: Entretien "La mort est partout à Gaza" : l'historien Jean-Pierre Filiu décrit "une destruction, méthodique, systématique"
L'historien a passé un mois dans la bande de Gaza, alors qu'elle reste interdite aux journalistes étrangers.
La situation à Gaza est "inimaginable", a témoigné mercredi 28 mai sur franceinfo l'historien Jean-Pierre Filiu, qui a passé un mois dans la bande de Gaza entre les mois de décembre et janvier dernier, alors que le territoire palestinien est continuellement bombardé par l'armée israélienne et qu'il reste totalement interdit aux journalistes étrangers.
"C'est près de vingt mois d'une catastrophe qui n'a rien de naturel", dénonce Jean-Pierre Filiu, professeur d'histoire du Moyen-Orient contemporain à Sciences-Po, habitué des terrains de guerre, qui publie Un historien à Gaza (Les Arènes). Il se désole d'une "destruction qui est purement humaine, méthodique, systématique, de tout ce que j'avais connu comme historien, d'une bande de Gaza comme espace de vie, d'un territoire qui avait été une oasis prospère et florissante".
franceinfo : La bande de Gaza, vous y êtes régulièrement allé depuis les années 1980. Vous avez pu vous y rendre en décembre 2024 grâce à Médecins sans frontières. Et vous écrivez : "Rien ne me préparait à ce que j'ai vu et vécu à Gaza". Qu'avez-vous vu ?
Jean-Pierre Filiu : C'est ce que j'essaie de retranscrire, de transmettre dans ce livre, après avoir longtemps douté, longtemps cherché les mots, parce que c'est inimaginable. Et malgré certaines fréquentations d'autres théâtres de guerre en Syrie, en Afghanistan, en Ukraine, en Irak, là, à Gaza, on est complètement renversé, bouleversé. C'est près de vingt mois d'une catastrophe qui n'a rien de naturel, d'une destruction qui est purement humaine, méthodique, systématique. Tout ce que j'avais connu, une bande de Gaza comme espace de vie et, comme historien, un territoire qui avait été une oasis prospère et florissante, aujourd'hui, c'est un champ de ruines où plus de deux millions de femmes et d'hommes essaient de survivre avec le plus de dignité possible.
Ce qui est frappant et glaçant, entre autres choses, c'est cette découverte redécouverte de la ville de Khan Younès.
Oui. Khan Younès est un carrefour commercial fondé au XIVᵉ siècle, un "khan", un caravansérail. Une ville qui n'était pas la plus esthétiquement agréable du monde mais qui vibrait de vie. Et là, ces amoncellements de ruines, ces rues dévastées, ces étendues de rien, ces paysages lunaires... Je cherche encore les mots tellement je suis toujours sous le choc. Il m'a fallu plusieurs jours avant de retrouver mes repères. Je m'accrochais à cela, comme les Palestiniens et les Palestiniens s'y accrochent : au fait de retrouver les éclats de vie, les filets de joie qui continuent à s'insérer dans cette ville dévastée. Et notamment autour d'un improbable château d'eau – une eau pas du tout potable.Une espèce d'oasis urbaine qui faisait que là, il y avait encore quelques tentes colorées, une école, des enfants avec l'air moins hagard qu'ailleurs, de la vie. La vie qui tentait de résister malgré tout à cette désolation orchestrée, j'y insiste, avec méthode et système depuis près de vingt mois.
Vous étiez dans la zone dite humanitaire. C'est là où vous avez passé un mois auprès de Gazaouis déplacés, et déplacés encore.
Oui, la moyenne, c'est cinq fois. Cela veut dire qu'ils ont tout perdu cinq fois sur un peu plus d'un an. On imagine le traumatisme, c'est déjà considérable. Pour certains, c'est huit, neuf, dix fois. Et un déplacement, ça ne se fait pas de manière organisée. Cela se fait généralement en quelques minutes. On doit prendre une décision dont dépend la vie et la mort de soi-même et de ses proches. Et c'est très difficile de décider parce que parfois, bouger au moment où on a reçu l'ordre d'évacuer, c'est se mettre en danger. Les hostilités sont tout à fait erratiques. Et en fait, les "blocs" par rapport auxquels l'armée israélienne ordonne de se déplacer ou pas n'ont aucune existence physique sur le terrain. Ils sont peut être très clairs sur des écrans en Israël, mais sur place, ça ne correspond à rien.
"Aller à droite, aller à gauche, ne pas bouger, à chaque fois, c'est une décision de vie ou de mort. Et la mort est partout à Gaza. Ça, c'est vraiment une expérience que je n'avais jamais ressentie. Cette omniprésence de la mort et cette vulnérabilité totale et permanente, que l'on peut d'ailleurs relier au ronronnement permanent des drones."
Jean-Pierre Filiu
Des drones auxquels se sont habitués les enfants. Des enfants parfois abandonnés, des enfants qui n'ont plus d'école ou presque et qui vivent au gré des bombardements, du bruit des drones.
Du bruit des drones, et ils savent parfaitement identifier les rafales d'armes automatiques, tel type de frappe, est-ce que c'est un hélicoptère, est ce que c'est une vedette maritime. Gaza est bombardée par l'air, par la terre et par la mer. Donc ça peut arriver à tout moment. Ces enfants, ce sont les spécialistes qui l'affirment, ont tous aujourd'hui – tous, tous, tous – besoin d'un accompagnement psychologique de faits de traumatismes plus ou moins profonds. Ces enfants, évidemment, jouent en permanence avec ça, ils rient avec ça, ils disent : "Je vais te faire l'hélicoptère, je vais te faire le drone"... Et quand ils entendent une rafale, ils se tournent vers vous. Ils disent : "C'est loin" ou "C'est près". Et là, ce sont des notions très, très relatives, parce que "loin", c'est quelques centaines de mètres.
Vous étiez dans la bande de Gaza quand la trêve a été annoncée mi-janvier. Un espoir très vite envolé.
Déjà, il faut comprendre que cette trêve était annoncée de manière très spectaculaire sur l'ensemble des médias occidentaux dès le 15 janvier, alors qu'elle n'est entrée en vigueur que quatre jours plus tard. Il y avait une distorsion, qui est fréquente à Gaza, entre la perception par le monde extérieur et la réalité d'une guerre qui s'était aggravée pendant les heures et les jours qui précédaient cette trêve. Et cette trêve était d'une fragilité insigne parce que, au lieu d'être fondée sur les principes élémentaires du droit humanitaire, elle était fondée sur un échange d'êtres humains entre le Hamas et l'armée israélienne. Et ce n'est pas ainsi qu'on arrivera à une stabilisation, ni a fortiori à un cessez-le-feu. Pour ma part, cela fait plus de dix ans que je dis et je répète que Gaza est au cœur du conflit israélo-palestinien, qu'une paix réelle et authentique doit s'établir à partir de Gaza. De même qu'on le voit depuis maintenant près de vingt mois, une guerre à Gaza peut engloutir l'espoir pour les deux peuples, même si c'est aujourd'hui évidemment le peuple palestinien qui paie un coût exorbitant à ces hostilités.
Pas de trêve, pas de paix à ce stade, et c'est là le terreau que vous décrivez pour des milices, pour des pillards, pour des attaques contre les convois humanitaires. Avec un rôle de l'armée israélienne.
Sur place, j'ai pu documenter ce phénomène très pervers – il faut quand même appeler les choses par leur nom – où l'armée israélienne, d'une main, laisse entrer un peu d'aide humanitaire et, de l'autre, encourage des pillards, qu'elle arme, qu'elle soutient, parfois par des frappes aériennes contre la sécurité de convois humanitaires des Nations Unies, afin de discréditer les Nations Unies comme elle le fait de manière systématique, de discréditer les organisations internationales. On a vu [mardi] et on verra, je n'en ai malheureusement aucun doute, que l'aide humanitaire à l'israélienne, appuyée sur des mercenaires de sociétés américaines, conduira à un nouveau désastre et n'allégera en rien les souffrances terribles de la population. Il faut à tout prix qu'un flux massif d'aide humanitaire atteigne Gaza. Je rappelle que c'était la promesse de Joe Biden il y a un an jour pour jour, quand il avait lancé sa "jetée humanitaire" sur la côte de Gaza. Tout le monde sait ce qu'il faut faire. Il y a des tonnes d'aide aux frontières de Gaza. Il faut qu'elles puissent entrer sans entrave. Et les organisations humanitaires font leur travail de manière exceptionnelle, dans des conditions extrêmes, et elles assureront cette distribution.
On vous a dit à plusieurs reprises, dans la bande de Gaza : "Le seul ami du Palestinien, c'est son âne". Qu'est ce que ça veut dire ?
Déjà, il n'y a pratiquement plus de véhicules. Ils ne roulent qu'au gaz de cuisine, par des bricolages dont je n'ai pas compris tous les détails, ou pour les véhicules diesel, à l'huile végétale, généralement à l'huile de tournesol. Il n'y a pratiquement plus de carburant qui entre dans Gaza et le peu qui entre est assigné aux hôpitaux, à la désalinisation de l'eau qui elle-même est très rares et aux dernières boulangeries en opération. Et donc, l'âne est partout. Il y a des des carrioles sur lesquelles les personnes s'entassent. Et les Palestiniens disent : l'âne nous a plus aidés que le monde entier, qui nous a abandonnés.
La guerre de Gaza s'est banalisée encore plus vite que celle de l'Ukraine, dites-vous. D'ailleurs, vous concluez ce livre en Ukraine. Pourquoi ?
Parce que on voit bien que la démolition des normes du droit international est conduite avec la même méthode par Vladimir Poutine et par Benyamin Netanyahou. Ils veulent revenir au monde d'avant la Deuxième Guerre mondiale où tous ces crimes étaient banalisés et restaient impunis. Et puis, pour l'Europe, il est fondamental que les mêmes mots continuent à désigner les mêmes crimes, qu'ils soient perpétrés en Ukraine ou à Gaza. Ce n'est pas seulement une histoire de cohérence, c'est tout simplement une histoire de santé mentale. On n'est plus dans le deux poids, deux mesures quand on fait ce type de grand écart. On est dans la schizophrénie. Et la schizophrénie n'est pas une opinion, c'est une pathologie.
Que vous êtes vous dit en quittant la bande de Gaza, après ce mois passé là-bas ?
D'abord, j'avais un sentiment de honte d'abandonner derrière moi toutes ces femmes et tous ces hommes qui eux, n'avaient aucune perspective, non seulement d'avenir, mais ne serait-ce que de survie au-delà de quelques jours. Et en même temps, j'emportais avec moi leurs témoignages, leur expérience de cette vie simple et digne, de cet espoir d'une Gaza apaisée. Et ils m'ont tous fait promettre, jurer de revenir, de revenir dans une Gaza reconstruite, dans une Gaza où on pourrait enfin vivre une vie normale et non pas une survie au jour le jour en ayant toujours au ventre l'angoisse pour les plus faibles que sont évidemment les enfants.
À regarder
-
Goodwood Revival, le festival qui remonte le temps
-
"Télévision contemplative" : 24h sur 24 devant le brame du cerf
-
Cambriolages, agressions : les malfrats ciblent les influenceurs
-
Narcotrafic : quand l'armée américaine coule des bateaux
-
Les pièces ultra-rares du futur musée du jeu vidéo
-
Compléments, vitamines sont-ils vraiment utiles ?
-
Des serruriers dénoncent leurs collègues arnaqueurs
-
Attentat de la rue des Rosiers : un suspect arrêté 43 ans après
-
Front en Ukraine : des drones pour secourir les blessés
-
Un café Friends à Times square
-
Justice des mineurs : de victime à délinquant
-
Drones : des manifestants sous surveillance
-
Picasso : le chef d'œuvre retrouvé
-
Plongée dans la ligne 1, la plus ancienne du métro de Paris
-
Boire de l'alcool, c'est à cause des singes ?
-
Reconnaissance de l'Etat de Palestine à l'Onu : "Nous méritons de vivre comme tout le monde"
-
Des physiciens américains battent le record de l’horloge la plus précise du monde
-
Un homme armé d'une machette a été abattu près d'un établissement scolaire à la Seyne-sur-Mer
-
Il retrouve la vue grâce à une dent
-
Paul Dena s'explique sur son patriotisme
-
Cinq fruits et légumes par jour : comment ça marche ?
-
"La reconnaissance d'un État palestinien est le meilleur moyen d'isoler le Hamas", avance Emmanuel Macron
-
Le drapeau palestinien sur ta mairie ce lundi ?
-
Les tours de Notre-Dame sont à nouveau ouvertes au public
-
Albanie : la ministre est une intelligence artificielle
-
"Casse toi !", Les policiers ont le droit de faire ça ?
-
Voyage organisé : 300 familles victimes d'une arnaque ?
-
Télévision américaine : Donald Trump zappe les humoristes
-
Grève : jour de colères
-
Violences conjugales, aux côtés des policiers spécialisés
Lancez la conversation
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour commenter.