Guerre en Ukraine : la "flotte fantôme" des pétroliers russes, une "bombe à retardement" pour l'environnement
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La Russie utilise des sociétés écrans pour acheter des tankers d'occasion, et les fait naviguer sous des pavillons de complaisance. En contournant les sanctions internationales, elle fait également planer la menace d'accidents polluants.
L'expression semble tout droit sortie d'un film fantastique. Elle désigne pourtant une bien sombre réalité. La "flotte fantôme" russe, qui s'est développée depuis le début de la guerre en Ukraine, fait planer une menace environnementale. La récente marée noire dans le détroit de Kertch, plus grande catastrophe écologique du XXIe siècle en Russie, est désormais attribuée à ces navires pétroliers permettant à Moscou d'exporter son pétrole en contournant les sanctions internationales, selon les travaux d'un expert publiés samedi 18 janvier.
Le Volgoneft-212 et le Volgoneft-239 se sont échoués mi-décembre, alors qu'ils transportaient plus de 8 000 tonnes de mazout à eux deux. Les deux bâtiments battaient certes pavillon russe, mais leurs activités étaient suspectes, explique à franceinfo Eugene Simonov, membre du groupe de travail sur les conséquences environnementales de la guerre en Ukraine et auteur du rapport d'expertise. "La zone où ils se dirigeaient est destinée au transbordement, pour le transfert de produits pétroliers de navire à navire."
Une zone stratégique pour le pétrole russe
Avec quel pétrolier avaient-ils rendez-vous ? Les soupçons de l'expert se portent sur le Firn, un immense tanker (80 000 tonnes), âgé de 22 ans et battant pavillon panaméen. "Ce pétrolier change régulièrement de juridiction, de pavillon, de propriétaire et de nom", souligne-t-il dans son enquête. Le Firn peut accueillir le chargement d'une trentaine de navires comparables à ceux qui ont provoqué la récente marée noire, selon le spécialiste. Le bâtiment se trouve toujours au mouillage dans le port de Kafkaz, situé dans le détroit de Kertch, d'après les observations du site spécialisé VesselFinder.
Eugene Simonov avait participé fin 2024 à un exercice de transbordement d'hydrocarbures dans ce même port. "C'est là que la plupart des transferts de produits pétroliers de navire à navire se déroulent", souligne l'expert. Avant la catastrophe, ajoute ce dernier, des pétroliers attendaient en ligne, dans la zone, pour transborder leur cargaison. Parmi eux, le Prikamye (anciennement Volgoneft-55) a pu décharger son mazout et gagner un lieu sûr avant une tempête. Les deux navires échoués, eux, n'avaient plus l'autorisation de naviguer depuis le 30 novembre, de l'aveu même du ministère des Transports russe, et ils n'étaient plus assurés.
"C'est tombé sur ces deux-là, mais ça aurait pu être n'importe lequel de ces navires."
Eugene Simonov, expert international sur l'environnementà franceinfo
Quant au Firn, il avait déjà été identifié sur les listes de Greenpeace et du projet ukrainien War Sanctions, qui le relie à Sovcomflot, la plus grande compagnie maritime russe, via des sociétés écrans, Sun Ship Management et SCF Management Services LTD. Les pétroliers comme le Firn sont dans le viseur des autorités internationales, car ils sont suspectés d'avoir pour mission d'assurer discrètement les exportations d'hydrocarbures russes au-dessus des seuils imposés par des sanctions. La Chine, l'Inde et la Turquie figurent aujourd'hui en tête des destinataires.
Sociétés écrans et pavillons de complaisance
La Russie, de même que l'Iran et le Venezuela, est accusée depuis plusieurs années d'avoir recours à une "flotte de l'ombre", mais le phénomène s'est amplifié depuis la guerre en Ukraine. En décembre 2022, le G7 et l'Union européenne ont décidé d'interdire à leurs entreprises de vendre une assurance ou une assistance technique aux navires qui vendraient des hydrocarbures russes au-delà d'un certain seuil (60 dollars pour le baril de brut, soit environ 57,5 euros). Ce qui concernait donc la quasi-totalité des cargaisons mondiales. Il s'agissait là d'un moyen pour les pays occidentaux de maintenir l'approvisionnement de carburant tout en réduisant les marges pour l'économie russe, et donc la capacité de Moscou à financer son armée.
En réponse, la Russie a cherché à contourner ces sanctions. L'un des moyens est de créer des sociétés écrans, qui achètent des navires d'occasion et les font naviguer sous un pavillon de complaisance. L'Eventin a changé de nom à deux reprises ces dernières années, et trois fois de pavillon. Il y a quelques jours, il s'est retrouvé en difficulté en mer Baltique, faisant planer la crainte d'une autre marée noire. Ce navire, qui transportait 99 000 tonnes de pétrole sous pavillon panaméen, a dû être escorté par la marine allemande, au prix de manœuvres difficiles dans des eaux déchaînées.
L'autre moyen de contourner ces sanctions consiste à opérer des transferts de navire à navire dans les eaux internationales. Ces opérations dites de ship-to-ship sont courantes dans les flottes légales, mais la pratique permet de brouiller les pistes. Un rapport d'enquête européen citait également l'extinction des transpondeurs de suivi et la transmission de fausses données, notamment d'immatriculation à l'Organisation maritime internationale.
Une "flotte de l'ombre" estimée à 1 300 navires
En décembre, 36% des hydrocarbures russes transportés par voie maritime l'étaient dans des pétroliers respectant les plafonds des sanctions, selon les chiffres du Centre pour la recherche sur l'énergie et la propreté de l'air (Crea). Le reste était transporté par des pétroliers fantômes et n'était pas soumis au plafonnement des prix du pétrole. Six pays membres de l'Union européenne (UE) – la Suède, le Danemark, la Finlande, la Lettonie, la Lituanie et l'Estonie – ont réclamé à la Commission européenne d'abaisser encore ce seuil, afin de compliquer la tâche du secteur pétrolier russe. Au risque, toutefois, de doper encore le phénomène.
Par définition, il est difficile de connaître le nombre exact de ces navires opérant en eaux troubles. Mais plusieurs chercheurs ont évalué leur nombre autour du millier et le cabinet d'analyse maritime Windward en a récemment compté 1 300. Ces chiffres ont en tout cas explosé à la fin de l'année 2022, à la suite de la décision d'introduire des seuils sur les produits pétroliers russes.
L'UE a placé 79 navires dans sa liste* de navires accusés d'infractions, contre environ 200 pour les Etats-Unis. Le projet ukrainien "War Sanctions", quant à lui, donne les noms de 580 navires et de 32 capitaines. Fin octobre, l'ONG Greenpeace* avait publié une liste de 192 navires vieillissants appartenant à cette "flotte fantôme". La plupart de ces pétroliers avait d'ailleurs circulé en mer Baltique au moins une fois dans les deux dernières années.
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La Russie a investi dix milliards de dollars (9,6 milliards d'euros) pour développer cette flotte et continuer de vendre des produits pétroliers au prix du marché, selon une étude de la Kiev School of Economics. Soit en transférant des navires en créant de nouvelles sociétés, soit en achetant des bâtiments d'occasion, dont 200 d'entre eux ont plus de 20 ans. Le rapport d'enquête européen pointait également un nombre croissant de navires vieillissants et mal entretenus naviguant "avec un respect minimal des réglementations", ce qui représente "des risques importants pour l'environnement, la sécurité et la sûreté maritimes". D'après un rapport* du Crea, 72% ont plus de 15 ans. Le naufrage des Volgoneft-212 et le Volgoneft-239 qui ont bravé la tempête malgré les risques, illustre tous les dangers liés à cette guerre du carburant.
"S'il y avait une fuite, ce serait une catastrophe"
Thaïlande, Vietnam, Italie, Mexique… A l'automne, le site Politico et le collectif de journalistes Source Material avaient attribué neuf cas de déversements suspects à ces navires de la "flotte fantôme", en examinant des images satellites. Ces pétroliers étaient alors qualifiés de "bombe à retardement" par Isaac Levi, expert du Crea. Ce groupe de réflexion, qui travaille sur les conséquences des sanctions sur le commerce des hydrocarbures russes, faisait remarquer, dans un autre de ses rapports*, que ces navires subissaient "moins d'inspections et étaient davantage enclins à déverser illégalement des déchets".
Par ailleurs, pas moins de 85% de ces navires n'ont pas d'assureur connu au sein du groupe international dédié, relève un document du cabinet d'analyse maritime Lloyd's List Intelligence. Or, ces sociétés agréées couvrent les dégâts des marées noires, entre autres. Le Crea relève donc qu'en cas d'accident, "les pays côtiers pourraient supporter [seuls] le poids financier du nettoyage – plus d'un milliard d'euros, potentiellement, pour les contribuables des Etats concernés.
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"Ce que je crains le plus, c'est une collision", avait témoigné Mikael Pedersen, un marin chevronné, auprès de Bloomberg. Membre de l'agence DanPilot, il est parfois appelé en renfort pour tirer d'affaire certains navires en difficulté dans les étroits détroits de la Baltique. "Ce sont des navires vieux et obsolètes. Nous avons un trafic terrible là-bas. S'il y avait une fuite, ce serait une catastrophe." En mars dernier, selon cette source, un pétrolier de la "flotte fantôme" était entré en collision avec un autre navire alors qu'il se rendait en Russie pour charger du pétrole.
En 2022, un pétrolier chargé avait dérivé pendant six heures au large de l'île danoise de Langeland. La Finlande avait demandé à l'UE de fournir un navire de secours adapté à ces conditions et capable de soutenir les flottes nationales en cas de marée noire dans les parties nord de la mer Baltique."De telles négligences peuvent entraîner des accidents majeurs pratiquement n'importe où, conclut Eugene Simonov, même dans un endroit comme le détroit de Kertch, qui avait déjà connu une précédente marée noire en 2007."
* Les liens suivis d'un astérisque renvoient vers des documents PDF.
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