Réduire les émissions sans freiner le développement : au-delà d’un certain seuil, le progrès humain n’est plus lié au CO2, selon une étude

Tous les samedis, franceinfo décrypte les enjeux du climat avec François Gemenne, professeur à HEC, président du Conseil scientifique de la Fondation pour la nature et l'homme et membre du GIEC.

Article rédigé par franceinfo - François Gemenne
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Temps de lecture : 5min
Des véhicules dans un nuage de pollution, à Amritsar, en Inde, le 16 novembre 2024. (NARINDER NANU / AFP)
Des véhicules dans un nuage de pollution, à Amritsar, en Inde, le 16 novembre 2024. (NARINDER NANU / AFP)

Dans un article publié il y a quelques semaines dans la revue Applied Economics Letters, les chercheurs François Gemenne, Thomas Porcher, Raphaël Boroumand, Antoine Giraldi et Simon Porcher, se sont penchés sur une question qu’on se pose beaucoup : réduire ses émissions de gaz à effet de serre implique-t-il des sacrifices ?

franceinfo : C’est vrai que c’est un sentiment qu’on éprouve parfois, celui qu’on vivra moins bien dans le futur, qu’il faudra faire des sacrifices ?

François Gemenne : Ce discours, comme vous l’imaginez, est souvent très difficile à entendre, et surtout dans les pays du Sud. Les gouvernements de ces pays sont souvent très réticents à prendre des engagements de réduction de leurs émissions de gaz à effet de serre, parce qu’ils craignent que ces réductions ne se fassent au détriment de leurs perspectives de développement.

On comprend bien cette crainte : le développement, et donc la croissance économique, a toujours été corrélé à une hausse des émissions de gaz à effet de serre, et donc on imagine volontiers qu’il va falloir choisir entre le développement et le climat. C’est une crainte qu’on a aussi en Europe, que la décarbonation de nos économies ne soit un handicap pour la compétitivité de nos entreprises.

Des niveaux d'émissions de gaz à effet de serre homogènes

On a corrélé les émissions de gaz à effet de serre liées à la consommation des habitants de 117 pays avec leur score sur l’indice de développement humain. C’est un indice qui ne tient pas seulement compte du PIB, mais qui intègre des indicateurs d’éducation et de santé, cela donne une meilleure idée du niveau de développement d’un pays que le seul PIB. Ce qu’on a constaté, c’est qu’une fois qu’un pays avait atteint un certain niveau de développement, la hausse de ses émissions n’était plus associée à un progrès de son score dans l’indice de développement humain.

À quel moment se produit la bascule ?

Pour un même niveau de développement, on a des émissions de gaz à effet de serre entre 5 et 25 tonnes de CO2 par habitant, selon les pays. À l’inverse, pour les pays qui sont en bas de classement dans l’indice de développement humain, là, leurs niveaux d’émissions sont très homogènes, et très corrélés avec le développement, parce que les émissions correspondent souvent aux infrastructures de base.

"La bascule se produit quand un pays atteint 0.8 sur l’indice de développement humain, qui est un indice qui va de 0 à 1. C’est-à-dire le niveau atteint par la totalité des pays industrialisés, et même de la Chine. Et l’Inde est à 0.7, donc elle s’en approche."

François Gemenne

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Proposer une nouvelle classification

Il y a deux implications concrètes. D’abord, cela permet de proposer une nouvelle classification, selon leur capacité de transition : forte, pour les pays avec un score au-dessus de 0.8, modérée, pour les pays entre 0.6 et 0.8, et limitée, pour les pays qui sont en dessous. Cette classification nous paraît plus dynamique et plus équitable, en reconnaissant que la transition ne peut pas s’effectuer à la même vitesse dans tous les pays.

Pourquoi est-ce important ?

C’est primordial pour les négociations internationales, parce que là, on en est restés à une distinction établie en 1992, entre une liste de 37 pays industrialisés, et tous les autres considérés comme des pays en développement. Sauf que parmi les pays en développement de l’époque, certains font aujourd’hui partie des pays les plus riches du monde, comme la Corée du Sud ou le Qatar. Et donc, dans les négociations, vous imaginez que ça grince, quand il faut se répartir l’effort entre pays industrialisés et pays en développement. C’est un gros point de blocage, aujourd’hui.

L’autre implication, c’est pour la manière dont on voit la transition. On a souvent l’impression que la transition va impliquer qu’on vivra moins bien dans le futur, qu’on va devoir sacrifier au climat une partie de notre confort, de notre bien-être. Notre étude montre que ce n’est pas du tout le cas. La prochaine étape, ce sera de montrer qu’au XXIe siècle, c’est précisément la décarbonation de nos économies qui sera source de progrès et de richesse. Et que c’est la rupture fondamentale avec l’économie du 20siècle, qui était une économie fossile.

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