Dans les grandes familles de créateurs d'entreprises, "on voit la même difficulté à laisser la place, notamment à la chair de sa chair", dit Raphaëlle Bacqué

C'est un livre à mettre sous le sapin : "Successions - Secrets de famille, saison 2", chez Albin Michel. Une enquête menée par les journalistes du "Monde" Vanessa Schneider et Raphaëlle Bacqué, qui est l'invitée de franceinfo, vendredi 20 décembre.

Article rédigé par Isabelle Raymond
Radio France
Publié
Temps de lecture : 8min
Raphaëlle Bacqué. (RADIO FRANCE)
Raphaëlle Bacqué. (RADIO FRANCE)

Après avoir fait la connaissance, dans le premier ouvrage, des famille Arnault, Pinault ou Mulliez, Vanessa Schneider et Raphaëlle Bacqué nous font découvrir d'autres familles françaises dans le second tome. Des noms synonymes de groupes florissants, des familles qui ont bâti des empires : les Rotschild, les Dassaut, les Ricard, les Saadé.

Entre les protagonistes, les rapports sont parfois extrêmement durs – il y a toujours cette impression d'être dans Dallas ! Ce ne sont pas que des histoires capitalistiques, qui racontent la naissance et la transmission d'une entreprise, de génération en génération. Ce qui frappe avant tout, c'est que ce sont avant tout des histoires de famille, des histoires d'amour, de trahison ou de fils blessé.

franceinfo : Est-ce justement ce que vous êtes allés chercher dans ces sagas : des histoires familiales ?

Raphaëlle Bacqué : Oui, bien sûr, parce que c'est ce qui nous a frappées. Évidemment, la fortune de ces familles les distingue de nous, mais en revanche, elles connaissent les mêmes difficultés, les mêmes rivalités, les mêmes situations, où on préfère un enfant à un autre, où les fratries se déchirent. Tout ce que tout un chacun connaît au moment de la succession chez le notaire, on peut se déchirer pour des petites cuillères, alors on se déchire pour des choses beaucoup plus importantes. Mais la transmission du pouvoir, quand on a créé une grande entreprise, eh bien ça crée une espèce de précipité des relations humaines. Et c'est ça qu'on voulait raconter.

Il y a des rapports qui sont parfois très durs, chez les Dassault par exemple. Au-delà de l'empire, de la réussite, les avions, les logiciels, il y a cet homme, Serge, incapable d'un mot gentil pour ses fils. Il leur savonne la planche en permanence, les humilie en public. Ça, vous vous y attendiez ?

C'est vrai que ça nous a frappé de voir ces très grands ingénieurs – parce que Marcel Dassault et Serge Dassault sont de très grands ingénieurs, qui ont inventé réellement des avions – dans leur vie familiale comme père, ils sont dans une psychologie tellement rudimentaire que c'est très étonnant. Marcel Dassault, qui a connu en plus la rudesse et même l'inhumanité des camps de concentration, est incapable de dire quelque chose d'aimable à son fils. Il l'appelle "monsieur" dans l'entreprise et il ne cesse de le dénigrer. Et Serge Dassault reproduira exactement le même modèle paternel, d'une façon désastreuse d'ailleurs pour ses enfants.

Vous vous interrogez d'ailleurs, dans l'introduction, sur la sécheresse de cœur que vous retrouvez chez nombre de ces grands fauves. Sont-ils incapables d'amour ou est-ce une façon finalement de les préparer à la succession et à la vie des affaires ? Est-ce que vous avez trouvé la réponse à cette question ?

Je crois d'abord que tous ces hommes sont des créateurs d'entreprise et il faut un ego surpuissant à vrai dire, pour créer quelque chose d'important et le diriger avec succès. Et c'est leur cas. Donc évidemment, ces hommes ont un très gros ego, ils ont du mal à envisager leur succession. Parce qu'évidemment, passer la main, ça veut dire mourir un peu. Et donc ça, c'est très difficile et ils ont du mal. On sait bien, en tant que parents, que la bonne éducation, c'est de laisser ses enfants s'émanciper au bout d'un moment. Or, quand vous voulez transmettre ce que vous avez créé, votre entreprise, vous avez tendance à envisager votre successeur comme un petit moi. Il faut qu'il vous ressemble. Et donc cette émancipation, elle est très difficile. Et c'est ça qu'on voit dans toutes ces familles.

Quels sont ceux qui vous ont le plus intrigué, le plus surpris ?

À vrai dire, tous dans des genres très différents. Les Dassault, on vient de le dire, les Wertheimer aussi sont très intéressants. Vous les connaissez pas du tout, mais vous connaissez leur marque : Chanel. Et effectivement, ils sont incroyablement secrets. Ils cultivent ce secret. D'ailleurs, ils ont des histoires de famille insensées. Mais les actuels propriétaires de Chanel, Alain et Gérard, ont dû mettre sous tutelle leur père pour prendre la direction. Donc c'est vraiment des histoires très particulières. Le contraire de Chanel si je puis dire, c'est Leclerc.

Lui, il est très médiatique, on a l'impression de le connaître.

Ils font de la grande distribution. Et là aussi, il y a une histoire très difficile entre père et fils, et non pas d'ailleurs sur l'argent.

Le père dit que c'est parce que le fils lui a pris son nom, comme s'il l'avait volé.

Comme s’il l'avait vraiment remplacé. C’est-à-dire que Michel-Edouard Leclerc au départ s'appelle Michel. Et il prend le nom de son père, Edouard : Michel-Edouard. Non seulement il lui prend son nom, mais il le remplace dans les médias. Et son père lui dit : 'Tu me voles tout'. Et ça c'est très intéressant. Dans un milieu complètement différent de Chanel, on voit la même problématique, la difficulté à laisser la place et notamment à la chair de sa chair, alors qu'on devrait au contraire être plus généreux.

Est-ce que le succès médiatique et le succès littéraire du tome un de Succession vous a aidé à approcher ceux que vous avez rencontrés pour le tome deux ?

D'abord, ce qui nous a frappées, c'est qu'ils l'avaient lu le tome un, avec beaucoup d'attention, bien sûr. Ils sont très curieux de comment font les autres. Ils cherchent des modèles parfois, ou des contre modèles.

Ils vous en parlent ?

Ils n'ont pas toujours ouvert la porte avec facilité. Mais on a fait des grosses enquêtes. On a cerné aussi leur entourage, leurs hauts cadres qui sont souvent de très bonnes sources pour savoir ce qui se passe dans les familles. Et donc finalement, peu à peu, ils nous ont ouvert la porte. Pas tous. Les Wertheimer, par exemple, sont très verrouillés. Mais on a quand même fait une très grosse enquête et je crois qu'on réussit à raconter vraiment ce qui se passe dans l'intimité de ces familles.

Est-ce qu'il manque des familles, ou est-ce que vous les avez toutes, à travers ces deux tomes ?

Maintenant, on regarde au-delà de nos frontières, c'est vrai que les Agnelli, par exemple, sont une famille tout à fait passionnante (Fiat). En Allemagne, en Belgique, vous avez des très grandes familles d'industriels qui offrent des modèles un peu semblables aux nôtres. Donc c'est ça qui est intéressant.

Semblables aux nôtres ? On n'est donc pas une exception ?

Non, on n'est pas une exception. Mais en France, vous ne pouvez pas déshériter un enfant ou trop favoriser un enfant, ce qui existe dans d'autres pays. Donc en France, ce n'est pas une question d'argent, c'est une question de transmission, du pouvoir, du nom, de la reconnaissance. Et c'est là que ça devient vraiment une affaire purement de sentiment.

Il n'y a que des hommes dans ces livres. Les histoires familiales d'entreprises françaises ne sont que des histoires d'hommes ?

Oui, nous aussi on a été désappointé avec Vanessa, puisqu'on est toutes les deux des femmes. Je pense que c'est aussi une question de génération. Le milieu économique est en retard sur le milieu politique, par exemple, qui a pratiqué la parité depuis les années 90. Donc aujourd'hui, ça arrive. Mais on a repéré, dans les nouvelles générations, des femmes. Elles ont aujourd'hui 30 ans. Elles sont super diplômées et elles commencent à rentrer dans les conseils d'administration. Je pense que si nous refaisons Succession, dans dix ans, elles seront là.

 

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