Guerre en Ukraine : pourquoi les avoirs russes ne sont toujours pas saisis

Le débat sur la saisie des avoirs russes gelés depuis le début de la guerre en Ukraine divise la classe politique, alors que leur utilisation recouvre des réalités politiques et juridiques très complexes.

Article rédigé par Paolo Philippe
France Télévisions
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Temps de lecture : 7min
Une vue aérienne de Saint-Jean-Cap-Ferrat, où plusieurs villas appartenant à des oligarques russes sont gelées par les autorités françaises. (VUANO TRISTAN / HEMIS.FR / AFP)
Une vue aérienne de Saint-Jean-Cap-Ferrat, où plusieurs villas appartenant à des oligarques russes sont gelées par les autorités françaises. (VUANO TRISTAN / HEMIS.FR / AFP)

C'est une liste qui nourrit tous les fantasmes depuis le début de la guerre en Ukraine. On y trouve de somptueuses villas situées dans le sud de la France (Saint-Tropez, Nice, Antibes, Cannes, Saint-Jean-Cap-Ferrat) et dans les Antilles (Saint-Barthélemy), un hôtel de luxe à Méribel ou encore des appartements dans les beaux quartiers de Paris, dont certains à quelques mètres du palais de l'Elysée. Ces biens, gelés par l'Union européenne après l'invasion russe en février 2022 et rendus publics par le ministère de l'Economie, appartiennent à des oligarques russes proches du Kremlin et suspectés d'avoir financé la guerre de Vladimir Poutine.

Depuis trois ans, la question de ces avoirs russes gelés – dont la majorité se matérialise sous forme d'actifs de la Banque de Russie – anime les débats. Les députés ont ainsi adopté, mi-mars, une résolution symbolique de soutien à l'Ukraine appelant notamment à saisir les avoirs russes, contre l'avis du gouvernement. En réalité, ces actifs, qui ne peuvent pas être utilisés ou transférés par leurs propriétaires, comme le rappelle l'UE, ne peuvent tout simplement pas être saisis.

Pas de saisie sans décision de justice

Les sanctions européennes sont des mesures politiques et administratives : elles ne peuvent pas entraîner la saisie et l'expropriation des avoirs, qui doivent reposer une décision de justice. Et donc une infraction pénale à caractériser, ce qui pose beaucoup de difficultés aux différents services de l'Etat. "Les gels ne procèdent pas nécessairement d'une enquête mais d'un acte politique qu'il faut mettre en œuvre. Ensuite, il faut caractériser une infraction pour que la justice s'empare du dossier et ouvre une enquête", résume un connaisseur du dossier.

A Bercy, plusieurs services du ministère de l'Economie (douanes, direction générale des finances publiques, cellule de renseignement financier) travaillent quotidiennement sur le sujet et s'assurent notamment du respect des sanctions imposées par l'Union européenne. Si les propriétaires de ces avoirs s'y soustraient, notamment en tentant de vendre les biens concernés, la justice peut alors ouvrir une enquête pour, in fine, aboutir à un procès et une confiscation des biens.

Elle peut aussi ouvrir des enquêtes pour des soupçons de blanchiment, de corruption, de non-justification de ressources et de recel en se basant sur les biens gelés et la manière dont ils ont été acquis. C'est précisément ce qui a poussé l'ONG Transparency France à déposer en 2022 une plainte contre X au Parquet national financier pour "blanchiment, non-justification de ressources, recel et complicité de ces trois infractions" afin de comprendre dans quelles conditions certains oligarques russes ont pu accumuler des biens immobiliers de plusieurs dizaines de millions d'euros en France, entre 2003 et 2018, sur la côte d'Azur, la côte basque, dans les stations de ski des Alpes ou à Paris. Des hommes d'affaires, des hauts fonctionnaires, des milliardaires sont visés par cette enquête, parmi lesquels Boris Rotenberg et Guennadi Timtchenko, deux très proches de Vladimir Poutine.

L'oligarque russe Guennadi Timtchenko, le 7 mai 2018 à Moscou. (SERGEI SAVOSTYANOV / SPUTNIK / AFP)
L'oligarque russe Guennadi Timtchenko, le 7 mai 2018 à Moscou. (SERGEI SAVOSTYANOV / SPUTNIK / AFP)

Cette plainte a entraîné une enquête, toujours en cours. Selon Le Monde, au moins dix-sept enquêtes ont été ouvertes en 2023 contre des oligarques russes pour des soupçons de blanchiment d'argent. Elles visent plusieurs oligarques sous sanctions européennes, notamment Suleyman Kerimov, dont le nom a été soufflé par la cellule de renseignement financier Tracfin du ministère de l'Economie. Ce proche de Vladimir Poutine est suspecté d'être le propriétaire de villas dans le cap d'Antibes (Alpes-Maritimes), acquises via des montages financiers complexes et des sociétés offshore sans que son nom apparaisse directement.

Des sociétés écrans basées dans des pays peu coopératifs

"Les personnes sous sanctions ont de l'argent et savent comment le cacher : il y a des hommes de paille qui possèdent les biens, des cabinets d'avocats qui s'interposent et une cascade de SCI [sociétés civiles immobilières], ce qui rend compliqué l'identification de quelqu'un, l'accès à son patrimoine et à ses flux financiers", explique une source habituée à travailler sur ces dossiers. Plusieurs méthodes sont à la disposition des oligarques et autres propriétaires : le trust, qui consiste à se délester légalement de la propriété des biens tout en continuant à en bénéficier, ou le transfert des actifs à des membres de la famille. Il arrive ainsi souvent que les femmes, les enfants ou les cousins des oligarques apparaissent sur les contrats des biens.

"Les montages financiers sont extrêmement complexes, avec des sociétés écrans basées dans des juridictions peu coopératives", explique ainsi Sara Brimbeuf, responsable du plaidoyer grande corruption et flux financiers illicites chez Transparency International France, dont un rapport publié en 2022 avait souligné l'opacité autour des biens immobiliers détenus par les oligarques, l'absence de réglementations visant les intermédiaires et l'impuissance des autorités. Selon Sara Brimbeuf, il arrive souvent que les pays dans lesquels les sociétés sont basées coopèrent peu – à Monaco, l'accès aux registres d'informations sur les biens immobiliers est payant – ou pas du tout, "comme à Dubaï, Singapour, Hong Kong".

L'arme de la présomption de blanchiment

La justice financière possède pourtant une nouvelle arme pour traquer les oligarques et leurs biens immobiliers. La "présomption de blanchiment", introduite en 2013 après l'affaire Cahuzac, permet aux autorités judiciaires de considérer qu'une somme d'argent possédée ou utilisée de façon occulte est d'origine illicite, et qu'il appartient aux personnes qui ont dissimulé ces actifs de justifier leur origine de manière légitime. Une inversion de la charge de la preuve qui "s'inscrit dans la stratégie de la France et demeure très performante", observe Sara Brimbeuf. Ce mécanisme donne plus de souplesse aux magistrats, qui devaient jusque-là démontrer que les flux ou les biens immobiliers étaient liés à une opération illégale pour ouvrir une enquête.

Malgré tout, transformer le gel des avoirs russes en saisies prend du temps. Les premières enquêtes lancées depuis le début de la guerre en Ukraine n'ont pas encore abouti sur des procès, et encore moins sur des condamnations qui permettraient de confisquer les biens. "Les enquêtes en matière économique prennent du temps, sont complexes et les personnes concernées sont extrêmement fortunées", explique Arnaud de Laguiche, magistrat et chef du département immobilier de l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc). "Elles ont des armadas d'experts pour les défendre et faire durer la procédure." Trois ans après le début de la guerre, le débat autour des avoirs russes n'est pas près de se terminer.

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