Transition industrielle : "Les gouvernements n'ont manifestement pas les moyens financiers, c'est l'économie et la finance qui vont l'opérer", selon Emmanuel Faber
Pour attirer les investisseurs aujourd'hui, il faut pouvoir prouver la durabilité et l'adaptabilité d'une entreprise face au changement climatique, et c'est pourquoi ils sont demandeurs de normes qui les aident à mesurer ces risques, selon le spécialiste.
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Emmanuel Faber, ancien patron de Danone, est aujourd'hui à la tête de l'ISSB, organisme international chargé des normes comptables, climatiques et sociales. Cet organisme a été créé il y a trois ans à la COP 26 à Glasgow, à la demande des autorités de régulation financière mondiale. Il avait pour objectif de créer et développer des normes d'information financière, relatives au développement durable. Aujourd'hui ces normes existent, et elles sont là pour répondre aux besoins des investisseurs en matière d'information environnementale.
franceinfo : Concrètement, Emmanuel Faber, qu'est-ce que vous faites ?
Emmanuel Faber : Aujourd'hui, la comptabilité compte beaucoup de choses mais pas tout. Et en particulier, la question de la résilience des modèles économiques sur les sujets climatiques, qui évolue très vite et pour lesquels les entreprises et l'économie ont besoin de s'adapter. Pour ça, elle a besoin d'un langage et on complète le langage comptable qui est assez court terme par des éléments qui viennent s'ajuster sur ce langage. Ces éléments permettent de regarder l'ensemble des chaînes d'approvisionnement et des chaînes de valeur des entreprises - sur des horizons de temps qui sont courts et longs - et de regarder comment ces scénarios viennent impacter aujourd'hui la situation financière des entreprises.
"Notre travail va permettre aux investisseurs, aux banques, de pouvoir financer cette transition en regardant très clairement des risques et des opportunités qu'ils ne voient pas aujourd'hui dans la comptabilité."
Emmanuel Faber, de l'ISSBà franceinfo
Et que recherchez-vous, cette semaine, à Davos ?
En fait, cet organisme a été créé il y a trois ans à la COP 26 à Glasgow, à la demande des autorités de régulation financière mondiale. J'ai la chance de le présider et nos normes ont été finalisées en juin 2023, homologué par les autorités de marché financières mondiales. On est 18 mois après, et plus de 30 pays ont décidé de les adopter, et commencent à les mettre en œuvre pour certains. Ces 30 pays représentent 60% de l'économie mondiale, 40% de la capitalisation boursière mondiale et plus de 50% des émissions de gaz à effet de serre mondiales. Donc, il y a une prise en masse de ce langage parce que c'est un langage dont l'économie a absolument besoin de s'équiper. Donc j'ai été à Davos tous les ans depuis 2022, parce que c'est un lieu où nous dialoguons avec les gouvernements, avec la Commission européenne, et évidemment avec les entreprises et les investisseurs qui sont le cœur des marchés et de l'économie que nous essayons de servir avec ce nouveau langage.
Et qu'est-ce que vous dites aux pays pour leur faire adopter vos normes ?
Je ne leur dis rien, mais ils réalisent que s'ils ne s'équipent pas face à ces changements climatiques, face à ces changements de consensus sociaux, s'ils ne rentrent pas en ligne de compte des éléments qui sont de court, moyen et long terme, leurs économies, nos économies vont dans le mur. Donc, il y a des sujets dont on discute avec par exemple les Africains, au Kenya, ou avec le président nigérian, pour montrer comment la mise en œuvre de ces normes va créer de la transparence dans les chaînes de valeur.
"Ces normes, en créant de la transparence, peuvent inciter l'investissement étranger des grandes entreprises partout dans le monde."
Emmanuel Faberà franceinfo
Sur le cacao, par exemple, il y en a absolument besoin pour des questions de déforestation. Avec ces normes, ça encouragera les entreprises européennes qui sont dans ce secteur-là à venir investir aux côtés des petits agriculteurs pour fabriquer des chaînes de valeur qui sont durables.
Aujourd'hui, les investisseurs regardent si les entreprises respectent les normes sociales et environnementales avant de mettre de l'argent ?
Les investisseurs sont de plus en plus persuadés qu'il y a des risques qu'ils ne voient pas aujourd'hui. La comptabilité ne leur donne pas une vision claire des risques à terme. Sur les risques climatiques, on parle simplement, pour commencer, de risques physiques. On sait très bien que l'élévation des températures va créer des questions de disponibilité de l'eau. Si vous êtes une entreprise qui, par exemple, fait du maïs ou s'appuie sur du maïs au sud de la ligne La Rochelle, Valence, en France, vous savez que dans quinze ans vous n'aurez plus de culture du maïs dans cette zone-là. Donc qu'est-ce que vous faites? Parce qu'il y aura moins ou pas assez d'eau. Le maïs en consomme beaucoup, il y aura une élévation des températures. Ça signifie qu'il faut revoir l'agriculture sur un bon tiers de la surface agricole française. Une entreprise de produits alimentaires va se poser la question de rentrer dans des mécanismes d'agriculture régénératrice, pour éviter les gaspillages de l'irrigation.
Donc la question n'est pas tant, au bout, de sauver la planète, mais c'est déjà d'adapter les économies à la résilience face à tous ces changements qui arrivent. Et ça, les investisseurs le perçoivent. Les banques voient bien qu'il y a un certain nombre d'actifs qu'il va falloir dévaluer dans leur portefeuille. Parce que ces actifs ne tiendront plus. Quand on voit ce qui se passe aux États-Unis, en ce moment à Los Angeles, une partie de la Californie et de la Floride n'est plus assurable, tout simplement. Donc le marché de l'assurance ne fonctionne plus. Le marché de la réassurance encore moins.
Notre algorithme comptable, sur le climat et sur ces sujets de risques naturels et sociaux, permet aux investisseurs d'avoir des données qu'ils pourront comparer, entreprise par entreprise, pour comprendre lesquels sont les mieux préparés ou pas."
Emmanuel Faberà franceinfo
Et favoriser, avec des primes de risque données sur le coût du capital à ces entreprises, qui vous permettent de faire en sorte que toute la finance mondiale bascule sur une transition. Alors qu'aujourd'hui, les gouvernements n'ont manifestement pas les moyens financiers d'opérer cette transition. C'est l'économie et la finance qui va l'opérer.
En France, depuis le 1ᵉʳ janvier, les grandes entreprises doivent respecter des normes dites CSRD. Ce sont donc les normes environnementales, sociales dont vous venez de parler ?
Absolument. C'est l'équivalent en Europe de nos normes, avec un système d'interopérabilité entre les normes européennes et les normes mondiales.
Et vous voyez bien qu'elles créent un certain nombre de crispations et qu'il y a énormément de grandes entreprises qui demandent aujourd'hui que ces normes soient revues, parce que c'est très compliqué pour elles de les mettre en œuvre ?
Oui, ce sera le cas pour tous les gouvernements qui choisissent d'aller très vite et très loin d'un seul coup. Et ce n'est pas notre théorie du changement. Je le dis depuis le début. Je soutiens Green Deal. J'étais encore patron d'une entreprise européenne très ancrée sur des classes sociales et d'agriculture et d'alimentation durable. C'est la mise en œuvre qui aujourd'hui pose un problème. La Commission européenne est désormais très claire, il faut faire une simplification qui va d'ailleurs être soutenue par le fait qu'entre-temps, 30 pays qui représentent 50% du commerce extérieur européen sont en train de prendre les normes mondiales. Une norme climatique aussi exigeante que celle de l'Europe est en train de se mettre en place partout ailleurs. La rédaction de cette norme, ses modes d'application sont différentes et c'est ce en quoi, personnellement, je pense qu'il faut vraiment simplifier sans en rien abandonner l'ambition sur la vision.
Dans le même temps, aux États-Unis, Donald Trump est revenu à la Maison-Blanche et a commencé par sortir de l'accord de Paris sur le climat. Qu'est-ce que ça peut avoir comme effets concrets ?
Ce n'est pas la première fois et je pense que tout le monde s'y attendait. Donc qu'on ne peut pas dire qu'on est surpris. Je pense qu'il faut rester calme. Comme je le disais tout à l'heure, la moitié de la Floride et de la Californie ne sont plus assurables. La fréquence des évènements climatiques extrêmes, des inondations, des typhons, des ouragans augmentent. C'est un fait. La science le dit et c'est un fait. Donc, moins les gouvernements vont s'engager sur des politiques publiques, plus l'économie devra le faire elle-même et intégrer les normes que nous proposons pour voir quel est le prix de tout ça, pour s'organiser de façon à ce que l'économie continue à fonctionner.
Vous êtes plutôt optimiste ?
Ce n'est pas une bonne nouvelle, mais je dis qu'il faut rester calme. Les énergies renouvelables ont crû de 50 % dans le monde entier en 2023. Si je prends 2024, elles ont doublé aux États-Unis. Ça crée 3,5 millions de emplois aux États-Unis. La croissance de l'emploi est deux fois plus forte dans ce domaine que dans le reste de l'activité aux États-Unis. Et le Texas, qui est le premier producteur d'énergie fossile, est également aujourd'hui le premier producteur américain d'énergies renouvelables. Je ne vois pas comment le président va arrêter ça.
Il n'y aura pas de retour en arrière ?
Il est possible qu'il y ait des retours en arrière dans plein de domaines, mais dans celui-ci, je pense qu'il y a un certain nombre de choses qui vont s'ajuster dans la réalité. Et je dis il faut qu'on reste calme, qu'on continue à équiper tout le monde. Les États-Unis monteront d'une façon ou d'une autre dans le train. Ils ont d'ailleurs pris un train d'avance sur tous ces sujets-là, au cours de l'administration Biden. Je ne suis pas du tout sûr qu'il y a un intérêt économique à revenir en arrière aux États-Unis là-dessus.
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