Témoignages
"La République sacrifie ses meilleurs soldats" : malgré une protection renforcée par la loi, le statut toujours aussi précaire des lanceurs d’alerte

Il y a tout juste trois ans, la loi Waserman a été adoptée pour éviter aux lanceurs d’alerte de subir des représailles, des menaces ou des pressions lorsqu’ils révèlent des faits graves. franceinfo a recueilli en exclusivité le témoignage de trois lanceurs d’alerte qui affirment que pour eux rien n’a changé.

Article rédigé par Aurélien Thirard
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 15min
Illustration (ERHUI1979 / DIGITAL VISION VECTORS VIA GETTY IMAGES)
Illustration (ERHUI1979 / DIGITAL VISION VECTORS VIA GETTY IMAGES)

Leur parole publique est très rare. Pour les lanceurs d’alerte, s’exprimer c’est prendre de gros risques, s’exposer de nouveau à tous ceux qui tentent de les faire taire. Mais s’ils témoignent aujourd’hui sur franceinfo, c’est qu’ils veulent révéler au grand public comment ils vivent jusque dans leur chair leur statut de lanceur d’alerte. Et dire que pour eux, la loi Waserman adoptée il y a trois ans, le 21 mars 2022, n’a pas amélioré leur sort de manière significative.

Cette loi organique, du nom de Sylvain Waserman, député MoDem du Bas-Rhin (2017-2022), a pourtant permis de définir plus précisément le statut des lanceurs d’alerte, à savoir tous ceux qui rompent le silence pour dénoncer des faits qui portent gravement atteinte à l’intérêt général. Cette loi sécurise la démarche d’alerte et précise un statut défini d’abord en 2016 par la loi dite Sapin II, sur la transparence, la lutte contre la corruption et la modernisation de la vie économique.

Pourtant, si la loi est bonne sur le papier, son application laisse à désirer. C’est le point de vue de tous ceux que franceinfo a approché pour dresser un bilan, trois ans après son adoption. Voici donc trois histoires qui ont eu lieu à trois époques différentes avec trois profils différents. Mais avec un constat identique.

"Je suis devenu le mec à abattre"

C’est la première fois qu’Eric Le Floch prend la parole et c’est un homme brisé qui s’exprime. Sa vie s’est arrêtée le 10 mars 2023 lorsqu’un huissier a débarqué dans son bureau à la mairie de Menton (Alpes-Maritimes) pour le suspendre de ses fonctions de directeur général des services (DGS) de cette ville frontalière avec l’Italie. C’est que quelques semaines plus tôt, fin décembre 2022, ce fonctionnaire territorial a signalé au titre de l’article 40 du code de procédure pénal des faits graves à la justice : un marché public illégal des déchetteries de la ville de 600 000 euros – une affaire classée grâce au signalement – et par la suite des détournements de fonds publics du port de Menton. Cette dernière affaire qui implique le grand banditisme corse fait toujours l’objet d’une enquête menée par la juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) de Marseille, un dossier dans lequel le maire de Menton, Yves Juhel, a été placé en garde à vue, les 3 et 4 juillet 2024. L'élu est présumé innocent.

Eric Le Floch, ex directeur général des services de la mairie de Menton (Alpes-Maritimes) (DOCUMENT FRANCEINFO / RADIO FRANCE)
Eric Le Floch, ex directeur général des services de la mairie de Menton (Alpes-Maritimes) (DOCUMENT FRANCEINFO / RADIO FRANCE)

"Vous êtes un grain de sable dans un système qui s’est constitué pour contourner la loi, au profit de qui ? L’enquête le déterminera", résume aujourd’hui Eric Le Floch. De leur côté, le maire de Menton et son cabinet commencent à lui tourner le dos. Le fonctionnaire vit sa suspension comme une trahison. "C’est d’une violence inouïe, je n’y étais absolument pas préparé, je suis devenu le mec à abattre", assure-t-il. En juin 2023, il est convoqué en mairie. Assisté de son avocat, il fait face au directeur de cabinet du maire et à un avocat. Pendant cet entretien de plus de deux heures qu’il "ne souhaite à personne", Eric Le Floch doit faire face à des accusations graves, sans fondements comme le déterminera des mois plus tard la justice à plusieurs reprises, jusqu’au Conseil d’Etat. "On voulait me faire passer pour le vilain petit canard", affirme-t-il. À l’issue de cet entretien, le fonctionnaire fait un infarctus.

La suite, pendant des mois ce sont des pressions, des menaces, des représailles. "J’ai eu droit à des violences physiques à l’Hôtel de ville par le directeur de cabinet", à savoir "un geste très fort : on vous pointe deux doigts sur la tempe, comme un pistolet. Et le mec me dit : 'Dis-toi bien que j’ai pas peur’, ce à quoi je lui ai dit que moi non plus", se souvient Eric Le Floch. 

"C’est vraiment la totale, on vous met minable, plus bas que terre et vous vous retrouvez seul, enfermé à dire : 'mais non, ce n’est pas vrai tout ça'."

Eric Le Floch

à franceinfo

En arrêt de travail, Eric Le Floch, 55 ans, a une obsession : retrouver son poste à la mairie de Menton. Mais malgré les décisions du tribunal administratif et du Conseil d’Etat, le maire refuse toujours de réintégrer Eric Le Floch, assure ce père de trois enfants. "Moi je regarde mes enfants droit dans les yeux et c’est une question d’honneur, j’ai juste fait mon travail de fonctionnaire", relève-t-il. Il se rappelle aussi ce que lui a dit le juge du tribunal administratif qui lui donne raison : "Au nom de la République, merci M. Le Floch, vous avez fait ce que vous deviez faire". Mais après, assure-t-il, amer après 30 ans de fonction publique territoriale, "c’est 'démerdez-vous'. La République sacrifie ses meilleurs soldats". Une façon pour lui de dire que face aux représailles, il est complètement livré à lui-même. Grâce à la loi Waserman, Eric Le Floch a pourtant pu être certifié officiellement comme lanceur d’alerte et bénéficie des garanties apportées par la loi. Mais "aujourd’hui, la loi Waserman dysfonctionne, assure ce lanceur d’alerte. La preuve, j’ai quelqu’un [le maire de Menton] qui refuse d’appliquer les décisions de justice, tout simplement".

"Il faudrait une protection a priori"

Ce témoignage est loin d’être isolé. Le récit d’Houria Aouimeur à franceinfo, par exemple, le confirme. En 2019, elle se réjouit : elle devient directrice générale du Régime de Garantie des Salaires (AGS). Il s’agit de l’organisme de protection sociale en France qui verse les salaires lorsque les entreprises sont placées en redressement judiciaire. Sa joie est de courte durée, car très vite elle se rend compte d’un énorme scandale de possibles malversations dont sont suspectés d’anciens responsables du régime de garantie : jusqu’à 15 milliards d’euros ont disparu, selon les audits réalisés à l’initiative d’Houria Aouimeur.

Mais, quand cette dirigeante dénonce ces faits à la justice sa vie bascule, jusque dans son intimité familiale. "Dès qu’on apprend que je suis en train d’investiguer, je subis des intrusions à mon domicile. Ensuite je reçois des lettres anonymes de menaces, des photos intimidantes avec trois hommes dont les mains sont sur la bouche, les oreilles et les yeux". Une sorte d’invitation très appuyée à se taire. "Je suis suivie dans la rue par des motards habillés tout en noir", raconte également Houria Aouimeur. Sa porte d’entrée est dégradée à deux reprises, des hommes la plaquent contre un mur dans la rue. Et cela dure jusqu’à son licenciement début 2023 pour faute lourde. Son employeur lui reproche notamment des frais de bouche et de transports excessifs. Des griefs infondés, selon elle. Depuis, elle se bat pour retrouver son poste, l’audience aux prud’hommes devait avoir lieu début 2025, elle a été reportée à l’automne prochain, le 18 septembre 2025.

Houria Aouimeur se bat pour retrouver son poste de directrice générale du Régime de Garantie des Salaires (DOCUMENT FRANCEINFO / RADIO FRANCE)
Houria Aouimeur se bat pour retrouver son poste de directrice générale du Régime de Garantie des Salaires (DOCUMENT FRANCEINFO / RADIO FRANCE)

Et pourtant, Houria Aouimeur est certifiée lanceuse d’alerte par la Défenseure des Droits. La loi précise bien qu’un lanceur d’alerte ne peut être licencié. À 56 ans, elle estime que cela "rend mon reclassement professionnel encore plus improbable", il s’agit donc pour elle clairement d’une mesure de représailles. Cela fait dire à cette "sentinelle de la République", comme elle se nomme, que la loi Waserman ne protège pas assez vite les lanceurs d’alerte.

"Il faudrait une protection a priori, avant que le licenciement ne soit commis, demande-t-elle. Il est au regard des textes trop tard quand le lanceur d’alerte se retrouve couvert par le statut protecteur. Il faut renverser les choses car aujourd’hui quand le lanceur d’alerte est licencié, il faut qu’il attende la fin d’une procédure qui dure parfois dix ans pour pouvoir être rétabli dans ses droits", dénonce Houria Aouimeur.

Autre reproche fait à la loi : la question essentielle de l’argent. Le texte prévoit bien une aide financière pour aider les lanceurs d’alerte dans leurs nombreuses démarches en justice, pour faire face aux procédures baillons. Mais encore une fois, selon cette lanceuse d’alerte le compte n’y est pas. "J’ai été privée de toute indemnité alors que je devais faire face à des coûts d’avocats très importants pour pouvoir me défendre (…) j’ai une perte de revenus très conséquente, assure-t-elle. Beaucoup de lanceurs d’alerte sont sans revenus et le fait qu’ils aient été identifiés comme des lanceurs d’alerte, par définition ça les handicape plus qu’un autre salarié licencié pour retrouver du travail." 

"Il n’y a pas de fonds qui existe et qui pourrait permettre d'aider financièrement les lanceurs d’alerte, les moyens sont quand même très réduits".

Houria Aouimeur

à franceinfo

Enfin, autre problème posé par l’application de cette loi : les autorités qui sont désignées officiellement pour recueillir les signalements, comme les ordres professionnels, n’inspirent pas toujours confiance aux lanceurs d’alerte. C’est ce que raconte un professeur de chirurgie cardiaque qui souhaite rester anonyme. Il a signalé en 2022 à son établissement public de santé une surmortalité inexpliquée dans l’hôpital du nord de la France où il exerce. Dès le moment où il fait son alerte, au lieu de la prendre en compte le signalement, l’établissement public de santé le sanctionne à titre conservatoire pendant 15 mois. "Vu l’expérience que j’ai eu, non je n’ai pas confiance, assure ce médecin. Il n’y a pas d’objectivité dans l’analyse qui a été faite dans mon cas. J’ai déposé une plainte dans laquelle j’ai produit 76 documents. Vous les liriez, vous vous diriez 'non c’est anti-déontologique', eh bien non l’ordre n’a pas accepté de prendre ma plainte."

Ces trois lanceurs d’alerte se réjouissent au moins d’une chose : depuis trois ans, le nombre de signalement à la Défenseure des droits pour dénoncer des faits graves dans les entreprises, dans les collectivités, double chaque année. Selon les derniers chiffres publiés par la Défenseure des Droits, 306 réclamations (demandes d’informations, d’accompagnements) ont été effectuées en 2023, contre 135 en 2022. Ces trois lanceurs d’alerte se sentent donc un peu moins seuls.

Et effectivement, selon Christelle Mazza, avocate spécialisée dans la défense des lanceurs d’alerte, "il y a une meilleure prise de conscience dans l’opinion publique en général. Pour elle, la loi est très bien faite, mais le problème que l’on a c’est son application : les délais devant la Défenseure des Droits ou devant la justice sont trop longs face à la gravité des faits", explique-t-elle. "J’ai des clients menacés de morts et les délais sont trop longs pour les protéger. Il faut former les professionnels du droit pour les protéger". Elle remarque tout de même que la Défenseure des Droits a "fait un travail remarquable de pédagogie sur le statut". Cette avocate demande que les magistrats soient formés pour mieux répondre aux spécificités que pose le statut de lanceur d’alerte.

"En pratique, les effets de cette protection sont assez limités"

Manon Yzermans, responsable juridique à l’association de la Maison des lanceurs d’alerte appuie cette demande, car selon elle "il y a une frilosité des juridictions à aller sur ce terrain" des lanceurs d’alerte. "Les juridictions administratives ont tendance à ne pas suivre l’avis du Défenseur des Droits, c’est une vraie difficulté alors qu’on se réjouissait de voir les pouvoirs du Défenseur des Droits renforcés, regrette cette juriste. En pratique, les effets de cette protection sont assez limités."

Alors que de plus en plus de personnes lancent des alertes : les chiffres de l’association rejoignent ceux, plus officiels, de la Défenseure des Droits. De son côté, la Maison des lanceurs d’alerte – une structure qui œuvre main dans la main avec Anticor – dit avoir reçu 912 signalements au 11 mars 2025, avec "un taux de recevabilité des alertes de 75%". Des alertes qui proviennent de partout : du secteur public, y compris au sein de la police et de la gendarmerie, et dans le privé. Avec une nature des alertes très variée : en majorité sur des faits liés à de la corruption, mais aussi des violences et de la maltraitance et sur des risques techniques, sanitaires et environnementaux. Dans toutes ces alertes, assure Manon Yzermans, "on n’a pas un exemple de parcours facile. Ils ne diminuent pas, bien au contraire."

Eric Le Floch en sait quelque chose et en appelle désormais "aux plus hautes autorités de l’Etat. Il y a un certain nombre de personnes, qui sont dans la même situation que moi, qui n’étaient pas prêtes à affronter la corruption seules, qui l’ont fait et qui se retrouvent sur le bas-côté de la route." Ce fonctionnaire a écrit au président de la République, une lettre restée sans réponse pour le moment.

Comment graver dans le marbre ce statut de lanceur d’alerte, si la loi ne suffit pas ? Pour certains avocats il faut constitutionnaliser leur protection. C’est ce que disent les avocats Vincent Brengarth et William Bourdon dans une tribune publiée cette semaine. Ils prennent pour exemple la condamnation, le 10 mars dernier, de la filiale française de la banque UBS pour harcèlement moral à l’encontre de deux lanceurs d’alerte.

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