Carte Comment les préfets ont largement autorisé la surveillance par drones des manifestations du mouvement "Bloquons tout" le 10 septembre

Article rédigé par Valentin Stoquer
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Sur la journée du 10 septembre 2025, les préfectures ont pris des arrêtés autorisant le décollage de 110 drones des forces de l'ordre. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO / AFP)
Sur la journée du 10 septembre 2025, les préfectures ont pris des arrêtés autorisant le décollage de 110 drones des forces de l'ordre. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO / AFP)

Franceinfo a consulté et cartographié la soixantaine d'arrêtés préfectoraux pris dans l'Hexagone. L'analyse de ces documents met en évidence un recours massif aux autorisations de vols de drones par la police et la gendarmerie pour surveiller les actions et manifestations.

"Souriez, vous êtes filmés !" Il n'est pas rare de croiser, au détour d'une manifestation, ce slogan inscrit sur une pancarte. Il traduit une réalité bien connue des personnes habituées à manifester, comme certaines le feront encore jeudi 18 septembre : les forces de l'ordre ont pris l'habitude d'observer les cortèges de haut, grâce à des drones. A l'occasion des actions menée dans toute la France le 10 septembre dans le cadre du mouvement "Bloquons tout", les préfectures ont vu les choses en grand. Franceinfo a recensé et consulté 67 arrêtés préfectoraux autorisant l'utilisation de drones pour surveiller les actions et manifestations. D'après les cartographies réalisées par franceinfo à l'aide des données obtenu avec l'outil Attrap de l'association La Quadrature du Net, 24 324 km2 du territoire étaient ainsi susceptibles d'être survolés par des drones de la police ou de la gendarmerie ce jour-là. Ces zones apparaissent en noir sur la carte ci-dessous.

Plusieurs secteurs ressortent particulièrement. Les départements du Morbihan, de l'Orne et de l'Ain ont été entièrement concernés par des arrêtés. Ceux-ci prévoyaient que, le 10 septembre, les forces de l'ordre pouvaient faire décoller des drones depuis n'importe où dans le département, de 7 heures à 23 heures pour le Morbihan, à partir de 8 heures pour l'Ain, et de 8 heures à 18 heures pour l'Orne. Même constat en région parisienne : l'arrêté signé par le préfet de police de Paris englobe, en plus de la capitale, les Hauts-de-Seine, le Val-de-Marne et la Seine-Saint-Denis. Jusqu'à dix drones ont été autorisés à survoler la capitale et sa banlieue, dès minuit et pendant 24 heures.

Dans les grandes villes, ces aéronefs font partie du dispositif habituel de maintien de l'ordre depuis deux ans. Mais pour Serge Slama, professeur de droit public à l'université Grenoble-Alpes, le caractère insaisissable du mouvement "Bloquons tout" a accentué cette surveillance : "Ils ont prévu la possibilité d'utiliser des drones partout, sur les ronds-points, sur les péages, sur toute une métropole. Ils ont ouvert le parapluie au maximum." Les zones rurales, d'habitude peu exposées aux mouvements sociaux d'ampleurs et donc à l'arsenal du maintien de l'ordre, se sont retrouvées exceptionnellement logées à la même enseigne. Dans l'Hérault, en plus de Béziers, Montpellier et sa banlieue proche, trois communes rurales étaient entièrement soumises à la surveillance aérienne. Les 1 084 habitants des Tourrettes, dans la Drôme, ont aussi pu être survolés entre 8 heures et 20 heures. 

Plus d'une centaine de drones autorisés à voler

Au total, les représentants de l'Etat dans les départements ont autorisé l'envol de 110 drones. "C'est la journée en France où il y a eu le plus d'autorisations d'utilisation de drones. Ça a battu [les journées de mobilisation contre] la réforme des retraites", souligne Serge Slama. "Evidemment, ce ne sont pas forcément des drones qui ont volé. Mais on a tout de même 67 arrêtés, et les périmètres sont démesurés : ce sont des départements entiers, des métropoles entières, donc c'est une grande partie du territoire métropolitain qui était surveillable."

"Aujourd'hui, se passer de drones, c'est comme se passer de la vue", défend le général Philippe Mirabaud, sous-directeur de l'emploi des forces de gendarmerie, interrogé par l'AFP. Selon lui, les forces de l'ordre visent un "équilibre entre demande de sécurité" de la population et "vigilance par rapport aux libertés et à la protection des personnes". "La journée du 10 septembre a aussi été une réussite du côté des forces de l'ordre, parce que les drones permettent une mobilité très rapide, une réactivité, expose à franceinfo le délégué national du syndicat Alliance Police nationale, Yoann Maras. Ça nous permet de cibler très, très rapidement des petits groupes qu'on aurait du mal à identifier directement sur le terrain. Pour nous, c'est un outil clairement indispensable."

"On surveille et récolte des données sur des moments critiques de l'expression démocratique, c'est des moments où les personnes vont exprimer des opinions politiques, syndicales, philosophiques, religieuses. Et c'est très embêtant de surveiller ces moments dans une démocratie", oppose Bastien Le Querrec, juriste en droit public et membre de La Quadrature du Net.

Une quinzaine d'arrêtés suspendus par la justice

Concrètement, pour qu'un aéronef des forces de l'ordre ait le droit de voler au-dessus d'une manifestation, le préfet du département doit le notifier dans un arrêté préfectoral. Ces documents, publics et accessibles sur les sites de chaque préfecture, doivent répondre à plusieurs règles depuis un décret du 19 avril 2023. L'utilisation des drones doit être motivée par une nécessité, et l'impossibilité d'atteindre le même but sans y avoir recours. Elle doit également être bordée par des limites géographiques et temporelles cohérentes avec l'événement surveillé. La Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) rappelle que l'arrêté "détermine l'objectif poursuivi et fixe la zone géographique strictement nécessaire à l'atteinte de cet objectif".

"Chaque mission est tracée, on sait quel est le télépilote qui l'a réalisée, où, quand, combien de temps, on sait où sont stockées les images, que les images ne seront stockées que sept jours et qu'elles seront ensuite détruites", assure à l'AFP le général Philippe Mirabaud. L'information du public est obligatoire. Dans la pratique, elle se fait notamment sur le réseau social X et parfois dans la presse locale, mais peu de gens accèdent à ces informations.

Les 67 arrêtés préfectoraux ont été scrutés de près, en particulier par l'Association de défense des libertés constitutionnelles (Adelico), le Syndicat des avocats de France (SAF) et le Syndicat de la magistrature (SM), qui ont mené des actions en justice contre certaines de ces décisions préfectorales, afin de rendre caducs des arrêtés que les associations estimaient abusifs, notamment en raison de leurs zones d'autorisations de vols extrêmement vastes. Quelque 35 audiences ont eu lieu devant des tribunaux administratifs, un peu partout dans l'Hexagone, avant le début des actions du 10 septembre.

Au total, quinze arrêtés ont été suspendus par les juges. A Rennes, une zone entière a été retoquée. Le tribunal a également donné raison aux associations à Pau (Pyrénées-Atlantiques), Valence (Drôme) ou Orléans (Loiret). A Lyon, le tribunal a fait annuler un arrêté pour une manifestation le 8 septembre. La préfecture a d'elle-même retiré les trois autres arrêtés qui portaient sur la manifestation du 10 septembre avant qu'ils ne soient attaqués. Quelques jours plus tard, de nouveaux arrêtés ont été publiés, couvrant cette fois-ci une zone plus restreinte. "Lorsque les tribunaux administratifs ont annulé les arrêtés préfectoraux autorisant les forces de l'ordre à utiliser des drones, c'est uniquement parce qu'ils ont jugé que les arrêtés étaient insuffisamment motivés", fait valoir le ministère de l'Intérieur, interrogé par franceinfo.

Des arrêtés parfois publiés le jour même

Mais pour saisir la justice, encore faut-il parvenir à prendre connaissance de l'arrêté préfectoral à temps. D'après les données compilées par franceinfo, au moins six arrêtés ont été publiés le jour même des manifestations, parfois plusieurs heures après le début d'autorisation de survol. Le recours reste certes possible, mais les drones ont pu avoir le temps de décoller. Dans d'autres cas, les préfectures publient les documents tard la veille. La contestation devant un tribunal devient alors une course contre-la-montre.

En Seine-Maritime, "pour le 10 septembre, la police a demandé le 4 septembre l'usage des drones. Le 5 ça aurait pu être prêt, mais les arrêtés ont été publiés au dernier moment", la veille du mouvement, s'agace Vincent Souty, avocat au barreau de Rouen et membre du Syndicat des avocats de France. "C'est très compliqué, parce que ça nous oblige à vérifier de manière très régulière et à tout chambouler. Là, je suis en train de faire un recours pour une manifestation qui a lieu demain [le 18 septembre]. L'arrêté drone est sorti aujourd'hui. Je vais avoir une audience cet après-midi. Heureusement que je n'avais pas prévu de rendez-vous, parce que sinon je n'aurais pas pu le faire."

Pour la journée de grèves et de manifestations organisée jeudi, cette fois à l'appel de l'intersyndicale, plusieurs dizaines d'arrêtés ont en effet été pris à travers le pays, en renfort du déploiement de 80 000 membres des forces de l'ordre et de 24 véhicules blindés. Les cortèges seront une nouvelle fois surveillés de près.

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