Entretien Quatre-vingt ans après les premières élues, "la politique française ne considère toujours pas les femmes comme légitimes à exercer le pouvoir", estime une chercheuse

Article rédigé par Fabien Jannic-Cherbonnel
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
De gauche à droite, la cheffe des députés Rassemblement national Marine Le Pen, la députée La France insoumise Clémence Guetté, la sénatrice écologiste Mélanie Vogel et la présidente de l'Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet. (ASTRID AMADIEU / AFP / FRANCEINFO)
De gauche à droite, la cheffe des députés Rassemblement national Marine Le Pen, la députée La France insoumise Clémence Guetté, la sénatrice écologiste Mélanie Vogel et la présidente de l'Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet. (ASTRID AMADIEU / AFP / FRANCEINFO)

Les femmes représentent désormais 36% des députés élus à l'Assemblée nationale, mais il reste de nombreux obstacles à leur accession aux postes de pouvoir, explique Mariette Sineau à franceinfo, directrice de recherche honoraire à Sciences Po.

C'était le 29 avril 1945. Pour la première fois, les Françaises votent – ce jour-là, pour des élections municipales. Un an plus tôt, une ordonnance du gouvernement provisoire a ouvert le droit de vote aux électrices, mais aussi permis aux femmes de se présenter aux élections. Une élection constituante survient en octobre 1945 : 33 femmes sont élues. Elles représentent alors presque 6% des élus. Presque quatre-vingt ans plus tard, elles sont un peu moins de 36% à l'Assemblée nationale.

Un signe de la progression de la place des femmes dans la vie publique, même si des freins demeurent. "La politique française ne considère toujours pas les femmes comme légitimes à exercer le pouvoir", explique à franceinfo Mariette Sineau, directrice de recherche honoraire à Sciences Po et au CNRS et co-autrice de Femmes et République.

Franceinfo : Des femmes sont élues pour la première fois à la Chambre des députés en octobre 1945. Comment sont-elles accueillies ?

Mariette Sineau : C'est un évènement. Rappelons que la France fut parmi les dernières nations européennes à reconnaître aux femmes leurs droits politiques. C'était donc le bon moment pour réparer ce grand oubli, et aussi pour célébrer les femmes et leur rôle dans la Résistance. Elles sont extrêmement bien accueillies à la Chambre des députés et on leur réserve des postes de vice-présidence. Il y a une volonté de leur rendre justice.

Lors des élections législatives de novembre 1946, les premières de la IVe République, les femmes sont plus de 6% à siéger. C'est un bon début, dû en partie au mode de scrutin, la proportionnelle de liste. 

Avec l'instauration de la Ve République en 1958, la part des femmes députées retombe à moins de 2% jusqu'en 1978, et reste sous 10% jusqu'en 1997. Comment l'expliquer ?

Si la IVe République avait duré, les femmes auraient fini, la proportionnelle aidant, par se faire une place dans la chambre basse. Quand arrive la Ve République, on passe au scrutin uninominal majoritaire à deux tours. Ce mode de scrutin, qui se déroule dans des petites circonscriptions, est très défavorable aux femmes. Il donne une prime au notable déjà en place, soit le député sortant, qui cumule souvent les fonctions de maire ou de conseiller départemental. En tant que nouvelles venues dans le champ politique, les femmes partent avec un gros handicap.

La loi sur la parité, adoptée en 2000 par la gauche, a-t-elle fait bouger les choses ?

Les lois de parité diffèrent selon le mode de scrutin. Pour les scrutins proportionnels de liste, la parité est obligatoire, avec une alternance entre un homme et une femme du début jusqu'à la fin de la liste. Pour le scrutin des législatives, la parité n'est qu'incitative. Les partis politiques qui ne présentent pas 50% de femmes, à 2% près, subissent des pénalités financières. Une loi de 2014 a augmenté significativement le montant de ces pénalités (portées à 150% de l'écart hommes-femmes parmi les candidats). Malgré cela, les grands partis politiques préfèrent encore payer plutôt que de présenter des femmes.

"Si les lois sur la parité ont permis aux femmes de progresser sur les bancs de l'Assemblée nationale, elles ont échoué à instaurer la parité de la représentation nationale."

Mariette Sineau, directrice de recherche honoraire au CNRS

à franceinfo

La parité est en revanche atteinte ou proche de l'être dans nombre des assemblées élues à la proportionnelle, comme au Parlement européen, aux conseils régionaux et aux conseils départementaux.

Au-delà de l'Assemblée nationale, les femmes ont-elles davantage leur place dans le système politique qu'il y a quatre-vingt ans ?

Alors qu'Emmanuel Macron avait fait de l'égalité femmes-hommes la grande cause de son premier quinquennat, force est de constater que la place des femmes a régressé dans certains lieux de pouvoir. Si le gouvernement de François Bayrou est paritaire numériquement, il s'agit d'une parité de façade. Les femmes sont moins de 43% parmi les ministres de plein exercice et aucune d'entre elles ne détient de ministère régalien. 

D'une façon générale, il faut reconnaître qu'il y a toujours une asymétrie entre les hommes et les femmes vis-à-vis du pouvoir politique. Si les assemblées locales sont paritaires – à l'exception des assemblées municipales –, les présidences des exécutifs restent sous domination masculine. Les lois de parité ne disent rien sur ce sujet. On ne compte que 31% de femmes parmi les présidents de conseils régionaux, 20% parmi les présidents de conseils départementaux, 11% parmi les présidents de Conseils communautaires, et enfin moins de 20% parmi des maires.

A la lecture de ces chiffres, quels sont les freins à la participation des femmes dans la politique ? 

On peut déjà dire que ces freins ne viennent pas de l'opinion publique. Les derniers sondages montrent qu'elle n'est plus du tout réticente à voir les femmes occuper les postes du pouvoir, y compris au sommet de l'Etat. En revanche, ce qui n'a pas changé, c'est l'obstruction des partis politiques qui sélectionnent dans leurs investitures les candidats les plus à même de remporter l'élection. Or, ces candidats sont encore le plus souvent des hommes, parce qu'ils sont plus dotés en autorité, en mandats locaux et en capital politique. Par conséquent, les femmes ne sont pas forcément discriminées en tant que femmes, mais parce qu'elles ont moins de ressources politiques. 

"La misogynie politique n’a pas disparu du paysage."

Mariette Sineau, directrice de recherche honoraire au CNRS

à franceinfo

Les femmes sont encore victimes de railleries et de moqueries les plus diverses. On se souvient des attaques sexistes qui ont accompagné la désignation de Ségolène Royal comme candidate du Parti socialiste à la présidentielle de 2007. Elle a été traitée entre autres de "Madone des sondages", de "femme fatale", et même de "Bécassine de la politique".

La politique française ne considère toujours pas les femmes comme légitimes à exercer le pouvoir. Cela renvoie à notre histoire. D'abord, à la monarchie, puisqu'elles n'avaient pas droit à la succession au trône. Puis, une fois la Révolution de 1789 accomplie, le principe d'égalité de tous les citoyens a été posé, tout en privant les femmes de tout droit politique.

Est-ce une façon de dire que l'imaginaire politique n'est pas favorable aux femmes ?

La Ve République est imprégnée de l'imaginaire gaullien. Dans celui-ci, les femmes ne sont pas légitimes sur la scène politique. Le général de Gaulle était un homme du XIXe siècle, qui avait une vision très traditionnelle des rôles des hommes et des femmes. Il ne voulait pas de femmes parmi ses conseillers, et le moins possible parmi les ministres.

Il faut aussi souligner l'aspect viril de la Ve République, qui institue un régime présidentialiste qui fait exception en Europe et qui accorde de grands pouvoirs au président de la République. L'institution de l'élection du président de la République au suffrage universel a instillé une touche de virilité supplémentaire dans l'ensemble du système politique, puisqu'à l'époque, il n'était pas imaginable qu'il ne soit pas un homme.

La proportion des femmes a récemment reculé à l'Assemblée nationale, de 38,7% en 2017 à 35,7% en 2024. Comment l'expliquer ?

C'est une curiosité en Europe. La France est maintenant à la 44e place mondiale pour la proportion de femmes députées et elle n'est qu'au neuvième rang de l'Union européenne. Pourquoi ? Il faut souligner que les élections de 2017 étaient un peu anormales, avec l'arrivée en masse de candidats affiliés à Emmanuel Macron. La République en marche avait fait la parité sur ses listes et a largement remporté les élections.

Ensuite, les législatives de juin 2024 se sont déroulées après une dissolution surprise. Dans les cas d'urgence où il faut boucler les investitures rapidement, les femmes sont défavorisées : elles n'étaient que 41,1% parmi les candidats. En outre, selon une étude du journal Le Monde, 41,4% des femmes candidates, tous partis confondus, ont été investies dans des circonscriptions qu'elles n'avaient presque aucune chance de gagner.

Notons que la maigre présence des femmes sur les bancs de l’Assemblée est compensée par le fait que le bureau de l’Assemblée nationale est féminisé à raison de 59%. Et que le président de l’Assemblée nationale, 4e personnage de l’Etat, est incarnée par Yaël Braun-Pivet, réélue ce poste.

Il s'est écoulé trente ans entre la nomination d'Edith Cresson à Matignon, en 1991, et celle d'Elisabeth Borne. Faudra-t-il encore attendre trois décennies avant de voir une troisième Première ministre ? 

Je crois que maintenant le pli est pris : il y en a eu deux, il peut y en avoir trois. Mais la façon dont Edith Cresson a été accueillie et les marques de sexisme qu'elle a subies expliquent qu'un délai aussi long se soit écoulé entre la désignation de la première Première ministre par François Mitterrand, en 1991, et la seconde, par Emmanuel Macron, en 2022.

Le système a-t-il vraiment changé ? Par exemple, la majorité des conseillers qui entourent Emmanuel Macron sont des hommes…

Le pouvoir ne se donne pas, il se conquiert. Il faut donc que les femmes se battent, qu'elles investissent les partis politiques et qu'elles conquièrent des postes. Il a fallu attendre 1974 pour voir une femme, Arlette Laguiller (Lutte Ouvrière), candidate à la présidentielle. Ensuite, ce n'est qu'en 2007 pour que, pour la première fois, deux grands partis de gouvernement, à savoir le PS et le PCF, désignent chacun une femme pour postuler à l'Elysée. Sans doute faudra-t-il attendre encore des années pour que les femmes arrivent à égalité de pouvoir avec les hommes.

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