Interview Un cartel mexicain envoie des "chimistes" près de Toulon : "Les narcos sont très intéressés par la France", décrypte un spécialiste

Les autorités françaises et européennes ont démantelé un réseau international de drogue de synthèse, basé principalement dans le Var, "étroitement lié au cartel mexicain de Sinaloa". Bertrand Monnet, spécialiste du narcotrafic, nous éclaire sur les liens entre cette organisation et la France.

Article rédigé par franceinfo
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Un réseau de 15 personnes "étroitement liées au cartel mexicain de Sinaloa" ont été interpellées à Toulon en juin 2024. (SOPHIE BELLARD-PICAVET / HANS LUCAS)
Un réseau de 15 personnes "étroitement liées au cartel mexicain de Sinaloa" ont été interpellées à Toulon en juin 2024. (SOPHIE BELLARD-PICAVET / HANS LUCAS)

Quand la réalité rattrape la fiction… Bien loin de l'imaginaire des séries de narcotrafics, les membres du cartel de Sinaloa étaient en activité sur le territoire français. Le cartel mexicain a envoyé des "chimistes" à Toulon, pour fabriquer des drogues de synthèse, a appris jeudi 29 mai France Inter auprès de la police nationale.

Après des mois d'investigation, 15 personnes ont été interpellées en juin 2024. Mais les autorités n'ont communiqué là-dessus qu'un an après. C'est la première fois que des enquêteurs français se retrouvent confrontés à cette situation. Qu'est-ce que cette arrestation signifie des liens entre le cartel de Sinaloa et la France ? Franceinfo a posé la question à Bertrand Monnet, professeur à l'EDHEC Business School, spécialiste de l'économie du crime et auteur de la série "Narco Business" pour le quotidien Le Monde.

franceinfo: Quelle est votre réaction face au démantèlement de ce laboratoire près de Toulon ?

Bertrand Monnet : Ce n'est pas très surprenant parce que la France est un marché très attractif pour les membres du cartel de Sinaloa. Et en même temps, la production de cette drogue est assez complexe. J'ai pu l'observer pendant un reportage dans le Sinaloa, le fief du cartel. Les narcotrafiquants qui produisent cette drogue, m'expliquaient qu'il y avait une forme de savoir-faire à maîtriser. Il est probable que ces narcos mexicains qui, dont la présence a été identifiée en France, étaient en train de former leurs partenaires français pour produire et distribuer cette même méthamphétamine sur le territoire français.

"Il est probable que ces narcos mexicains étaient en train de former leurs partenaires français pour produire et distribuer de la méthamphétamine."

Bertrand Monnet, auteur de la série "Narco Business" pour le quotidien "Le Monde"

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Vous parlez du cartel mexicain du Sinaloa. C’est le plus puissant du monde ?

C'est en tout cas l'un des plus puissants. Il est un peu leader dans cette sphère des narcos mexicains. Ils ont continué à exporter des dizaines de tonnes de cocaïne partout dans le monde, notamment vers la France. Et puis ce cartel reste aussi un grand producteur de différentes drogues, notamment le fentanyl, qui touche plutôt le marché nord-américain, même si ça arrive en Europe. Il produit aussi de drogues de synthèse et avant tout, cette méthamphétamine, massivement vendue en Europe et en France. Il y a un vrai marché pour ces narcos. Pour la distribution, ils travaillent en partenariat avec organisations européennes.

Le cartel brasse des centaines de millions d'euros, voire des milliards peut-être ?

Ah oui, des milliards de dollars. Le chiffre d'affaires du cartel est très difficile à estimer. Mais c'est plusieurs dizaines de milliards de dollars. La vente de ces drogues est très, très, très rémunératrice. Sachant que, évidemment, il y a le chiffre d'affaires, mais ce trafic est surtout rentable parce que les coûts de production sont très limités. De ce que l'on a pu voir là, pour ce laboratoire, on voit que c'était très "low cost", avec des produits qui ne valent pas cher. Ce sont des produits précurseurs qui sont généralement importés de Chine. Et puis la méthamphétamine est fabriquée dans des tonneaux en plastique. 

"Ce qui coûte cher, c'est le savoir-faire des chimistes. Ce qui explique la présence de ces narcos sur le territoire."

Bertrand Monnet, auteur de la série "Narco Business" pour le quotidien "Le Monde"

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Combien de personnes qui travaillent pour un tel cartel dans le monde ? Est-ce que ça fonctionne comme dans une multinationale ?

Des dizaines de milliers de narcos travaillent pour eux. C'est vraiment une multinationale criminelle. L'épicentre du cartel, c'est cet Etat du Sinaloa au nord-ouest du Mexique, avec sa capitale Culiacán. Mais ça, "c'est le siège social". Parce qu'encore une fois, si on veut comprendre ce qu'est ce cartel, il faut vraiment essayer de le comprendre en tant qu'entreprise. Et malheureusement, comme toute entreprise qui travaille à l'export, le cartel a des ramifications partout. Donc ce sont des dizaines de milliers de personnes, essentiellement basées au Mexique, mais qui travaillent aussi beaucoup aux États-Unis, au Canada, en Europe, jusqu'en Asie. Ils sont présents jusqu’en Australie, en Corée du Sud. C'est vraiment une multinationale du crime.

Vous parlez d’un "siège social" au Mexique. Ça fonctionne comme une entreprise avec différents services ?

Oui. Il y a le boss, le "capo". Et puis en dessous, il y a différentes fonctions. Il y a des gens qui sont en charge du blanchiment d'argent, d’autres uniquement la logistique. Il y a toujours un groupe d'une dizaine de personnes qui sont des tueurs. On les appelle les "sicarios". Et en dessous, il y a des gens qui vont s'occuper de la commercialisation et de la production. Il y a aussi des personnes qui spécifiquement vont s'occuper de la corruption. Ceux-là sont très proches du boss.

Et puis ils ont aussi des tactiques qui sont tout à fait comparables à ce qu'on observe dans l'économie légale, notamment pour le recrutement. Ils font du marketing pour essayer de développer de nouvelles drogues et pour les faire accepter sur des marchés dans lesquels ils ne sont pas. Ils ont cette agilité économique et cette organisation que malheureusement, on peut effectivement comparer à celle d'entreprises légales. À la différence près, évidemment, que les entreprises ne tuent pas et, normalement, ne corrompent pas.

"Ils ont cette agilité économique et cette organisation que, malheureusement, on peut effectivement comparer à celle d'entreprises légales."

Bertrand Monnet, auteur de la série "Narco Business" pour le quotidien "Le Monde"

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Existe-t-il des moyens pour combattre ces organisations ?

Moi, je passe beaucoup de temps avec des narcos pour mes recherches. Ils sont passionnés par l'argent. C’est tout ce qui les intéresse. Et donc la seule solution, c'est de les empêcher de convertir les tonnes de cash qu'ils gagnent en vendant de la drogue, en argent utilisable. C'est-à-dire de les empêcher de blanchir l'argent. Il faut agir via des tactiques de lutte contre le blanchiment qui sont assez simples. Ça va du contrôle de commerce qui peut servir à mélanger du cash criminel avec de l'argent légal. Et une répression encore plus forte sur les flux illicites qui utilisent les circuits bancaires. Et puis surtout une action diplomatique très contraignante qu'il faut mener contre "les machines à laver" qu’utilisent tous les jours les narcos pour blanchir leurs milliards : les paradis bancaires comme le Panama ou Dubaï. Les millions que va rapporter la vente de cette méthamphétamine vont passer par un paradis bancaire pour que les narcos puissent les utiliser, réinvestir dans l'immobilier ou dans des entreprises légales. Il faut casser ces paradis bancaires. Et là, malheureusement, on ne voit pas beaucoup d'avancées.

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