Echanges tendus entre Nétanyahou et Macron : comment l'accusation d'antisémitisme est régulièrement utilisée pour discréditer la critique politique d'Israël

Article rédigé par Mathilde Goupil
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Le président français, Emmanuel Macron, le 18 août 2025 à Washington, et le Premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, le 29 avril 2025 à Jérusalem. (YVES HERMAN, ABIR SULTAN / AFP)
Le président français, Emmanuel Macron, le 18 août 2025 à Washington, et le Premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, le 29 avril 2025 à Jérusalem. (YVES HERMAN, ABIR SULTAN / AFP)

Le Premier ministre israélien a estimé que le président de la République avait "alimenté le feu antisémite" en annonçant qu'il allait reconnaître l'Etat de Palestine. Un argument récurrent, mais largement contestable selon des chercheurs interrogés par franceinfo.

Des mots très vifs. Dans une lettre adressée mardi 19 août à Emmanuel Macron, le Premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, a estimé que le président de la République avait "alimenté le feu antisémite" en annonçant qu'il allait reconnaître l'Etat de Palestine. La décision du chef de l'Etat, suivie par celle d'autres pays, dont le Canada et l'Australie, doit se concrétiser lors de l'Assemblée générale des Nations unies, qui se tiendra à New York du 9 au 23 septembre, près de deux ans après l'attaque du 7-Octobre et le début de la guerre à Gaza.

Cette reconnaissance "récompense la terreur du Hamas, renforce le refus du Hamas de libérer les otages, encourage ceux qui menacent les juifs français et favorise la haine des juifs qui rôde désormais dans vos rues", dénonce le Premier ministre israélien dans sa missive.

Une accusation "erronée" et "abjecte", a immédiatement rétorqué l'Elysée. "La lutte contre l'antisémitisme ne saurait être un sujet d'instrumentalisation" ni "faire l'objet d'aucune manipulation", a ensuite répondu Emmanuel Macron, dans une lettre dévoilée par Le Monde, le 26 août. Dans cet écrit, le président de la République rappelle les mesures entreprises pour protéger la communauté juive de France et détaille les raisons qui le poussent à reconnaître un Etat de Palestine.

"L'idée que les juifs ne sont en sécurité nulle part, sauf dans l'Etat refuge d'Israël"

Si cet échange a marqué les esprits, ce n'est pourtant pas la première fois que Benyamin Nétanyahou avance un tel argument. En novembre 2024, alors que la Cour pénale internationale avait émis des mandats d'arrêt pour "crimes contre l'humanité" et "crimes de guerre" le visant, ainsi que l'un de ses ministres, il s'était estimé victime d'un nouveau "procès Dreyfus", condamnant une décision "antisémite".

"Benyamin Nétanyahou est probablement le Premier ministre israélien qui a le plus porté l'idée selon laquelle Israël est le pays du peuple juif à travers le monde", explique Thomas Vescovi, doctorant en études politiques à l'EHESS et à l'université libre de Bruxelles. En 2018, le Premier ministre s'était ainsi prononcé pour l'adoption d'une loi controversée définissant Israël comme "l'Etat-nation du peuple juif", qui considérait le développement des colonies illégales en Cisjordanie comme relevant de "l'intérêt national". 

"Pour Benyamin Nétanyahou, critiquer Israël revient à critiquer l'ensemble des juifs dans le monde", détaille le chercheur spécialiste d'Israël et des territoires occupés. De nombreuses ONG internationales ayant dénoncé la situation humanitaire à Gaza n'ont ainsi plus le droit d'acheminer de l'aide dans l'enclave palestinienne, car elles participent, selon les autorités israéliennes, à la "délégitimation" de l'Etat hébreu, comme l'explique un communiqué de Médecins sans frontières.

Par ailleurs, le dirigeant israélien "a, dans son héritage intellectuel et politique, l'idée que les juifs ne sont en sécurité nulle part, sauf dans l'Etat refuge d'Israël, et que la sécurité des juifs ne peut être assurée que par eux-mêmes, c'est-à-dire Israël", ajoute Thomas Vescovi"Pour Benyamin Nétanyahou, la reconnaissance d'un Etat palestinien est associée à un risque sécuritaire pour l'existence même d'Israël", développe Martine Cohen, sociologue du judaïsme français. Mais aussi à un risque de hausse de l'antisémitisme dans le monde, car la reconnaissance de cet Etat serait perçue comme un encouragement aux faiseurs de haine, c'est-à-dire le Hamas".

"Eviter la critique de sa politique à Gaza et en Cisjordanie"

S'il s'explique par la grille de lecture du monde du dirigeant israélien, ce positionnement n'est pour autant pas dénué de stratégie politique, estiment les experts interrogés par franceinfo.

"L'accusation d'antisémitisme permet de figer et de sidérer la critique car on sait à quel point, notamment en Europe de l'Ouest, celle-ci est excluante."

Thomas Vescovi, chercheur spécialiste d'Israël et des territoires occupés

à franceinfo

"Aucun élément ne permet de dire que l'antisémitisme en France a été renforcé par l'annonce d'Emmanuel Macron", pointe aussi l'historien Robert Hirsch, auteur de La Gauche et les juifs. Si les actes antisémites ont explosé en France après le 7-Octobre, ils ont diminué durant la première moitié de l'année 2025, mais restent bien supérieurs à ceux enregistrés au cours de la première moitié de 2023, selon le ministère de l'Intérieur. "On voit bien que Benyamin Nétanyahou, qui lutte depuis longtemps contre la création de tout Etat palestinien, utilise cette accusation pour tenter de l'éviter, et pour éviter la critique de sa politique à Gaza et en Cisjordanie", ajoute l'historien.

"Ces déclarations [de Benyamin Nétanyahou] sont avant tout des piques politiques destinées à faire savoir au président de la République qu'il n'a pas sa voix au chapitre dans le règlement des affaires du Moyen-Orient, qui sont le pré carré d'Israël et des Etats-Unis", estime pour sa part Jean-Yves Camus, codirecteur de l'Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès.

"L'utilisation de l'argument d'antisémitisme par la droite sioniste a une certaine force en Israël et dans une partie des communautés juives dans le monde, car il renvoie à une histoire où le monde a abandonné les juifs", explique Robert Hirsch. Même chez ceux qui ne soutiennent pas "Bibi", "les critiques de la politique israélienne peuvent être ressenties comme malvenues, car elles donnent du grain à moudre aux antisémites et à ceux qui s'opposent à l'existence d'Israël", avance la sociologue Martine Cohen.

"La critique doit s'appuyer sur des faits"

Dans une tribune au Monde publiée en mars, plusieurs personnalités juives qui "condamn[ent] les agissements du gouvernement israélien d'extrême droite" s'interrogeaient ainsi : "On ne peut que se demander si faire d'Israël un Etat paria n'est pas le substitut contemporain de la familière et ancienne mise au ban des juifs en tant que peuple paria. Comment une partie de la gauche en est-elle venue à délégitimer le seul Etat juif du monde ?"

Dans ce contexte, comment différencier la critique légitime de celle qui ne l'est pas ? "On peut critiquer le gouvernement israélien, la société israélienne, le sionisme en tant qu'idéologie politique, les conditions dans lesquelles l'Etat d'Israël s'est créé... Mais la critique doit s'appuyer sur des faits, et non des projections ou des imaginaires", décrit Jonas Pardo, directeur de l'association Boussole antiraciste. Par ailleurs, "l'Etat d'Israël peut être tout à fait critiquable, mais les juifs ont le droit d'y vivre" sans que son existence soit contestée, ajoute l'historien Robert Hirsch. Et ce, même si plusieurs experts interrogés par franceinfo plaident pour une évolution politique de l'Etat hébreu, qui permettrait à tous ses citoyens, juifs ou non, d'y vivre avec les mêmes droits.

Pour autant, dénoncer "des instrumentalisations de la lutte contre l'antisémitisme" ne doit pas faire oublier "que l'antisémitisme existe", souligne Jonas Pardo. Y compris, parfois, en se cachant derrière la critique politique. "Comme l'antisémitisme ne se porte plus bien, des gens dissimulent leur antisémitisme en antisionisme, tels Alain Soral et Dieudonné" – tous les deux condamnés pour antisémitisme , abonde Dominique Vidal, journaliste et auteur d'Antisionisme = antisémitisme ? Réponse à Emmanuel Macron.

Or, l'accusation du Premier ministre israélien à l'encontre du chef de l'Etat renforce cet antisémitisme, estime Thomas Vescovi. "Si vous accusez tout le monde à tort et à travers d'antisémitisme, vous fragilisez la lutte contre celui-ci." Par ailleurs, celle-ci "consiste, depuis des années, dans le monde, à distinguer les juifs de l'Etat d'Israël. Or, Benyamin Nétanyahou fait tout le contraire", conclut le chercheur.

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