Témoignages "Les Tibétains sont obligés d'accepter d'être classifiés comme réfugiés chinois" : en France aussi, l'identité tibétaine s'efface peu à peu

Article rédigé par Nathanaël Charbonnier
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
Un exilé tibétain s'est peint le drapeau du Tibet sur la joue lors d'une manifestation commémorant le soulèvement tibétain du 10 mars 1959. (SAJJAD HUSSAIN / AFP)
Un exilé tibétain s'est peint le drapeau du Tibet sur la joue lors d'une manifestation commémorant le soulèvement tibétain du 10 mars 1959. (SAJJAD HUSSAIN / AFP)

Près de 75 ans après l’invasion chinoise du Tibet et 66 ans, jour pour jour, après la révolte tibétaine de 1959 qui avait abouti à la fuite en Inde du dalaï-lama, des manifestations auront lieu un peu partout dans le monde, lundi, pour ne pas oublier le Tibet.

Le 10 mars 1959, quelque 30 000 Tibétains, selon les estimations, se massent autour du palais d'été du dalaï-lama à Lhassa, pour empêcher son enlèvement par les Chinois qui ont envahi le Tibet neuf ans auparavant. Depuis ce soulèvement, les Tibétains luttent pour que leur cause ne soit pas oubliée.

Leur objectif est de se battre pour que le nom Tibet ne disparaisse pas, notamment des musées, comme cela est a été le cas au Musée Guimet à Paris, et pour qu'enfin l'administration française accepte de les considérer comme Tibétains et pas comme Chinois.

Un effacement amorcé par l'organisme chargé des exilés

En France, cet effacement aurait commencé il y a une vingtaine d’années, notamment à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). C’est à ce moment-là que l'organisme, chargé d'accueillir les réfugiés, décide de reconnaître les Tibétains qui arrivaient en France comme Chinois. Arrivée en France il y a 33 ans en tant que réfugiée tibétaine, Pseyang a longtemps servi de traductrice pour les nouveaux arrivants dans cet organisme avant de rendre son tablier.

Elle se souvient de cette bascule qui aurait eu lieu autour des années 2000. "Je suis venue avec un titre de voyage délivré et reconnu par le gouvernement indien, titre avec lequel j'ai fait la demande pour être réfugiée tibétaine, et j'ai été acceptée. Après les années 2002-2005, les Tibétains qui sont venus dans la même situation sont devenus Chinois", témoigne-t-elle.
 
Dawao est en France depuis plus de 20 ans. Ce n'est pas son vrai nom, car, comme souvent avec les réfugiés, les craintes pour la famille restées au Tibet obligent à la prudence. Intimidations, arrestations pour les proches ne sont pas rares. Dawao a obtenu sa naturalisation en 2007 et il explique qu'il a décidé de ne garder que la nationalité française car sinon l'administration de notre pays l'aurait considéré comme Chinois et non pas comme Tibétain. "J'ai dû beaucoup discuté avec la préfecture, explique-t-il, et cette dernière m'a dit : 'Le Tibet n'existe pas sur la carte. Donc veux-tu garder la nationalité chinoise et avoir deux nationalités, chinoise et française ?'."

"J'ai répondu : 'Qu'est-ce que je vais faire avec la nationalité chinoise ? C'est très insultant pour moi'."

Dawao, réfugié en France depuis plus de 20 ans

à franceinfo

Dawao est donc devenu un citoyen français au cœur tibétain. Un choix que n'a pas fait Ténam. Il a vu le jour lors de l'année du lapin (qui correspond à 1975). Ténam est né en Inde, où ses parents ont fui à la fin des années 1960. Son père était dans la résistance qui soutenait le dalaï-lama en exil. Ténam a fait un autre choix que celui de devenir Français : il est apatride.

Mais il dispose d'un trésor particulier : une carte de résident ou apparaît le mot "Tibétain" : "Je sais que beaucoup de mes compatriotes tibétains sont obligés d'accepter d'être classifiés comme réfugiés chinois. Je suis peut-être l'un des rares Tibétains avec une carte de résident qui mentionne que ma nationalité est tibétaine. C'est pour cela que je garde cela précieusement et que je n'ai pas demandé la nationalité française", confie-t-il.

Sur les 10 000 à 15 000 Tibétains qui vivent en France, si l'on prend en compte la dernière génération née dans notre pays et qui possède la nationalité française, peu peuvent revendiquer d'être reconnus comme Tibétains. Et pourtant certains sont vraiment arrivés en tant que Tibétains à Paris. C'est le cas de Ugen. Lui et une vingtaine d'enfants ont été accueillis en France avec la complicité du dalaï-lama et du général de Gaulle. À l’époque, notre pays n'avait pas encore reconnu la Chine populaire. Nous sommes le 19 octobre 1962. "J'avais à peu près 6 ans, le dalaï-lama 27 ans et le président de Gaulle 72 ans, se souvient Ugen. Je suis arrivé en tant que Tibétain".

"La France nous a accueillis, et même fait plus : elle nous a adoptés comme pupilles de la nation française."

Ugen, un Tibétain arrivé enfant en France, en 1962

à franceinfo

Dans ce contexte, comment expliquer qu'il soit si difficile pour les Tibétains de prouver leur existence, d'autant que les spécialistes datent l'écriture tibétaine du VIIe siècle, que le Tibet a frappé monnaie, a eu un drapeau, qu'il a même disposé de passeports dans les années 1940 ?

L'erreur des dirigeants tibétains

Selon la tibétologue Françoise Robin, le Tibet aurait commis une "erreur" : celle de ne pas adopter les critères occidentaux, notamment à la fin de la Seconde Guerre mondiale lors de la création de l'ONU. "Pour le Tibet, on parle d'indépendance de facto, parce qu'il n'y a pas eu de déclaration d'indépendance à l'échelle internationale de la part des Tibétains qui n'étaient pas tellement au courant de la manière dont tout cela se mettait en place dans le monde", rappelle-t-elle.

"Les Tibétains n'ont pas exprimé une volonté d'être considérés comme indépendants selon des normes qui ont été fixées plus ou moins par l'Occident."

Françoise Robin, tibétologue

à France

Et c'est peut-être ce flou qui a permis à l'administration française de changer sa doctrine et de rayer à son tour le Tibet de la carte du monde. Tous expliquent que si tel est le cas, c’est certainement pour ne pas déplaire à la dictature chinoise. L'Ofpra en tout cas ne souhaite pas s'exprimer sur le sujet pour expliquer la position française. L'organisme signale juste que 2 000 demandes d’asile provenant de Tibétains ont été présentées l'année dernière en France.

Des manifestations auront lieu partout dans le monde le 10 mars, pour ne pas oublier cet anniversaire et pour tenter de sensibiliser à la cause tibétaine. Une manifestation partira de la place de la République à Paris à 14 heures et un grand rassemblement européen se tiendra à La Haye, aux Pays-Bas.

Les témoignages des réfugiés tibétains en France au micro de Nathanaël Charbonnier

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