Témoignages "J'en prenais trois ou quatre boîtes par jour" : des patients accros aux médicaments antidouleurs racontent leur addiction

Article rédigé par Florence Morel
France Télévisions
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Temps de lecture : 11min
Franceinfo a recueilli la parole de patients sujets à une addiction aux médicaments antidouleurs. (JEREMIE LUCIANI)
Franceinfo a recueilli la parole de patients sujets à une addiction aux médicaments antidouleurs. (JEREMIE LUCIANI)

A partir du 1er mars, les médicaments codéinés et dérivés d'opium seront uniquement accessibles sur présentation d'une ordonnance sécurisée. Un moyen, selon les autorités, de limiter les dérives observées ces dernières années.

Du changement à venir dans les cabinets médicaux et les pharmacies. A partir de samedi 1er mars, les patients se faisant prescrire des antidouleurs à base d'opioïdes et de codéine devront présenter une ordonnance "sécurisée" à leur pharmacien. Grâce notamment à un filigrane représentant un caducée ou certaines caractéristiques techniques identifiables par les pharmaciens, les autorités sanitaires veulent réduire le risque de falsification d'ordonnances, en hausse ces dernières années. En 2022, le gendarme du médicament (en PDF) relevait que 17,3% des fausses ordonnances concernaient du Tramadol, 15,8% du sirop contre la toux à base de codéine et 11,1% de la codéine associée à du paracétamol.

Si ces molécules se révèlent utiles pour soulager les douleurs, elles peuvent néanmoins créer une forte dépendance chez certains patients et conduire à des "troubles de l'usage, avec des conséquences importantes pouvant aller jusqu'au décès par arrêt respiratoire", prévient la Haute Autorité de santé. Ces problèmes sont largement documentés outre-Atlantique, où la crise des opioïdes cause la mort de milliers d'Américains chaque année. En France, en 2022, 17 personnes sont mortes d'un "empoisonnement accidentel" au Tramadol, six impliquaient de la codéine et quatre de l'oxycodone, selon l'ANSMDe la première gélule ingérée au parcours du combattant pour se défaire de leur addiction, franceinfo a recueilli les témoignages de six personnes devenues accros à ces molécules.

Rafik : "Pour la première fois de ma vie, je me sens dépendant de quelque chose"

Commerçant à la retraite à Saint-Denis-de-La-Réunion, 70 ans. "J'ai tout essayé pour arrêter le Tramadol. Ma vie a complètement changé depuis que je suis accro. Quand je pars en voyage, je cache mes cachets un peu partout, dans la valise, dans mon sac à dos... Comme ça, si jamais on perd ma valise, j'ai toujours une boîte au cas où.

Pour l'instant, les médecins continuent à m'en prescrire car ils ne savent pas comment me sevrer. Je leur ai dit que j'en avais marre de ce médicament, mais j'en ai besoin. Sinon je vais très mal. Je tremble, mes douleurs aux lombaires reviennent et je n'arrive pas à fermer l'œil. Pour la première fois, à 70 ans, je me sens dépendant de quelque chose alors que je n'ai jamais pris d'alcool, de drogue ou de tabac."

Pascal : "C'est peut-être le moment de tout arrêter"

Aide-soignant à Nice, 57 ans. "J'ai pris mes premiers antalgiques à la suite d'une opération des vertèbres en 2008. D'abord avec de l'Oxycontin, qui était délivré sous ordonnances sécurisées, puis de l'Ixprim et du Tramadol. Et là, ça a été la descente aux enfers. Cette molécule est un très bon antalgique, c'est extraordinaire. Mais elle a aussi un effet antidépresseur, et comme j'ai des tendances dépressives, j'ai continué à en prendre alors que je n'avais plus mal. Deux par jour, puis trois, puis quatre... Et la course au Tramadol a commencé. 

Au plus fort de mon addiction, je m'en faisais prescrire par mon médecin, je faisais les trousses à pharmacie de mes amis, je me servais discrètement à l'hôpital où je travaillais. Pour faire du stock, je présentais de fausses ordonnances aux pharmaciens, c'était très simple. Aujourd'hui, quand je n'ai plus de médicament, une amie me dépanne en s'en faisant prescrire. J'ai toujours ce qu'il faut grâce à ce tour de passe-passe. 

J'ai réussi à arrêter le Tramadol entre 2021 et 2023 en le remplaçant par du paracétamol codéiné, qui a un effet planant. J'en reprends de temps en temps, depuis qu'une amie m'en a proposé. J'ai d'abord dit non, puis j'ai cédé. Comme un fumeur qui reprend une cigarette. Je prends tout cela dans des quantités beaucoup moins importantes maintenant. Je suis obligé de faire attention. D'autant plus qu'il va être encore plus difficile de m'en procurer avec les ordonnances sécurisées. Et en même temps, c'est peut-être le moment pour moi de tout arrêter."

Sana* : "J'ai l'impression de ne plus savoir qui je suis"

Fonctionnaire à Marseille, 33 ans. "La différence entre l'addiction à un médicament et à une autre drogue, c'est le choix. J'ai commencé à fumer du tabac en connaissant les risques pour ma santé. Mais pour ce qui est de l'Ixprim, je n'ai pas demandé qu'on m'en prescrive. J'aurais aimé qu'on me prévienne avant d'ingérer mon premier cachet, après une chute, où je me suis blessée. Cela fait si longtemps que j'en prends... J'ai l'impression de ne plus savoir qui je suis. 

"J'ai du mal à me contenter de trois comprimés par jour. Parfois, je me dis que je n'arriverai jamais à arrêter."

Sana

Je vais tenter de diminuer mes doses par demi-comprimés sur plusieurs mois jusqu'à m'en débarrasser. J'essaie d'en parler aux soignants de la clinique de désintox où je suis suivie, mais je n'ai plus confiance en la médecine. Quand j'ai dit à ma médecin que je ne voulais plus prendre de l'Ixprim, elle m'a proposé de la morphine. J'ai l'impression qu'elle se moque totalement de ma lutte contre cette addiction. J'ai voulu en parler à mon addictologue, mais il n'avait pas de rendez-vous avant un mois. C'est très long pour une personne en manque."

Ludovic : "A cause de cette addiction, je n'ai jamais réussi à m'investir dans le travail"

Sans emploi à Tregunc (Finistère), 48 ans. "J'ai été accro au paracétamol codéiné jusqu'en 2018. J'ai pris mes premiers cachets au début des années 2000 à cause de migraines ophtalmiques que je n'arrivais pas à soulager avec du paracétamol. Comme la codéine était en vente libre dans les pharmacies [jusqu'en 2017], je n'avais pas besoin de voir un médecin pour m'en procurer. 

En plus de soulager mes douleurs, la codéine me procurait une sensation de chaleur et d'apaisement. Très vite, j'ai développé une accoutumance, avec de forts maux de tête quand j'étais en manque. J'en prenais trois ou quatre boîtes par jour.

"Mes journées étaient entièrement rythmées par cette addiction. Je partais tôt le matin pour arriver à l'ouverture de la pharmacie."

Ludovic

Le restant de la journée, j'allais d'officine en officine pour ne pas me faire repérer. Quand un pharmacien finissait par comprendre, il me glissait quelques mots de prévention, me disant de faire attention à mon foie et mes reins. Je ne l'écoutais pas, je faisais comme si je ne risquais rien. 

A cause de cette addiction, je n'ai jamais réussi à m'investir dans le travail. J'ai enchaîné les petites missions par intérim, notamment en usine où j'avais du mal à tenir une cadence productive. Je vis toujours chez ma mère. Je me sens encore fragile, car cette addiction à la codéine m'a mené vers l'alcool et les benzodiazépines [des médicaments prescrits contre l'anxiété, le stress ou les insomnies]. Aujourd'hui, je ne bois plus et ne prends plus de codéine, mais je consomme toujours du Valium."

Marjorie : "Je ne dormais plus la nuit, j'étais un zombie"

Ingénieure en aéronautique dans les Yvelines, 44 ans. "Je me suis rendu compte que j'avais un souci avec le Tramadol fin 2017, lors d'une consultation avec la médecine du travail. Quand on m'a demandé comment allait ma hanche (j'ai une prothèse depuis neuf ans à cause d'une malformation osseuse), j'ai pleuré comme un bébé. Je lui ai répondu que je ne tenais plus debout, je ne dormais plus la nuit, j'étais un zombie. On a fait le point sur ma consommation de médicaments et elle en a conclu qu'il y avait un souci. 

Elle a ensuite contacté ma généraliste et nous avons eu une discussion. C'est elle qui coordonne mes soins depuis des années, elle sait que je vis avec une douleur permanente. Elle m'a toujours très bien suivie et m'a prescrit ces molécules avec une extrême bienveillance, pour apaiser mes souffrances tout en respectant ma volonté de continuer à travailler. Je venais toujours à cause d'une crise inflammatoire à laquelle il fallait trouver une solution rapide et efficace. La consultation durait quinze minutes et je repartais avec mon ordonnance.

Désormais, je gère mieux ma douleur et ne consulte plus que dans l'urgence. De son côté, ma généraliste est beaucoup plus vigilante. Les cachets sont utiles pour soulager une douleur ponctuelle, si on tombe dans l'escalier par exemple, mais pas pour les douleurs chroniques, qui nécessitent un médecin spécialiste de la douleur. J'ai été suivie pendant cinq ans dans un centre antidouleur et, depuis, grâce à des séances de kiné et un suivi psychologique, je ne prends presque plus de médicaments."

Florian : "J'ai honte d'avoir trahi la confiance de mon médecin"

Avocat à Toulouse, 29 ans. "La première fois que j'ai réussi à parler de mon addiction au Tramadol sans avoir honte, c'était au début de l'année 2024. Soit dix-sept ans après avoir ingéré mes premiers cachets (j'avais 12 ans et je luttais contre un cancer).

Pendant quinze ans, j'ai vu plusieurs médecins en même temps pour multiplier les prescriptions et j'ai fait le tour des pharmacies pour faire des stocks. Je trouvais toujours une astuce pour que les ordonnances ne soient pas tamponnées ou les utiliser plusieurs fois. Sans jamais éveiller les soupçons. Au pire, je n'hésitais pas à évoquer mon cancer pour toucher la corde sensible. Quand je prétextais partir en vacances pour renouveler l'ordonnance en avance, on me répondait : 'C'est bon, je vous le donne, vous n'avez pas l'air de quelqu'un qui en abuse'. Je sais que le fait d'être blanc, avocat et avec mes antécédents médicaux, m'a aussi aidé.

Quand mon médecin généraliste s'est aperçu de mon addiction au Tramadol, il m'a donné sa ligne directe pour le contacter en cas de manque. Il m'a remercié de m'être confié à lui et s'est excusé de m'en avoir prescrit autant durant toutes ces années. Je lui ai dit qu'il n'avait pas à le faire. Je suis tout aussi responsable. J'ai honte et je m'en veux d'avoir trahi sa confiance."

*Le prénom a été modifié à la demande de l'intéressée


Si vous avez besoin d'aide, si vous êtes addict à une substance (tabac, alcool, médicaments ou drogue illégales), il existe des services d'écoute anonymes. La ligne Drogue info(Nouvelle fenêtre) est joignable 7j/7 de 8 heures à 2 heures du matin, au 0 800 23 13 13. Un tchat individuel est également disponible de 14 heures à minuit du lundi au vendredi et de 14 à 20 heures le week-end.

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