Télétravail : "Les entreprises essaient de ramener les salariés sur place parce qu'on perd en interactions et en créativité", explique une économiste
Quels effets a le télétravail sur notre rapport au travail et sur notre vie personnelle ? L'économiste et spécialiste du travail Claudia Senik, professeure à la Sorbonne Université et à l'Ecole d'économie de Paris, nous donne son analyse.
Le télétravail est entré dans nos vies il y a 5 ans, avec le confinement lié à la crise Covid. Alors qu'il ne concernait que 3% des salariés en France avant 2020, 22% aujourd'hui des Français y ont recours au moins une fois par mois. Chez les cadres, c'est davantage, avec deux tiers d'entre eux qui sont concernés.
Franceinfo : Claudia Senik, comment explique-t-on que les Français se soient installés durablement dans le télétravail ?
Claudia Senik : Il y a plein de raisons. D'abord, les salariés et les entreprises ont fait les investissements qu'il fallait, en ordinateurs, en logiciels, en ergonomie, etc. Ensuite, ils ont gagné une autonomie dans l'organisation de leur temps, dans la journée, dans la semaine. Et ils y tiennent, évidemment. L'autonomie, c'est très important.
C'est donc avantageux à la fois pour les entreprises et les salariés.
C'est avantageux pour les salariés. On voit très bien qu'ils y tiennent. Tant qu'ils auront le moindre pouvoir de négociation, ils ne lâcheront pas.
"Les salariés sont prêts à accepter parfois des salaires moindres pour avoir la possibilité de télétravailler."
Claudia Senik, économiste et spécialiste du travailà franceinfo
Les entreprises ont trouvé que c'était bien au début, d'abord pour traverser le Covid, et puis parce que ça peut permettre de faire des économies de surfaces de bureaux, etc. Elles en reviennent un peu maintenant. On le voit, elles essaient de ramener les salariés sur place, parce qu'il y a quand même plein de choses qu'on perd, quand on ne se voit pas.
Qu'est-ce qu'elles perdent exactement ?
On perd la connaissance les uns des autres, toutes les interactions informelles, la circulation des idées, les innovations dont on a l'idée alors qu'on ne l'avait pas prévu. On perd le rôle du hasard et l'aspect kinesthésique des relations. En fait, on perd tout le côté informel, tout ce qui n'est pas prévu. Une réunion en zoom, ça dure de telle heure à telle heure, on parle du sujet qu'on avait prévu d'aborder. En fin de compte, dans la vraie vie des entreprises et notamment de l'innovation, il se passe plein d'autres choses. Et donc celles-là sont un peu hors cadre.
C'est pour cette perte de créativité qu'aujourd'hui un certain nombre d'entreprises commencent à revenir dessus, comme Renault, en tête, ou Engie ?
Toutes les entreprises, même Zoom, qui a fait le logiciel qui permet de travailler à distance, rappelle ses salariés. Ils ont dit que si on habitait à moins de 80 kilomètres de l'entreprise, il fallait quand même être là au moins deux jours par semaine.
Et donc il y a une forme de résistance de la part des salariés, et notamment parce qu'ils ont gagné en autonomie ?
D'abord, certains ont pris des dispositions, ils ont déménagé, ils habitent loin. Dans une journée classique, c'est à peu près 1h15, 1h30 de temps de transport en moyenne. Donc ça, évidemment, on le gagne, en plus du temps pour se préparer pour aller au travail. Et surtout, on peut organiser les différents épisodes de la journée comme on veut. Donc c'est un énorme sentiment de contrôle sur sa vie.
Sur la productivité, il y a eu énormément d'études pour savoir si on gagne ou perd productivité avec le télétravail ? Êtes-vous arrivée à une conclusion de votre côté ?
J'ai lu bien sûr que tout ce qui sort. Franchement, ça va dans tous les sens. Parfois, on fait des expériences dans des centres d'appels et on trouve que c'est mieux. Mais bon, en même temps, dans les centres d'appels ou ce genre de choses, on n'a pas besoin de coopérer avec d'autres. Parfois on voit que la productivité baisse. Donc pour l'instant, la littérature de recherche n'est pas conclusive. On sait qu'il y a des choses qui manquent du côté de la créativité. D'un autre côté, les gens travaillent un peu plus quand ils sont sur place pour compenser les jours où ils ne sont pas là. Donc ce n'est pas clair et en plus, ça dépend des gens. Il y a des gens qui sont hyperconcentrés, qui sont très bien à rester toute la journée chez eux. Ils ont ce type de personnalité. Il y a dix 15% des gens qui voudraient être tout le temps en télétravail.
Les entreprises qui voudraient aujourd'hui que les salariés reviennent au travail parce qu'elles pensent perdre en productivité, ce n'est finalement pas si clair ?
Je pense qu'il y a des choses qu'on perd, ça c'est clair. Après, du point de vue des travailleurs eux-mêmes, certains sont plus efficaces, tranquilles chez eux, d'autres le sont moins parce qu'ils ont besoin d'interagir, comme les personnes plutôt extraverties ou qui ont besoin d'être plutôt plus cadrés. Mais on perd une partie de la productivité quand on est dans des activités où il faut inventer et innover.
S'il y a un effet bénéfique du télétravail, c'est dans le partage des tâches ménagères au sein du couple. Est-ce que vous pouvez nous en parler ?
C'est un nouveau travail qu'on conduit avec ma co-autrice, à l'Ecole d'économie de Paris. Quand le Covid est arrivé, il a saisi les gens sur le vif et ils se sont retrouvés éventuellement à travailler à la maison. Et ça a été terrible pour les femmes, c'est ce qu'on a vu. Toutes les études montrent que pour les femmes, ça a été vraiment encore plus de travail : à la fois leur travail, la maison, les enfants qui étaient à l'école à la maison. Et ça a eu un effet très négatif sur la santé mentale. Mais ça, c'était parce que ça révélait le partage des tâches d'alors. Maintenant, voilà cinq ans que les gens sont en télétravail chez eux, une partie du temps, et donc ça change le sens du travail à domicile. Et ça change un peu le sens du domicile même.
Ce qu'on voit avec des enquêtes d'emploi du temps, où on demande aux gens ce qu'ils ont fait la veille, dix minutes par dix minutes, et où ils étaient, c'est que les gens qui travaillent à la maison, travaillent plus pour l'entreprise qu'avant le Covid. Et aussi, les hommes font plus de tâches ménagères que les hommes qui étaient en télétravail avant. Et les femmes en font moins, elles en font beaucoup moins.
Donc ça s'équilibre mieux au sein du couple ?
Ça re-répartit les tâches oui.
Ça, c'est donc un des effets bénéfiques et durables du télétravail ?
Oui, sûrement. Et ça ne renforce pas la spécialisation au sein des tâches ménagères, d'un côté le jardinage et de l'autre le ménage. Vraiment, ils font vraiment plus les mêmes choses, comme les courses, la vaisselle, etc. Et les femmes, elles, travaillent plus. C'est ça qui est vraiment frappant, l'effet majeur, c'est que les femmes, même en étant chez elles, travaillent davantage. Moi, ça me faisait penser à Virginia Woolf, Une Chambre à soi, c’est-à-dire que la maison n'est pas qu'un endroit où on s'occupe de la famille. On peut aussi travailler chez soi. Donc ça change le concept de la maison pour les femmes.
Si on pousse cette logique, je me dis qu'il faut laisser les hommes s'habituer à la maison. Parce que pourquoi ils s'y mettent ? C'est parce qu'à force d'être là, finalement, il se trouve qu'ils apprennent un peu. La séparation traditionnelle de la femme à la maison et l'homme à l'extérieur, ça recouvrait une séparation spatiale en fait. La répartition des tâches correspondait à une séparation spatiale des activités. Maintenant il n'y a plus la séparation spatiale. Donc les hommes aussi se mettent à faire des choses dans la maison.
En tant que directrice de l'Observatoire du bien-être au sein du Centre pour la recherche économique et ses applications, pouvez-vous dire que le bien-être est enfin pris au sérieux ?
Ah oui, c'est pris au sérieux. Depuis le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi de 2009, on a l'idée que c'est important de mesurer autre chose que des choses objectives. C'est important d'objectiver le subjectif. C’est-à-dire que le ressenti, ça existe. Si les Français sont malheureux ou pessimistes, ça va avoir des conséquences. Donc il faut suivre ça. Et on a une enquête trimestrielle avec l'INSEE, où on suit le moral des Français, leur attitude, en 20 questions, tous les trimestres.
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