Les magistrats veulent faire rimer IA et Droit

On a l’habitude de dire que la Justice est rendue au nom du peuple français, selon la formule consacrée. Pourtant, l’intelligence artificielle a vocation à intervenir de plus en plus dans le processus judiciaire.

Article rédigé par Nicolas Arpagian
Radio France
Publié
Temps de lecture : 5min
Jusqu'où la justice peut-elle faire appel à l'intelligence artificielle ? (MONTAGE PHOTO EMMA BUONCRISTIANI / MAXPPP)
Jusqu'où la justice peut-elle faire appel à l'intelligence artificielle ? (MONTAGE PHOTO EMMA BUONCRISTIANI / MAXPPP)

L’institution judiciaire travaille depuis plusieurs années sur des recours à l’intelligence artificielle (IA) pour traiter et optimiser l’imposant volume de données que représentent les procédures devant les tribunaux. Par exemple, la Cour de cassation a conçu en 2019 un logiciel d’anonymisation des jurisprudences fondé sur l’IA. La juridiction la plus élevée de l’ordre judiciaire français a élaboré un chantier technologique pour rechercher des similarités entre des décisions, établir des résumés automatisés de celles-ci et procéder à leur classification par la sélection de mots-clés.

Au-delà de la question technologique, c’est bien le sujet des cas d’usage qui est important. C’est-à-dire identifier des activités qui seraient facilitées, améliorées ou rendues possibles par l’emploi d’algorithmes. La masse d’informations disponibles est de nature à constituer les jeux de données si indispensables pour permettre d’éduquer des modèles d’IA.

À titre indicatif, le volume de décisions actuellement diffusées par la Cour de cassation sur son site Internet dépasse à ce jour le million de décisions de justice rendues par la Cour de cassation, l’ensemble des cours d’appel et une partie des tribunaux judiciaires. Elles sont compilées dans une base de données centralisée dénommée Judilibre.

La Cour de cassation planche sur la contribution de l'IA

À l’horizon de la fin 2025, ce sont chaque année près d’un million de décisions publiques émanant des tribunaux judiciaires en matière civile, sociale et commerciale, les conseils de prud’hommes et les tribunaux de commerce qui alimenteront ce service Judilibre.

Le Premier président de la Cour de cassation, Christophe Soulard, et le Procureur général, Rémy Heitz viennent de se voir remettre fin avril 2025 un rapport piloté par Sandrine Zientara, qui en préside une des chambres et dirige le Service de documentation de la Cour. Il a été rédigé par un groupe pluridisciplinaire rassemblant des magistrats, des greffiers ainsi que des data scientists – des spécialistes de l’analyse et de l’exploitation des données.

Premièrement, ils ont jugé prioritaire de définir des critères d’évaluation des cas d’usage pour lesquels un recours à l’IA peut être envisagé. En prenant en compte – spécificité des métiers de la Justice oblige – la conciliation d’un système d’IA avec le respect des droits fondamentaux. Ajoutant également des critères d’appréciation du coût énergétique et environnemental du service fourni par l’IA, au regard de la puissance de calcul requise pour le faire fonctionner. Pour toujours savoir, en clair, si le jeu en vaut la chandelle.

Encadrer le recours à l'IA : des précautions à prendre

Il y a donc une volonté d’établir précisément à chaque fois une mesure des gains de qualité ou d’efficacité obtenus par le déploiement d’une solution d’IA. Des indicateurs concrets de performance qui permettent de justifier les investissements financiers et humains.

Deuxièmement, il est primordial de caractériser ces fameux cas d’usage. Car ce sont eux qui permettront d’incarner la valeur ajoutée de l’adoption de l’intelligence artificielle, qui resterait vaine si elle ne rend pas des services mesurables. Les rapporteurs en ont identifié plusieurs. À commencer par l’exploitation des masses de documents qui constituent la procédure. Afin de faire une première analyse des dossiers, cartographier les éléments du litige, repérer les éléments communs entre différents pourvois, etc.

Ce peut être également une aide à la rédaction, afin d’uniformiser les formulations. Là encore, il s’agit de veiller à ce que cela n’influe pas sur la décision elle-même. Ce qui oblige à une réflexion éthique sur la latitude accordée à cette assistance rédactionnelle.

Troisièmement, on ne peut ignorer la dimension technique, qui exige de savoir identifier – s’ils existent – les jeux de données utiles à exploiter. Et établir aussi les choix technologiques, notamment les modèles algorithmiques et les ressources de production comme les processeurs utilisés et la puissance de calcul requise.

Pas d'IA pour rendre la justice

Il semble y avoir une unanimité pour ne pas utiliser l’IA comme un outil d’aide à la décision dans l’exercice des missions de la Cour de cassation. Les rapporteurs soulignent la particularité de cette juridiction qui représente le recours ultime dans l’ordre judiciaire. Elle est l’arbitre final de l’application et de l’interprétation du Droit et cela leur semble devoir relever encore de la seule responsabilité humaine.

Mais au-delà de la Cour de cassation, cette réflexion sur la contribution de l’IA au travail des magistrats en général intéresse l’ensemble de la société. À commencer par les justiciables que nous sommes tous.

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