: Reportage "Des clients sont surpris de me voir encore ouvert" : en Nouvelle-Calédonie, un an après les émeutes, une économie toujours en convalescence
Beaucoup d'entreprises de l'archipel détruites en mai 2024 n'ont toujours pas été reconstruites. Les autres résistent tant bien que mal.
Il a envoyé son e-mail pendant une énième nuit d'insomnie. "Voilà. C'est fini pour moi. Plus de clients, plus de boulot, plus d'argent. Je vais devoir liquider. Et avec tout ça, ma femme n'est même pas au courant...", écrit ce chef d'entreprise basé en Nouvelle-Calédonie. Puis, en guise de conclusion, on décèle un SOS : "J'ai envie de mourir."
Ce jour de fin avril, quand Betty Levanqué découvre le message à son réveil, elle bondit sur son téléphone et met immédiatement le patron désespéré en contact avec une psychologue. La structure d'aide aux chefs d'entreprise en situation de détresse psychologique qu'elle préside à Nouméa n'a jamais été autant sollicitée que depuis mai 2024 et le déclenchement des émeutes sur l'archipel français du Pacifique. "On a fait 44 prises en charge l'an dernier, c'est quatre fois plus qu'une année classique, compte-t-elle. Douze mois après, beaucoup d'entrepreneurs sont à ramasser à la petite cuillère. Ils ont souvent tout perdu et souvent rien retrouvé. Ni leur activité, ni leur outil de travail, ni la confiance."
A l'époque, au plus fort des violences, la Chambre de commerce et d'industrie de Nouvelle-Calédonie avançait le chiffre de 800 entreprises "totalement détruites, brûlées ou dans l'incapacité de reprendre". Un an plus tard, son président, David Guyenne, refait le point pour franceinfo : "Moins d'une sur quatre a repris une activité." Dans son dernier bulletin conjoncturel publié fin mars, l'Institut de la statistique et des études économiques (Isee) évoquait une "situation toujours préoccupante" à propos de ce bout de France situé à 17 000 kilomètres de l'Hexagone. Faillites, sauvegardes, redressements, liquidations… Selon les chiffres obtenus par franceinfo, 200 procédures ont déjà été lancées.
Baskets blanches aux pieds, Frédérique Pentecost s'aventure sur la pointe des pieds dans les décombres de l'immense centre commercial Kenu-In, situé à Dumbéa, dans l'agglomération de Nouméa. Avec 11 000 mètres carrés de surface, 3 000 clients par jour en moyenne, c'était le plus grand hypermarché du Caillou. Pillé et incendié il y a un an, aujourd'hui c'est toujours un champ de ruines. Au sol, une suie épaisse et collante, des morceaux de tôle froissée, des bris de verre et des affiches promotionnelles aujourd'hui périmées. "Des clients nous demandent quand est-ce qu'on pense rouvrir, mais malheureusement on n'est pas du tout en capacité de donner la moindre date, regrette l'actionnaire, qui vient sans faire exprès de marcher sur l'ossature calcinée de l'ancien rayon charcuterie. Aujourd'hui, on n'en est même pas encore stade du nettoyage, on en est au stade du désamiantage." Les 600 salariés, eux, pointent au chômage.
Des impacts souvent encore visibles
Un tour dans la zone industrielle de Ducos, véritable poumon économique de l'archipel, permet d'ouvrir les yeux sur cette reconstruction qui commence à peine. Devant nous, de la rubalise de chantier, des grilles fermées et des parkings calcinés. "La situation ? Ouh la, la, la... Disons très compliquée, euphémise un patron qui bataille avec les assurances pour obtenir, enfin, ses premiers francs pacifiques d'indemnisation. Des clients sont surpris de me voir encore ouvert, ils me demandent comment je tiens encore le coup. J'avoue, je ne sais pas moi-même. Enfin si, grâce aux antidépresseurs", vocifère cet entrepreneur d'une cinquantaine d'années, qui préfère rester anonyme "au cas où ça recommencerait". Sur la devanture principale de sa PME, on distingue encore les impacts des barres de fer utilisées par les émeutiers pour forcer l'entrer. La ferraille semble s'être déchirée comme du papier.
"On nous dit de repartir comme avant. Super idée ! Mais avec quel argent ?"
Un entrepreneur basé en Nouvelle-Calédonieà franceinfo
Deux pans de l'économie calédonienne peinent à se relever. L'extraction de nickel reprend timidement, juste de quoi alimenter les usines encore en activité. Le tourisme ? "Catastrophique..., lance en levant les yeux au ciel Pierre-Emmanuel Faivre, le gérant de "Kunie Scuba Center", le club de plongée de l'Ile des Pins. C'est l'effondrement. On est à 80% de baisse de fréquentation. Il y a plus de jours où on ne sort pas que de jours où on sort."
Les touristes sont partis, et ne sont jamais revenus. Plus grand monde ne pose sa serviette sur les plages blanches immaculées de la Baie d'Oro. L'hôtel Méridien, établissement 5 étoiles, est lui toujours fermé. Tout autour, la nature reprend ses droits, des herbes folles gagnent du terrain là où défilaient valises à roulettes et tongs.
En attendant, le moniteur de plongée puise dans les réserves. Mais son tiroir-caisse va rapidement manquer d'oxygène. "On tient uniquement grâce à la trésorerie. On a encore trois ou quatre mois devant nous. Mais après, si rien ne change, on fermera, malheureusement."
Des réouvertures qui relèvent parfois "du miracle"
Ces situations, Mary Laure Gastaud, l'unique mandataire judiciaire de l'archipel, ne les connaît que trop bien. Des patrons sans le sou et souvent sans solution défilent tous les jours dans son bureau à étages à Nouméa. "La plupart du temps, leurs entreprises connaissaient déjà des difficultés. Et les émeutes, ça a été le coup de grâce", résume-t-elle. Au milieu des échéanciers de remboursement, passent et repassent les preuves de bâtiments carbonisés, de matériel abîmé. "Quand on annonce à un patron qu'il va être convoqué au tribunal de commerce, c'est un monde qui s'effondre. Certains pensent que je vais débarquer chez eux et leur prendre leur télé, leur voiture... En fait, le plus souvent possible, on tente de trouver des solutions intermédiaires pour qu'ils puissent rebondir."
Un important entrepreneur, qui a vu plusieurs de ses enseignes partir en fumée, a par exemple décidé de louer et d'aménager des locaux plus petits, en attendant la véritable reprise. "Comme on ne sait pas où on va, on essaie de limiter la prise de risque, témoigne-t-il, lui aussi sans donner son identité par peur de se faire remarquer. Cette transition temporaire permet de pouvoir continuer de vendre nos produits, sans que ça vienne alourdir notre perte qui est déjà conséquente, environ 50 millions d'euros."
"J’ai du mal à imaginer un retour à la situation économique et sociale d’avant les émeutes avant plusieurs années. Pour autant, il est de notre responsabilité d’y croire et d’agir."
Un entrepreneur de Nouvelle-Calédonieà franceinfo
Parfois, la débrouille et l'entraide font partie du plan de relance. Ce samedi de fin avril, l'équipe de Noémie Leray est en train de bichonner le cuir chevelu d'un monsieur, et c'est "presque un miracle". Son salon de coiffure dans le quartier Magenta, à Nouméa, a été littéralement réduit en cendres en mai 2024. "On avait absolument tout perdu", confie la manager de 42 ans en montrant sur son téléphone des photos du sinistre.
Et puis il y a eu ce coup de fil venu de nulle part. Tombé du ciel. "J'ai appris ce qui vous arrive. Si vous le voulez, j'ai de la place pour vous accueillir. Vous pouvez vous installer dans l'accueil de l'onglerie", propose alors Sophie Grimeaux, responsable d'un salon d'esthétique situé deux kilomètres plus loin. "Durant un peu plus d'un mois, je leur ai offert l'électricité et le loyer, afin de leur permettre de se relever sans pression financière immédiate."
Ce qui ne devait être que du provisoire semble finalement parti pour durer. Le salon a déjà acheté deux bacs, quatre sèche-cheveux, une dizaine de peignoirs et une cinquantaine de serviettes. Son panneau d'enseigne a été démonté, nettoyé et raccroché sur la grille d'entrée. Prochaines étapes : refaire le sol, la peinture, la déco, et cacher les fils. "On sait que l'année 2025 va encore être compliquée. Mais retravailler est déjà une chance, cela permet aussi de ne pas ressasser ce qu'on a vécu", souffle Noémie Leray en raccompagnant le client vers la sortie.
"Aller de l'avant"
Paul Nekoeng, aussi, veut "s'accrocher". "Puisque tout le monde nous dit que c'est foutu, alors on va faire l'inverse et on va aller de l'avant", a encore répété l'entrepreneur kanak, fin avril, lors d'une réunion avec ses associés. A l'ordre du jour : développer à l'export "La Case du miel", la coopérative de petits producteurs qu'il a lancée en 2019. Dans sa ligne de mire : Singapour.
"On mettra encore des mois et des mois à retrouver nos chiffres de vente d'avant les émeutes. Ça mettra des mois et des mois avant que le flou ne se dissipe totalement. Mais je reste convaincu que notre pays se relèvera par le travail et l'investissement", répète-t-il en rangeant des pots de miel "100% île de Lifou".
Depuis les émeutes, sa petite entreprise a d'ailleurs bien grandi. Embauche d'une personne et surtout emménagement il y a deux mois dans des locaux plus grands et plus spacieux. "Couloirs, murs... Tout a été refait à neuf, décrit Paul Nekoeng, à la façon d'un agent immobilier. ll n'y a plus aucune trace de ce qui s'est passé là." Le bâtiment où il vient de s'installer avait lui-même été saccagé et incendié pendant les émeutes. Au sol, à l'entrée, les ultimes traces de brûlé seront bientôt effacées.
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