Greenpeace condamnée à une amende record aux Etats-Unis : la stratégie de la "procédure-bâillon"

Tous les samedis on décrypte les enjeux du climat avec François Gemenne, professeur à HEC, président du Conseil scientifique de la Fondation pour la nature et l'homme et membre du GIEC.

Article rédigé par franceinfo
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Une manifestation en août 2016 à Washington contre la construction de l'oléoduc dans le Dakota du Nord (ALEX WONG / GETTY IMAGES NORTH AMERICA)
Une manifestation en août 2016 à Washington contre la construction de l'oléoduc dans le Dakota du Nord (ALEX WONG / GETTY IMAGES NORTH AMERICA)

Retour sur les conséquences d’un procès contre Greenpeace, qui s’est tenu il y a deux semaines dans le Dakota du Nord, et qui condamne l’ONG à payer… 665 millions de dollars, c'est-à-dire un peu plus de 600 millions d’euros. Autant dire que si le verdict est confirmé en appel, Greenpeace est en faillite – la branche américaine de Greenpeace a un budget de fonctionnement annuel qui tourne autour de 40 millions de dollars, c’est-à-dire quinze fois moins que le montant de l’amende. 

L’affaire remonte à 2016, et à la construction d’un oléoduc, le Dakota Access Pipeline, par la société Energy Transfer. L’oléoduc a été ouvert en 2017, il est long de 1 825 kilomètres, et il achemine 450 000 barils de pétrole brut par jour, depuis les plaines pétrolifères du Dakota du Nord jusqu’à l’Illinois. Le problème, c’est que l’oléoduc traverse une réserve indienne dans le Dakota du Nord, la réserve de Standing Rock, qui appartient aux Sioux. Les travaux de construction de l’oléoduc avaient déclenché de très importantes manifestations, auxquelles avaient notamment participé Greenpeace.

L'oléoduc menaçait aussi la qualité de l’eau dans la région, et les manifestations avaient généré des débordements avec les forces de l’ordre. Les manifestants avaient d’abord eu gain de cause, puisque les travaux avaient été suspendus en décembre 2016, et qu’on avait promis d’étudier des tracés alternatifs. Mais une fois élu président, Donald Trump, qui avait lui-même des intérêts dans la compagnie Energy Transfer, allait engager la reprise des travaux, et l’oléoduc allait finalement ouvrir au printemps 2017.

Greenpeace est condamnée pour diffamation

La compagnie Energy Transfer reproche à l’ONG d’avoir porté atteinte à sa réputation, ce qui aurait fait obstacle à des levées de fonds auprès d’investisseurs. Le gros de l’amende – 400 millions de dollars – concerne des dommages et intérêts punitifs, une disposition qui n’existe pas en droit français. Et le verdict a été prononcé par un jury populaire, pas par un juge. L'ONG a évidemment fait appel, et donc ne doit pas payer l’amende tout de suite, mais ce verdict soulève quand même de très nombreuses questions, parce que c’est l’exemple même de ce qu’on appelle une procédure-bâillon. 

"Une procédure-bâillon est une procédure juridique qui vise à intimider des opposants, à décourager d’éventuelles protestations avec des sanctions énormes. Il s’agit de faire taire les contestations, tout simplement."

François Gemenne

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Ce verdict a évidemment d’importantes conséquences aux Etats-Unis, puisque des permis de forage vont prochainement être accordés par l’administration Trump en Alaska, et qu’on va aussi y agrandir un gazoduc. Je ne sais pas quelles ONG vont encore se risquer à contester ces projets et à organiser des manifestations, au vu du verdict rendu contre Greenpeace. Et c’est évidemment le but recherché.

En Europe aussi

On est mieux protégés, mais on n’est évidemment pas à l’abri. Fin mars, le sénateur écologiste Yannick Jadot – lui-même ancien dirigeant de Greenpeace – comparaissait au tribunal, parce qu’il était poursuivi par TotalEnergies pour diffamation. Au début de la guerre en Ukraine, il avait accusé la multinationale d’être complice de crimes de guerre en maintenant ses activités en Russie. Alors, le montant demandé par TotalEnergies n’a évidemment rien à voir, puisqu’on parle ici d’un euro symbolique, mais quand même.

En Europe, la Commission européenne a promulgué une directive qui doit être transposée d’ici mai 2026, la directive "anti-SLAPP", qui vise précisément à protéger les journalistes et les activistes contre ces procédures-baîllons. SLAPP, c’est un acronyme qui signifie strategic lawsuits against public participation, littéralement "procès stratégiques contre la participation du public" – procédures-baîllons, autrement dit. C’est pour ça que Greenpeace a également intenté un recours devant un tribunal néerlandais, au titre de cette directive anti-SLAPP.

Cela signifie-t-il qu’un tel procès ne pourrait pas avoir lieu en Europe ? C’est difficile à dire, et de toute façon le verdict du jury populaire en Dakota du Nord devra être confirmé par une cour d’appel. Mais il est très clair que s’il devait être confirmé, cela risquerait de mettre Greenpeace en très grave difficulté financière, voire même en faillite. Et qu’on soit d’accord ou pas avec les revendications de l’ONG, qu’on approuve ou pas ses modes d’action, la disparition de contre-pouvoirs dans la société civile est toujours une très, très mauvaise nouvelle pour la démocratie. Et c’est bien ça qui est en cause.

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