"En Russie, des millions d'opposants se taisent parce qu'ils ont peur" : un documentaire donne la parole aux voix qui osent défier Vladimir Poutine
Ce film, diffusé dimanche à 21h05 sur France 5, dévoile des images inédites des prisons russes. Manon Loizeau explique à franceinfo comment elle l'a conçu hors de Russie, notamment grâce aux images tournées sur place par sa coréalisatrice.
"Des traîtres à la nation". Voilà comment Vladimir Poutine qualifie les voix dissidentes dans son pays. Soucieux de donner l'image d'une Russie forte et unie, il durcit la répression envers les opposants politiques, traqués et emprisonnés, mais mis en lumière dans le documentaire "Politzek, les voix qui défient le Kremlin". Diffusé dimanche 21 septembre sur France 5, à 21h05, le film de Manon Loizeau et Ekaterina Mamontova s'immerge dans la vie de quatre femmes dont les proches ont été condamnés à de longues peines. Il décrit l'implacable machine répressive au service du Kremlin et dévoile des images inédites de l'intérieur des geôles russes. Manon Loizeau revient pour franceinfo sur l'élaboration de ce film.
Franceinfo : Pourquoi n'avez-vous pas pu vous rendre en Russie pour tourner votre film ?
Manon Loizeau : J'ai vécu 10 ans en Russie, de 1994 à 2004. Lorsque Vladimir Poutine est arrivé au pouvoir en 2000, j'ai commencé à réaliser des films sur les assassinats politiques, dont celui d'Anna Politkovskaïa, qui était une amie. Mais aussi sur les empoisonnements au polonium, sur la Tchétchénie et sur les crimes de guerre commis en Ukraine. Les autorités russes n'ont évidemment jamais apprécié mes films. Je suis donc connue du FSB, les services secrets russes. Je ne peux plus y retourner en Russie, même si elle reste mon pays de cœur. Lorsque nous avons appris l'arrestation d'Evan Gershkovich, le correspondant du Wall Street Journal à Moscou, condamné à 16 ans de prison pour espionnage, je me suis dit que retourner en Russie était devenu bien trop dangereux. Même si ce journaliste a été libéré depuis.
Comment avez-vous pu réaliser votre documentaire à distance ?
C'était la question : comment tourner un film de l'intérieur sans être sur place ? J'ai actionné toutes les personnes que je connaissais là-bas et j'ai été mise en contact, au bout de quelques mois, avec une jeune réalisatrice, Ekaterina Mamontova. Elle réalisait déjà des films, sous un pseudo, pour dénoncer le régime, mais ce qui était très important pour moi, c'est qu'elle avait l'intention de quitter la Russie avant même que nous décidions de travailler ensemble, car je ne voulais pas que ce film soit la raison de son exil. Elle a donc filmé une dernière fois son pays avant de le quitter.
Que souhaitiez-vous raconter sur cette Russie ?
Je souhaitais faire un film autour de ces milliers de Russes jetés en prison parce qu'ils sont contre la guerre en Ukraine. Ce qui a vraiment déclenché le projet a été d'une part l'arrestation d'Oleg Orlov, un militant des droits de l'homme que je connais bien, mais surtout la mort d'Alexeï Navalny.
Je voulais montrer la répression et les arrestations arbitraires qui font régner la terreur, mais également l'incroyable résistance. On a tous l'impression que tous les Russes dissidents sont partis, et que ceux qui sont restés sont en accord avec la politique de Vladimir Poutine. Alors qu'il y a des millions de personnes opposées au régime, mais qui se taisent parce qu'elles ont peur. On ne les entend plus, on ne les voit plus, mais pour autant, il y a des tas de gens qui vont dans les tribunaux soutenir les prisonniers politiques, qui se recueillent toujours sur la tombe d'Alexeï Navalny, et qui croient encore à la liberté.
Comment Ekaterina Mamontova a-t-elle pu filmer les procès ?
Tout est interdit, mais comme il n'y a presque plus de médias occidentaux, les autorités laissent les quelques journalistes russes d'opposition filmer les détenus au début et à la fin de leur procès, pour montrer à quel point ils punissent sévèrement les voix discordantes. C'est une façon pour eux d'effrayer les dissidents, car ils arrêtent des personnes qui appartiennent à toutes les strates de la société : artistes, médecins, intellectuels, ouvriers, enfants... Ils ne savaient évidemment pas qu'Ekaterina filmait pour nous.
Combien de temps ce tournage a-t-il duré ?
Nous pensions qu'elle ne travaillerait que quelques jours. Au bout de deux mois, je recevais encore chaque jour des images qu'elle tournait. Finalement, le tournage a duré un an. Il m'est très vite apparu que ce documentaire serait sur des femmes qui se battaient pour leurs proches.
Le film s'est construit de manière clandestine et artisanale. Au fil du temps, j'ai pu rencontrer des femmes réfugiées en France. Tout d'abord Nadejda, dont la fille artiste était emprisonnée depuis trois ans pour avoir remplacé des étiquettes dans les supermarchés par des messages antiguerre. Ensuite, j'ai fait la connaissance d'Anna Karetnikova, qui avait travaillé dans des prisons russes pendant des années. J'ai ainsi pu commencer à dresser des portraits.
A-t-il été difficile de faire témoigner la mère d'un adolescent emprisonné ?
En fait, nous savions que des enfants étaient arrêtés. J'avais commencé à enquêter là-dessus, mais les parents ne parlaient pas, car tout le monde était terrorisé. En août 2024, un accord entre les Etats-Unis et la Russie a permis la libération de certains dissidents, dont Oleg Orlov. Ils ont été échangés contre des prisonniers politiques et de droit commun russes qui étaient détenus dans plusieurs pays occidentaux. Les familles de prisonniers politiques ont pris conscience que ceux qui ont été remis en liberté avaient été soutenus lors de grandes campagnes de mobilisation. Contrairement au pianiste Pavel Kouchnir, mort dans l'indifférence générale à 39 ans, car personne ne savait qu'il était en prison.
Irina, la mère de l'adolescent de 14 ans emprisonné que l'on voit dans le documentaire, a alors commencé à parler à des médias d'opposition russe, car son fils s'est fait battre en prison. Elle a eu très peur pour sa vie. Elle est devenue le porte-voix de toutes les mamans, car il y a des dizaines d'enfants en prison.
Dans le documentaire, vous montrez que les prisonniers peuvent recevoir des lettres...
Oui, cela paraît complètement kafkaïen dans un système russe où la Constitution est sans cesse bafouée : procès truqués, faux témoins créés de toutes pièces et payés, et en même temps, dans cette même Constitution, les gardiens de prison ont l'obligation de remettre le courrier aux prisonniers et ils le font. Une des prisonnières politiques que l'on voit dans le film a reçu des centaines de lettres d'enfants du monde entier qui dessinaient des arcs-en-ciel et des drapeaux ukrainiens, après une campagne d'Amnesty International très médiatisée.
Les gardiens, submergés, lui ont donné tous ces courriers, ce qui l'a aidée à tenir. Les lettres, ce sont les mots contre les murs, c'est essentiel. La prison est un trou noir où sont engloutis des tas de gens. Il faudrait faire une campagne d'information pour que tout le monde puisse écrire aux enfants emprisonnés surtout.
Nous dédions aussi ce film aux milliers de prisonniers ukrainiens qui sont dans les prisons russes et dont nous n'avons aucune nouvelle. Ils sont dans des centres secrets. Les échanges entre l'Ukraine et la Russie concernent des militaires. Pas les civils, qui sont vraiment dans un trou noir.
Comment avez-vous obtenu les images de l'intérieur des prisons ?
Grâce à Anna Karetnikova, qui est réfugiée en France et a longtemps travaillé dans des prisons russes comme observatrice. Elle nous a montré toutes les images qu'elle avait filmées et cela a illustré en creux ce que nous racontions. Anna faisait partie de l'ONG Memorial, gérée par Oleg Orlov, et est devenue visiteuse de prison en 2005. A l'époque, les autorités russes ont permis à des membres d'ONG de pénétrer dans les centres pénitentiaires afin de donner des gages à l'Europe.
Quatre ans plus tard, elle a quitté l'ONG et a été engagée par la prison, qui lui a fourni une caméra. Elle s'est alors dit qu'elle pourrait aider de l'intérieur des détenus. Les choses se sont dégradées lorsqu'elle a vu de plus en plus de ses amis, défenseurs des droits de l'homme, emprisonnés. Elle s'est enfuie en 24 heures de Russie lorsqu'elle a commencé à être inquiétée. Ce qui est incroyable, c'est qu'elle a pu faire une copie de tout ce qu'elle avait filmé.
On a le sentiment que la répression s'intensifie...
Oui, depuis le mois de juin, il y a eu des raids terribles chez des ONG et des journalistes. Depuis le 1er septembre, le régime a fait passer tout un arsenal législatif pour ouvrir onze centres de pré-détention, qui recréent un peu un nouveau goulag, où seront enfermés exclusivement des prisonniers politiques. Ils autorisent désormais le FSB à avoir légalement ses propres prisons. Ils pourront faire absolument tout ce qu'ils veulent, alors que ce genre d'endroit avait disparu en 1990, lors de la chute de l'URSS.
La messagerie WhatsApp et toutes les applications occidentales sont désormais interdites. Une nouvelle messagerie russe appelée Max a été intégrée dans tous les portables vendus. Depuis le 1er septembre, tous les téléphones russes deviennent de facto des traqueurs et des enregistreurs. On est rentré dans le tout répressif, ce qui n'augure rien de bon, et tout le monde a très peur que les gens qui sont déjà en prison soient jugés pour de nouveaux chefs d'accusation.
Le documentaire "Politzek, les voix qui défient le Kremlin", réalisé par Manon Loizeau et Ekaterina Mamontova, est diffusé dimanche 21 septembre sur France 5, à 21h05, et visible sur la plateforme france.tv.
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