Croissance en berne : "La consommation des ménages est un soutien, et il y aurait possibilité d'aller plus loin si le taux d'épargne ne restait pas si élevé", dit un chef économiste à l'Insee

L’Insee dévoile mardi ses prévisions économiques pour le 1er semestre 2025. Dorian Roucher, chef économiste à l'institut, détaille la revue à la baisse qui colle au contexte d'instabilité international et de guerre commerciale avec Donald Trump.

Article rédigé par Isabelle Raymond
Radio France
Publié
Temps de lecture : 10min
Dorian Roucher, chef économiste du département de la conjoncture à l'Insee (RADIO FRANCE)
Dorian Roucher, chef économiste du département de la conjoncture à l'Insee (RADIO FRANCE)

"Désordre mondial, croissance en berne", c'est le titre de la note de conjoncture de l'Insee, publiée mardi 18 mars, qui revoit à la baisse les prévisions de croissance pour 2025. Cette note a intégré la guerre commerciale avec les États-Unis et les hausses de droits de douane promises par Donald Trump aux produits en provenance d'Europe. Avec un scénario : une hausse des tarifs de 20%, en plus d'un recul du commerce mondial de l'ordre de 2%.

Dorian Roucher, chef économiste du département de la conjoncture à l'Insee, revient sur une économie française à la peine, avec encore des risques de licenciements en 2025, des ménages qui continuent d'épargner et des entreprises qui ont du mal à investir.

franceinfo : Quels effets tout cela va-t-il avoir concrètement sur l'économie française ?

Dorian Roucher : L'environnement international de la France s'est dégradé. Aux États-Unis, la croissance était jusqu'à maintenant très solide. Et depuis l'arrivée de Donald Trump, la confiance des consommateurs américains vacille, parce que ceux-ci ont peur du regain d'inflation. Et donc la croissance donne des signes de faiblesse aux États-Unis. C'est le premier facteur qui se dégrade à l'international. Le deuxième facteur est la menace de la mise en œuvre des droits de douane par l'administration américaine. On a comptabilisé un scénario médian, évidemment entouré d'aléas, d'une hausse de 20% des droits de douane pour la plupart des grands partenaires commerciaux, c'est à peu près ce qui est aujourd'hui sur la table. À long terme, ça aurait un impact de l'ordre de 2 à 4% si les partenaires commerciaux réagissent et prennent des mesures de rétorsion envers les États-Unis. Ce n'est évidemment pas immédiat, ça met un peu de temps à se diffuser, mais on aurait déjà un impact de l'ordre de 0,1 point dès le mois de mars, puis de 0,4 point sur le commerce mondial dès le deuxième trimestre. Donc un impact assez rapide sur le commerce mondial. Et ça pèse sur les économies qui exportent vers les États-Unis. En Europe, ça concerne d'abord l'Allemagne et l'Italie qui sont les plus exposées. Et la France sera touchée, par effet de second tour, parce qu'on vend des produits à l'Allemagne qui, après, assemble pour exporter aux États-Unis.

D'un autre côté, vous montrez qu'on a commencé à assainir nos finances publiques. Et ça a des effets négatifs sur la croissance parce que la commande publique est réduite. Et on ne se rend pas compte de l'effet de la commande publique sur notre croissance.

En 2024, on a eu une accélération qui nous a surpris, qui était forte, de la commande publique. Et donc ça a porté la croissance.

"L'économie française a été soutenue par les dépenses publiques en 2024. C'est à peu près la moitié de la croissance française qui était portée par la consommation publique."

Dorian Roucher, chef économiste du département de la conjoncture à l'Insee

à franceinfo

Mais ce facteur s'inverse en 2025, parce que la France entame sa consolidation budgétaire. Les ménages ont été globalement épargnés mais les entreprises ont été un peu plus sollicitées, puisqu'il y a des relèvements de prélèvements un peu plus importants sur les entreprises. Mais surtout, la dépense publique, la consommation des administrations, connaîtra un coup de frein, en particulier en début d'année, parce qu'on a vécu sous lois spéciales. Et pendant ces six premières semaines, les dépenses de l'État ont été réduites au minimum. Donc on s'attend même à une baisse de certaines dépenses de fonctionnement de l'État sur le premier trimestre.

Avec un effet concret sur la croissance ?

La consommation des administrations publiques, c'est à peu près le quart de l'activité en France. Lorsqu'on a le quart du moteur qui commence à s'arrêter, évidemment, la croissance ralentit.

L'autre moteur de la croissance française, c'est évidemment là la consommation des ménages. Est-ce que celle-ci repart ?

Le pouvoir d'achat des ménages avait augmenté en 2024, parce que les retraites et le smic ont été indexés sur l'inflation passée de 2,5%. Ces gains de pouvoir d'achat n'ont pas été intégralement consommés par les ménages, donc ils ont de la réserve pour consommer. Ils continueraient à consommer d'ici mi-2025, modérément toutefois, parce que dans les enquêtes de conjoncture, l'Insee interroge 2 000 ménages chaque mois. Dans ces enquêtes, ils sont très nombreux à nous signaler que le moment est encore propice à l'épargne et qu'ils vous augmenteraient leurs dépenses, mais de façon assez modérée. La consommation des ménages est un soutien, et il y aurait possibilité d'aller plus loin si le taux d'épargne ne restait pas si élevé.

Le taux d'épargne des Français, qui est particulièrement élevé en Europe, ce bas de laine qu'on alimente quand on a peur de l'avenir, va donc continuer à rester très élevé et gripper la croissance ?

Le taux d'épargne des ménages est à 18% du revenu. Donc, chaque mois, les ménages ne consomment pas 18% de leur revenu. C'est à peu près trois points de plus que la moyenne qu'on avait eue dans les années 2000-2010. Ça représente un "manque à consommer" de 60 milliards d'euros.

"Avec 18% d'épargne sur le revenu, il manque 60 milliards d'euros de consommation par rapport à d'habitude."

Dorian Roucher

à franceinfo

Il y avait trois facteurs à cette épargne qu'on avait identifiés. D'abord, l'inflation : les ménages face à l'inflation ont fortement réduit leur consommation, notamment de produits alimentaires, et donc ils ont plus épargné que d'habitude. Maintenant c'est fini, donc ça devrait aller mieux. Ils ont mis du temps à se rendre compte qu'il n'y avait plus d'inflation, mais dans les enquêtes, ils sont nombreux maintenant à nous dire que les prix, ça y est, n'augmentent plus.

Le deuxième facteur, c’étaient les revenus du patrimoine. Pendant la hausse des taux d'intérêt, le pouvoir d'achat a été plus porté par les revenus de patrimoine, les dividendes, les intérêts qui ont été versés sur les livrets, les revenus de l'assurance-vie et moins par les salaires qui, en dehors du smic, ont plutôt perdu du pouvoir d'achat. Et cet effet de composition était favorable à l'épargne, parce que les intérêts, c'est plus souvent épargnés que les salaires. Ce facteur, il s'inverserait également un peu en prévision, un peu seulement, parce qu'on aurait un petit peu moins de revenus du patrimoine.

Le troisième facteur, c'est l'attentisme. Et là on en arrive à la forme de précaution des ménages. Attentisme sur certains marchés, comme le marché automobile où les ménages préfèrent attendre de savoir ce qu'il faut acheter. Donc on a des immatriculations de 20 à 25% plus basses que ce que l'on avait en 2019. Et puis de l'attentisme aussi vis-à-vis du marché du travail. Et c'est la nouveauté qui vient d'apparaître, ce sont les craintes sur le marché du travail avec le retournement en cours sur le marché du travail.

On a eu des destructions d'emplois massives en fin d'année dernière, 90 000 au dernier trimestre. Vous dites que ça va continuer, les emplois vont continuer à être détruits avec un taux de chômage qui va augmenter au premier semestre 2025 ?

C'est la mauvaise nouvelle de cette note. On revoit assez nettement la baisse de nos prévisions sur l'emploi. Sur les trois derniers mois de l'année 2024, l'économie française a effectivement supprimé 90 000 postes salariés. Dans les enquêtes de conjoncture, les 15 000 entreprises qu'on interroge tous les mois sont beaucoup moins optimistes sur leurs embauches.

"On prévoit que l'économie française détruirait encore 50 000 postes salariés au cours des six premiers mois de l'année 2025."

Dorain Roucher

à franceinfo

D'après vos enquêtes, le moral des entreprises ne va pas bien. On a constaté un effondrement des investissements l'année dernière, qui va se poursuivre ?

Dans les enquêtes de conjoncture, les entreprises sont quand même nombreuses à nous dire qu'elles n'envisagent pas des fortes hausses de leurs investissements. Il y a plusieurs raisons à cela. Leur situation financière n'est pas très favorable. Elles ont certes un peu de marge, mais les coûts de crédit ont augmenté. C'est plus cher de s'endetter aujourd'hui qu'il y a quatre ou cinq ans. Et puis, il y a un contexte d'incertitude qui pèse quand même sur la capacité à se projeter. Donc pour le moment, dans les enquêtes de conjoncture, les entreprises sont très peu nombreuses à nous signaler des investissements. Donc ce moteur-là est à l'arrêt, contrairement à la consommation.

Le gouvernement a tablé sur des prévisions de croissance de l'ordre de 0,9% pour construire le budget 2025. Pensez-vous que l'État peut tenir ses prévisions de croissance ?

L'Insee arrête ses prévisions de croissance au milieu de l'année 2025, parce que nous partons des réponses des entreprises à nos enquêtes et donc ce qu'elles nous disent nous permet de prévoir à un horizon de trois à six mois. À cet horizon-là, on a un acquis de croissance à mi-année qui serait de seulement de 0,4 %. Donc c'est une économie française qui continue à tourner au ralenti. Alors, ça pourrait faire plus, notamment si les ménages se mettaient à puiser dans leur taux d'épargne, on pourrait avoir un peu plus de croissance que ce qu'on prévoit, mais on n'en voit pas le signe à ce stade dans les enquêtes.

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