"Sentiment de submersion" migratoire : pourquoi François Bayrou est-il accusé de faire le jeu de l'extrême droite en reprenant ce terme ?

L'utilisation de cette expression d'extrême droite par le Premier ministre est dénoncée par une partie de la classe politique, jusqu'au camp présidentiel.

Article rédigé par Fabien Jannic-Cherbonnel - avec AFP
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Le Premier ministre, François Bayrou, lors d'une séance de questions au gouvernement à l'Assemblée nationale à Paris, le 28 janvier 2025. (XOSE BOUZAS / HANS LUCAS / AFP)
Le Premier ministre, François Bayrou, lors d'une séance de questions au gouvernement à l'Assemblée nationale à Paris, le 28 janvier 2025. (XOSE BOUZAS / HANS LUCAS / AFP)

Un petit mot qui en dit long. Le choix du Premier ministre, François Bayrou, de parler d'un "sentiment de submersion" migratoire, lors d'une interview sur LCI lundi 27 janvier, n'en finit plus de faire des vagues"Je pense que les apports étrangers sont positifs pour un peuple, à condition qu'ils ne dépassent pas une proportion", a précisé le chef du gouvernement dans son intervention. Les mots ont choqué une partie du champ politique, jusqu'au camp présidentiel, en premier lieu la présidente de l'Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet. "Je n'aurais jamais tenu ces propos et ils me gênent", a-t-elle réagi mardi sur BFMTV.

Les principales critiques sont cependant venues de la gauche. "C'est honteux, ça m'a extrêmement choquée qu'un Premier ministre utilise le terme de 'submersion' migratoire et vienne accréditer cette fausse idée alimentée par l'extrême droite", a réagi mardi la cheffe des députés écologistes, Cyrielle Chatelain, sur franceinfo. "On n'emprunte ni les mots ni les fantasmes de l'extrême droite", a de son côté intimé le patron des députés socialistes, Boris Vallaud, jugeant cela "indigne". Pour signifier leur indignation, les socialistes ont mis fin aux négociations avec le gouvernement sur le budget 2025. 

Un terme d'extrême droite

Si le discours du Premier ministre s'attire autant de critiques, c'est que l'expression "submersion migratoire" – François Bayrou a parlé d'un "sentiment de submersion" – est depuis longtemps associée à l'extrême droite. Elle était notamment fréquemment utilisée par l'ancien chef du Front national, Jean-Marie Le Pen, qui l'adossait au concept fallacieux et raciste de "grand remplacement". "L'utilisation de cette expression renvoie à une métaphore liée à l'eau, à l'idée d'une vague qui emporterait tout, c'est une forme de discours connoté à l'extrême droite, explique à franceinfo Julien Longhi, linguiste et professeur à l'Université CY Cergy Paris Université. C'est très efficace, puisque parler de 'submersion' est quelque chose que l'on ne peut pas quantifier, avec l'idée que cette vague va venir écraser et remplacer."

Parler de l'immigration en ces termes renvoie à "une représentation de l'ordre du surnaturel et de l'incontrôlable, dont on est forcément victime", estime le spécialiste. Surtout, "cela n'est pas juste un effet de langage mais induit une façon différente, et déshumanisante, de voir une partie de la population", prévient Julien Longhi.

Le flou de cette métaphore marine permet d'y accoler tous les fantasmes. Elle est d'ailleurs "contredite par les faits, par les chiffres", a affirmé la députée Prisca Thevenot, ancienne porte-parole du gouvernement Attal, mercredi sur franceinfo. Selon l'Insee, en 2023, la population étrangère vivant en France s'élevait à 5,6 millions de personnes, soit 8,2% de la population totale, contre 6,5% en 1975. A Mayotte, ce chiffre montait à 34,7% en 2021, selon des conclusions de l'Insee rapportées par le ministère de l'Intérieur.

La France est même l'un des pays développés qui accueillent le moins d'immigrés. La proportion d'immigrés est sous la moyenne européenne, selon l'Insee, s'établissant à 10,7% en 2023. Un chiffre bien inférieur aux 50% d'immigrés au Luxembourg, aux 28% à Malte, aux 20% environ de l'Allemagne, l'Autriche, la Belgique, Chypre, l'Irlande et la Suède.

Une victoire "idéologique" du Rassemblement national

Face à la polémique, François Bayrou, affirmant que "les préjugés étaient nourris par le réel", a expliqué mardi, devant l'Assemblée nationale, qu'il parlait spécifiquement de Mayotte, tout en élargissant la problématique. "Quiconque est confronté à la situation à Mayotte, et ce n'est pas le seul endroit de France, mesure que le mot de 'submersion' est celui qui est le plus adapté. Parce que tout un pays, (...) toute une communauté de départements français est confrontée à des vagues d'immigration illégale telles qu'elles atteignent 25% de la population", a affirmé le Premier ministre. Déjà, lors de sa déclaration de politique générale, le Premier ministre avait estimé que l'installation de "trente familles" étrangères dans "un village pyrénéen ou cévenol" pouvait entraîner des "vagues de rejet". 

Ces mots du Premier ministre ont été applaudis par le Rassemblement national (RN) mardi lors de ce discours. "Je pense qu'on a gagné depuis très longtemps la bataille idéologique" sur l'immigration, estimait ainsi mardi sur France Inter Sébastien Chenu, vice-président du parti à la flamme. "En utilisant cette expression, François Bayrou la rend légitime et la fait rentrer dans le débat, c'est surprenant de la part d'un homme politique centriste", s'étonne Julien Longhi. 

Une normalisation des idées d'extrême droite "qui valide le fait de voter pour elle"

La sortie de François Bayrou est l'aboutissement d'un long processus de normalisation des idées du RN. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois que le vocabulaire de l'extrême droite est emprunté par le centre et la droite. En 2019, Emmanuel Macron avait frappé les esprits en accordant un entretien à l'hebdomadaire Valeurs actuelles, où il fustigeait notamment les "droits-de-l'hommistes", expression venue du Front national des années 1990. Dans la même veine, le ministre de l'Intérieur d'alors, Gérald Darmanin, avait créé la polémique en juillet 2020 en appelant à "stopper l'ensauvagement d'une certaine partie de la société"encore un néologisme estampillé RN. En mai 2023, le président avait insisté, lors d'un Conseil des ministres, sur un supposé "processus de décivilisation", obligeant l'Elysée à démentir toute référence à l'écrivain d'extrême droite Renaud Camus.

Fin septembre, c'est le ministre de l'Intérieur, Bruno Retailleau, qui s'est illustré sur ce sujet. Celui qui parlait, après les émeutes de l'été 2023, de "régression ethnique" et de "Français de papier", a enfoncé le clou et affirmé que l'immigration "n'[étai]t pas une chance pour la France". Le responsable politique a estimé mardi qu'avec ses propos, le Premier ministre avait "justifié la politique" qu'il souhaitait lui-même mener.

Ce glissement sémantique inquiète les spécialistes. "La politisation à outrance des questions de migration et d'intégration biaise aussi nos représentations", estimait ainsi un collectif de chercheurs dans une tribune publiée par Le Monde en février 2023. L'utilisation de ces termes "habitue à penser" comme l'extrême droite et "valide le fait de voter" pour elle, expliquait en juin à franceinfo Cécile Alduy, chercheuse spécialiste du discours politique de l'université Stanford. 

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