelle. A l'époque, son fils aîné, diagnostiqué hyperactif, n'était pas présent à l'école toute la semaine. L'enseignante "avait l'air très sympathique", confie Camille, le sourire triste. Avec le recul, et même si la situation "n'était évidente pour personne", la mère de famille souligne que les habitants auraient "peut-être pu faire plus".
Durant des mois, "ce qui a le plus marqué" Caroline Grandjean, "c'était l'absence de soutien de l'Education nationale", a dénoncé mercredi Christophe Tardieux, interrogé sur franceinfo et France Inter. Selon le dessinateur, "elle s'est beaucoup plainte du fait que la hiérarchie ne prenait pas la mesure de ce qui se passait, qu'elle recevait des remarques désobligeantes ou qu'on [suggérait] que peut-être, ça venait d'elle, qu'il y avait quelque chose qu'elle avait mal fait pour recevoir de telles insultes".
L'institutrice, placée sous protection fonctionnelle, a particulièrement mal vécu la proposition de mutation formulée par le rectorat en septembre 2024, qu'elle avait déclinée, selon plusieurs de ses proches interrogés par franceinfo. L'académie de Clermont-Ferrand explique qu'il s'agissait là d'une "mesure de protection" et non d'une "punition". A cette époque, la directrice appelle notamment Franck Lacrampe, secrétaire départemental Educ'Action dans le Cantal, pour prendre conseil. Il se souvient que Caroline Grandjean disait subir la "dépossession" de son poste comme une "injustice".
Si ce responsable syndical émet des réserves quant aux responsabilités de l'Education nationale, il juge que le suicide de Caroline Grandjean est "inéluctablement" en lien avec son travail. Le ministère a annoncé mercredi soir qu'Elisabeth Borne avait saisi l'Inspection générale de l'éducation, du sport et de la recherche pour réaliser une enquête administrative.
"Elle avait de moins en moins d'espoir"
Isolée dans le Cantal, Caroline Grandjean a néanmoins pu compter sur le soutien de ses pairs ailleurs en France. Très active sur un groupe Facebook de directeurs et directrices d'école, elle avait plusieurs fois confié son mal-être. Dimanche, dans une publication consultée par franceinfo, l'enseignante expliquait très mal vivre la promotion de son inspectrice. Elle écrivait également : "La journée de lundi, je vous l'assure, sera bien plus difficile pour moi chez moi que pour vous dans vos écoles."
Dans cette bulle virtuelle, elle était notamment proche d'Isabelle. Cette directrice d'école rapporte que sa collègue a aussi ressenti comme un "crève-cœur" la séparation avec ses élèves, à qui elle n'a pas pu dire au revoir. "Au fil du temps, j'ai senti que c'était de plus en plus dur pour elle, qu'elle avait de moins en moins d'espoir." En dehors de ses heures de travail, Caroline Grandjean aimait les animaux, la montagne et la photo. "Elle n'hésitait pas à se lever à 4 heures du matin pour capturer les plus belles lumières", confie Sabine*, une amie rencontrée pendant ses études. Caroline Grandjean était "pétillante", raconte-t-elle. Surtout, elle transmettait "de belles valeurs aux enfants, comme l'entraide et le fait de vivre ensemble, peu importe les différences".
*Le prénom a été modifié à la demande de l'intéressée
Si vous avez des pensées suicidaires, si vous êtes en détresse ou si vous voulez aider une personne en souffrance, il existe plusieurs services d'écoute anonymes et gratuits. Le numéro national 3114 est notamment joignable 24h/24 et 7j/7 et met à disposition des ressources sur son site. L'association Suicide écoute propose un service similaire au 01 45 39 40 00. D'autres numéros, dédiés notamment aux plus jeunes, sont disponibles sur le site du ministère de la Santé. Le ministère propose aussi une page consacrée à la formation, pour repérer, évaluer et intervenir. Vous trouverez également des informations complémentaires sur le site de l'Assurance-maladie.
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