Témoignages "Une digue a sauté" : après la condamnation de Marine Le Pen, les magistrats s'inquiètent des attaques répétées contre la justice

Article rédigé par Raphaël Godet, Clément Parrot
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
Marine Le Pen, présidente du groupe RN à l'Assemblée nationale, à la sortie du tribunal de Paris, le 31 mars 2025. (ST?PHANE GEUFROI / MAXPPP)
Marine Le Pen, présidente du groupe RN à l'Assemblée nationale, à la sortie du tribunal de Paris, le 31 mars 2025. (ST?PHANE GEUFROI / MAXPPP)

La mise en cause personnelle de leur collègue Bénédicte de Perthuis a poussé des magistrats à prendre la parole. Ils dénoncent une dérive et racontent à franceinfo un quotidien émaillé de menaces et d'intimidations.

Cette magistrate n'en revient pas : "Cela me sidère qu'elle soit sous protection..." Depuis la condamnation pour détournement de fonds de Marine Le Pen, lundi 31 mars, à deux ans de prison ferme et cinq ans d'inéligibilité avec application immédiate, la juge spécialiste des dossiers financiers Bénédicte de Perthuis fait l'objet d'une surveillance particulière. Le ministère de l'Intérieur confirme que des rondes et des patrouilles sont régulièrement effectuées devant le domicile parisien de la magistrate chargée du dossier, accusée par la droite et l'extrême droite d'avoir rendu un jugement "politique".

"Cabale judiciaire indigne", "tyrannie des juges", "coup d'Etat judiciaire"... De Jordan Bardella à Marine Le Pen, en passant par Eric Ciotti ou des éditorialistes comme Pascal Praud, tous ont commenté l'issue de l'affaire des assistants parlementaires européens du Front national (devenu depuis le Rassemblement national) en ciblant l'institution judiciaire. Des attaques qui fragilisent toute une profession. Mardi 1er avril, une nouvelle enquête a d'ailleurs été ouverte concernant des menaces reçues par les magistrats du tribunal correctionnel de Paris, où l'affaire des assistants parlementaires du FN a été instruite. 

"C'est une énième instrumentalisation de la décision à des fins politiques, et ça retombe sur nous. C'est très, très détestable."

Une magistrate

à franceinfo

"On ne fait rien d'autre que d'appliquer ce que nous demandent les politiques, donc c'est très injuste. En plus, quand ça vient de l'extrême droite, qui nous reproche des positions laxistes, on se moque de nous", abonde un de ses collègues. "Si le législateur pense qu'il faut un régime dérogatoire pour les politiques, qu'il fasse voter la loi, ensuite, il en assumera le poids politique", prévient Ludovic Friat, président de l'Union syndicale des magistrats.

"Le législateur nous a mis des outils entre les mains et nous nous en servons. Si on ne veut pas qu'on les utilise, qu'on nous le dise."

Un magistrat

à franceinfo

Plusieurs juges observent un climat inquiétant en France, comme dans le monde, avec une dérive illibérale, de la Hongrie aux Etats-Unis. "Ces partis d'extrême droite s'attaquent à la justice, parce que c'est un contre-pouvoir qui les gêne considérablement", observe l'ancien magistrat Serge Portelli. D'après Armand Riberolles, ex-magistrat du pôle financier, la menace a évolué : "A l'époque des affaires de la Mnef ou du RPR, les attaques étaient déjà fréquentes, mais elles étaient ad hominem, on nous accusait d'être des juges rouges. Aujourd'hui, c'est une attaque contre l'institution judiciaire dans son ensemble."

"Vous ne savez pas ce qu'il peut se passer"

Les attaques personnelles n'ont pas cessé pour autant. "La manière dont nos collègues sont jetés en pâture est scandaleuse, déplore Ludovic Friat. Bénédicte de Perthuis a reçu des menaces physiques sur les réseaux sociaux." Le président de l'USM pointe la responsabilité de la parole "décomplexée" des responsables politiques, qui "autorise toute une masse de personnes sur les réseaux sociaux à passer du commentaire à la menace. Une digue a sauté."

"Certaines personnes en viennent à considérer les juges comme des ennemis politiques."

Ludovic Friat, président de l'Union syndicale des magistrats

à franceinfo 

"C'est consternant et dangereux. On a eu de nombreux attentats ces derniers mois et quand vous désignez des personnes à la vindicte des magistrats, vous ne savez pas ce qu'il peut se passer", s'inquiète également Serge Portelli. Signe que le moment est sensible, plusieurs magistrats ont refusé de répondre, même anonymement. D'autres reconnaissent avoir été la cible de menaces, mais refusent de les détailler.

Que des magistrats se retrouvent sous pression n'a rien de nouveau. Certains, dans l'histoire récente, l'ont même payé de leur vie. Le 21 octobre 1981, le juge d'instruction Pierre Michel circulait à moto dans les rues de Marseille lorsqu'il a été abattu de plusieurs balles à l'âge de 38 ans. Six ans plus tôt, le 3 juillet 1975, c'est le juge François Renaud qui est assassiné, en rentrant d'un dîner avec son épouse dans le centre-ville de Lyon.

"Les réseaux sociaux ont amplifié la menace"

Les magistrats auxquels franceinfo a donné la parole appartiennent à différentes générations, ils ont occupé différents postes, avec différentes affectations géographiques. Et tous ont au minimum "expérimenté" un e-mail ou une lettre d'intimidation. Cette juge a encore dans un coin de sa tête le contenu de ce courrier reçu il y a deux ans. "Un père de famille, mécontent de la décision que j'avais prise à son encontre, s'en prenait directement à mes propres enfants. C'était très précis, il y avait leurs prénoms, se souvient-elle. Il me prévenait de faire bien attention à eux." La magistrate a porté plainte et l'individu a été condamné.

"Les réseaux sociaux ont amplifié la menace, souffle une autre magistrate en poste en Ile-de-France. Aujourd'hui, il y a un risque que notre adresse personnelle ou notre numéro sortent quelque part. Parfois, je tape mon nom sur internet pour voir ce qu'on dit de moi."

"Quand il y a une affaire un peu médiatisée qui arrive, on n'est pas complètement insensibles. On a appris à vivre avec ça."

Une magistrate

à franceinfo

Dans sa longue carrière, qui l'a emmené de Rodez à Grenoble en passant par Chambéry, Jacques Dallest, aujourd'hui à la retraite, se rappelle avoir reçu "un ou deux courriers avec des cercueils dessinés dessus". "Du classique", selon lui. Après l'assassinat du préfet Erignac en 1998, il avait dû se déplacer entouré de trois gardes du corps. "Cela a duré plusieurs mois", se rappelle-t-il. Rebelote un an plus tard, avec l'affaire des paillotes. Vingt-cinq ans après, il dit avoir "surtout eu des craintes pour [sa] famille".

Il y a quelques années, Serge Portelli a fini par s'armer. "J'avais acheté un Smith & Wesson calibre 38, c'est ce qu'il y a de plus gros", raconte l'ancien magistrat, devenu avocat, aujourd'hui âgé de 74 ans. "Pendant cinq ou six ans, je ne sortais jamais sans. J'avais même pris des cours." Une décision radicale intervenue après avoir appris par des policiers l'existence de contrats sur sa tête. L'anecdote qui suit fait froid dans le dos : "L'un de ceux qui me menaçaient avait fini par me dire un jour : 'Quand on rentre chez soi avec sa famille et qu'on ferme la porte du garage, il ne faut jamais tourner le dos à la rue'."

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