Interdiction de TikTok en Albanie : le blocage du réseau social à l'échelle du pays est-il réellement effectif ?

Article rédigé par Léa Deseille
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 8min
Les Albanais utilisent les VPN comme technique pour contourner l'interdiction de la plateforme TikTok, au printemps 2025. (SOPA IMAGES / LIGHTROCKET / GETTY)
Les Albanais utilisent les VPN comme technique pour contourner l'interdiction de la plateforme TikTok, au printemps 2025. (SOPA IMAGES / LIGHTROCKET / GETTY)

A un mois des élections législatives en Albanie, l'interdiction de TikTok décidée par le Premier ministre est dénoncée par l'opposition. Pourtant, nombre d'habitants du pays ont toujours accès à la plateforme et les médias y sont toujours actifs.

"TikTok est temporairement indisponible". Tel est le message qui s'affiche sur le téléphone des Albanais, depuis le 13 mars, lorsqu'ils tentent d'ouvrir TikTok. Après des mois de débats, le Premier ministre, Edi Rama, a banni la plateforme dans le pays pour douze mois. "La décision de fermer temporairement TikTok est, d'un côté, une décision prise après une vaste consultation de 65 000 parents et enseignants, et d'un autre côté, c'est une décision qui a été prise une fois que les capacités techniques nécessaires étaient garanties", a expliqué le Premier ministre, le 6 mars sur X.  

Cette interdiction fait suite à la mort, en décembre, d'un adolescent de 14 ans poignardé par un camarade de classe près d'un collège de la capitale, Tirana, à la suite d'une rixe déclenchée après un conflit sur les réseaux sociaux. "Il ne faut pas attendre la prochaine victime… Nous avons pris contact avec des organisations comme Meta et TikTok pour leur faire part de nos inquiétudes et faire prendre des mesures", a déclaré Edi Rama le lendemain du drame. Trois mois plus tard, la plateforme chinoise était coupée dans le pays. Mais l'est-elle réellement ?

Plusieurs jours de flottement  

Les premiers jours qui ont suivi l'annonce du bannissement, l'accès à la plateforme était loin d'être bloqué pour tous. "Lorsque j'essaie d'ouvrir TikTok sur un navigateur, je ne peux pas accéder au site, mais l'application fonctionne sur mon téléphone", racontait à franceinfo Lutjona Lula, une habitante de Tirana, quatre jours après le début de l'interdiction. Alors que le Premier ministre assurait que "les capacités techniques nécessaires étaient garanties" pour procéder au bannissement, les fournisseurs d'accès à internet n'ont pas réussi à bloquer tous les accès dans les délais imposés. "Mon application s'ouvre aussi, mais je n'ai accès qu'aux contenus qui ont été postés avant le bannissement", expliquait à franceinfo Alice Taylor, une journaliste basée à Tirana, le 17 mars. Si l'interdiction a mis plusieurs jours avant d'être appliquée, elle était effective fin mars. 

Franceinfo a contacté plusieurs Albanais à cette période et aucun d'entre eux n'avait accès à TikTok. Pour autant, force est de constater que certains habitants du pays ont trouvé des subterfuges. Mardi 8 avril, les comptes des principaux médias restaient accessibles et des vidéos y étaient toujours postées et commentées. Même le média d'Etat Radiotélévision Shqiptar est actif sur l'application. Contactés pour connaître la manière dont elles rusent pour continuer à poster des contenus, ces chaînes n'ont pas répondu. 

L'utilisation des VPN en forte hausse

L'une des pistes pour expliquer cet accès est l'utilisation d'un VPN, autorisé en Albanie. Les VPN (pour "réseau privé virtuel" en français) sont des logiciels permettant de masquer son adresse de connexion et de brouiller les données de géolocalisation. A l'aide de ces outils, les Albanais peuvent se localiser virtuellement dans un autre pays afin d'accéder à TikTok. En moyenne, le prix d'un abonnement est de 452 à 625 leks albanais par mois (soit entre 4 et 7 euros). Des VPN proposent également des offres gratuites, moins élaborées. "La grande majorité des utilisateurs qui vivent sous des régimes autoritaires ou qui souhaitent contourner la censure souscrivent à l'offre gratuite", assure Proton VPN à franceinfo. Plusieurs entreprises fournisseuses de VPN ont constaté une hausse conséquente de la demande en Albanie le 12 mars, la veille du bannissement, comme Proton VPN et NordVPN, les leaders du marché.

"Nous avions constaté une hausse de la demande de 1 200% au-dessus du niveau normal, le 12 mars dernier, au moment du blocage de TikTok."

Proton VPN

à franceinfo

"Une tendance qui s'est poursuivie avec des pics d'inscriptions entre 700, 900 et 800% les jours suivants, avant que cette tendance ne s'apaise", détaille Proton VPN. Les fournisseurs de ces outils ont observé un afflux de demandes depuis l'annonce du bannissement par le Premier ministre. "Nous avons constaté un nouveau pic d'inscriptions le 27 mars, environ 300% au-dessus du niveau normal", note NordVPN, qui a depuis relevé une nouvelle hausse de la demande le 2 avril. Ni NordVPN ni Proton VPN n'ont accepté de communiquer le nombre précis d'utilisateurs de VPN dans le pays. 

Un bannissement perçu comme une atteinte à la liberté d'expression

    Une chose est sûre : une partie des Albanais utilisent donc toujours TikTok. Et certains n'ont même pas eu besoin d'acheter un VPN, comme Brajan Shkembi, 21 ans, habitant de Pogradec, une ville située à moins de 10 kilomètres de la frontière avec la Macédoine du Nord. Sa proximité avec un autre pays où TikTok est autorisé lui permet d'échapper au géoblocage.

    S'il peut toujours utiliser la plateforme, Brajan condamne cette interdiction : "J'ai l'impression que le gouvernement contrôle la liberté d'expression." Une conviction partagée par les partis d'opposition, à un mois des élections législatives. "C'est de la pure censure, car le Premier ministre contrôle les médias traditionnels et il peut manipuler les autres réseaux, comme Facebook ou Instagram", a dénoncé Redi Muçi, un militant du Mouvement Ensemble, un parti de gauche particulièrement actif sur TikTok. "Le seul réseau sur lequel il n'a pas d'influence et qui est très apprécié du public, c'est TikTok, et il décide de le bloquer", accuse-t-il.

    Depuis la mi-mars, des milliers de personnes se sont rassemblées à plusieurs reprises à Tirana pour manifester contre ce bannissement. Le 24 mars, l'association des journalistes albanais, un média d'investigation et l'ONG Centre for Legal Empowerment ont saisi la Cour constitutionnelle albanaise pour lui demander de déclarer cette interdiction inconstitutionnelle, évoquant une atteinte à la liberté d'expression.

    "Le gouvernement veut être aligné sur la politique américaine"

    Artan Fuga, philosophe et chercheur en science de l'information à l'université des sciences de Tirana, y voit une autre explication. "Le gouvernement veut être aligné sur la politique américaine pour être reconnu internationalement", estime l'universitaire. En effet, les Etats-Unis avaient également mené en début d'année une bataille contre TikTok, avec une loi imposant à ByteDance, la maison mère chinoise de TikTok, de céder le contrôle du réseau social sur le sol américain, sous peine d'interdiction. "Le gouvernement croyait manifester un geste de solidarité aux Etats-Unis en appliquant la même mesure", poursuit le chercheur albanais.

    Mais l'élection de Donald Trump a changé la donne. Peu après son retour à la Maison Blanche, en janvier, il a reporté l'échéance de l'application de la loi de 75 jours. Un délai qu'il a prolongé une nouvelle fois, début avril, la nouvelle échéance étant désormais fixée au 19 juin. Face à ce revirement, le Premier ministre albanais a évolué sur sa position, selon Artan Fuga. "Début janvier, il a fait un demi-pas en arrière et a retardé la mise en place de cette mesure." Au final, Edi Rama a tablé sur un bannissement de douze mois, mais aucune autre mesure n'a été évoquée. Dans ce pays des Balkans, l'accès à internet est, selon le chercheur, "très peu contrôlé". Ainsi, aucune limite d'âge pour accéder aux réseaux sociaux n'existe. Pour lui, cette annonce de blocage "était avant tout une décision géopolitique".

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